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HISTOIRE COMIQUE
DES ETATS ET EMPIRES
DU SOLEIL

PAR

SAVINIEN DE CYRANO DE BERGERAC

[baptisé le 6 mars 1619 et mort le 28 juillet 1655]

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Ex Libris


Illustration

Publié pour la première fois à titre posthume en 1662.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2025
Version: 2025-11-12

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan



Le texte de base vient du dossier électronique à Gallica/BNF de l'édition de 1858 de l'Histoire comique des états et empires de la lune et du soleil de P. L. Jacob (Paul Lacroix) (1806-1884), Adolphe Delahays Libraire-Éditeur, 4-6, Rue Voltaire. Paris.

On a modernisé l'orthographe pour faciliter la lecture mais on a gardé quelques particularités de l'auteur. On a ajouté des traductions aux citations latines.


TABLE DES MATIÈRES

DÉDICACE

PRÉFACE

HISTOIRE COMIQUE DES ETATS ET EMPIRES DU SOLEIL


Illustration

Savinianus De Cirano de Bergerac, Nobilis Gallus
ex icone apud Nobiles D Domin(os) Le Bret et
De Prade Amicos ipsius antiquissimos depicto.
Z H, pinxit. W, delin(eavit) et Sculpsit.

Savinien de Cyrano de Bergerac, noble français dépeint d'une image en présence des nobles Le Bret et De Prade, ses amis les plus anciens.Z H peignit. W dessina et grava. (1654). La marque Z. H. est celle de Zacharie Heince, peintre d'histoire et graveur français, né en 1611 et mort en 1669.


HISTOIRE COMIQUE DES
ETATS ET EMPIRES DU SOLEIL

DÉDICACE

A MONSIEUR DE CYRANO DE MAUVIERES [1]

[1] Cette dédicace, adressée à un frère cadet de Cyrano de Bergerac, a paru en tête des Nouvelles oeuvres, publiées en 1662, avec un portrait de l'auteur. Cyrano de Mauvières s'occupait quelquefois de littérature, à l'exemple de son aîné, et nous nous rappelons avoir vu des vers signés de lui, notamment dans les oeuvres poétiques du sieur de Prade, leur ami commun. Il était officier dans l'armée du roi, comme l'avait été son frère. C'est sans doute lui qui, sous le nom du sieur de Bergerac, capitaine au régiment de Langey, se distingua dans un combat contre les Espagnols devant Solsone, le 30 septembre 1655. Voyez la Gazette de France, à cette date.


MONSIEUR,

TOUS les beaux esprits de ce siècle font tant d'estime des ouvrages de feu M. de Cyrano de Bergerac, votre frère; et les productions de son esprit sont, en effet, si considérables, que je ne pourrais, sans m'attirer des imprécations de leur part et sans offenser la mémoire de cet illustre auteur, leur cacher plus longtemps ses États et Empires du Soleil, quelques lettres et autres ouvrages, qui me sont heureusement tombés entre les mains, lorsqu'une aussi longue qu'inutile perquisition m'en avait ôté l'espérance. Il est vrai, Monsieur, que je dois, avant toutes choses, me mettre en état de vous les restituer; et, puisque cet inimitable écrivain ne vous a pas moins laissé le successeur des fruits de son étude, que l'héritier des biens qu'il avait reçus de la fortune, je ne puis, en faveur du public, disposer d'un trésor qui vous appartient à si juste titre, sans votre consentement, que j'attends cependant avec toute la confiance imaginable. Oui, monsieur, j'ose croire que vous ne pouvez me dénier cet aveu; vous avez trop de gratitude, pour ne me pas accorder cette grâce; vous êtes trop libéral, pour ne pas donner à toute l'Europe ce qu'elle demande avec tant d'empressement; et vous aimez trop la gloire de M. votre frère, pour la resserrer dans les bornes de votre cabinet.

Comme je sais, Monsieur, que vous n'êtes pas de ces riches avares, qui possèdent de grands biens sans les vouloir partager avec les autres; que vous n'estimez pas les choses parce qu'elles sont rares, mais parce qu'elles sont utiles; et que vous connaissez trop bien qu'il n'y a point de différence entre les pierres les plus précieuses et les plus ordinaires, lorsqu'on les enferme également; j'aurais tort de soupçonner que vous voulussiez retenir pour vous seul ce qui peut servir à tant de monde.

Si le Soleil était incessamment couvert de ces sombres nuages qui nous dérobent quelquefois sa lumière, nous ne bénirions pas si souvent l'Auteur de la Nature, que nous montre tous les jours ce bel astre, que nous appelons la vivante image de la Divinité; et, si vous refusiez au public cette charmante pièce, dont l'espérance le flatte si doucement, vous vous priveriez vous-même des remercîments et des acclamations qu'il vous prépare de tous côtés. Mais, Monsieur, ils sembleront, à m'entendre parler, qu'il fût besoin de solliciter votre générosité, et de vous alléguer des raisons pour vous faire condescendre à faire part à l'univers d'une chose qui fait toute son impatience; vous, dis-je, que j'ai vu d'abord résolu de lui faire un présent du livre que je vous présente, et que je vois encore y vouloir mettre votre nom à la tête pour lui servir de rempart contre les traits de l'envie et de la médisance, qui ont quelquefois si cruellement persécuté son auteur. C'est maintenant, Monsieur, qu'avec un si puissant secours il ira défier hardiment ces monstres, en quelque lieu qu'ils se retirent; et que les palais et les cours leur seront de faibles asiles, en cas qu'il se donne la peine de les poursuivre, et qu'il les juge dignes de son indignation. Si ce grand homme, durant qu'il était mortel, et qu'il n'était appuyé que de sa seule vertu, les a terrassés avec tant de bonne fortune [1], il n'y a point de doute qu'à présent qu'il jouit de l'immortalité qu'il s'est acquise par ses travaux, et qu'il est secondé d'un frère en qui l'esprit et le bon sens ont fait une alliance très-étroite, il n'étouffe pour jamais ces hydres renaissantes, avec autant de facilité que de promptitude, et qu'il ne leur fasse avouer, en expirant, pour la dernière fois, qu'on ne peut s'attaquer à deux frères, dont l'amitié, malgré l'imposture de leurs ennemis, triomphe de la mort même, sans éprouver la rigueur de leur vengeance, et faire porter les peines de leur témérité. Je ne veux point parler ici, Monsieur, du secours qu'Apollon lui promit, lorsqu'il lui permit l'entrée dans ses États; parce que, outre qu'après vous il n'a besoin de personne, il reçut alors, de cet Auteur de la Lumière et de ce Maître des Sciences, des lumières que rien ne peut obscurcir, des connaissances où personne ne peut arriver, et une éloquence victorieuse à laquelle il faut céder nécessairement.

[1] Ce passage confirme nos suppositions sur les tracasseries que Cyrano eut à essuyer de la part de ses ennemis, qui l'accusaient d'impiété.


Enfin, Monsieur, nous pouvons dire, pour l'honneur de la France et pour l'avantage de votre famille, dont il est sorti tant de personnes recommandables dans la robe et dans l'épée, et pour la gloire particulière de M. de Cyrano, qu'il parut comme un Alexandre reproduit dans ce siècle par un miracle surprenant. Il trouva, comme ce fameux conquérant, que la Terre avait des limites trop étroites pour son ambition, et, après avoir, à l'âge de trente ans, parcouru les États et les empires de la Lune et du Soleil, il alla chercher, dans le palais des Dieux [1], la satisfaction qu'il n'avait pu rencontrer dans la demeure des hommes, et dans le séjour des astres.

[1] Le bonhomme Sercy avait sans doute fait composer cette dédicace par un des poëtes esprits forts qui fréquentaient sa boutique (on sait que Molière y venait souvent): il n'a pas entendu malice à cette expression toute païenne, dont Cyrano s'était servi avant lui et qui avait, au seizième siècle, été taxée d'athéisme dans le procès du Cymbolum mundi.

Mais, Monsieur, je ne m'aperçois pas que je m'engage insensiblement dans le panégyrique de cet incomparable génie, moi qui me devrais taire pour le laisser parler, et qui n'ai aucune bonne qualité, que la passion avec laquelle j'honore sa mémoire, et le désir que j'ai de vous témoigner que je suis,

Monsieur,

Votre très-humble et obéissant serviteur,

C. de Sercy.


PRÉFACE [*]

[*] Cette préface, qui est certainement d'un élève de Descartes, puisqu'elle contient un aperçu de la philosophie de ce savant homme, a paru en tête de la première édition du Voyage dans l'empire du Soleil, publié sous le titre de Nouvelles oeuvres de Cyrano Bergerac (Paris, Charles de Sercy, 1662, in-12); nous attribuons ce morceau philosophique au physicien Jacques Rohault, qui fut un des plus grands amis de Cyrano. Quant aux vers traduits librement de Lucrèce qui s'y trouvent cités, ne pourrait-on pas les croire empruntés à la traduction de Molière, laquelle s'était conservée manuscrite, du moins par fragments, dans les mains de ses anciens condisciples, et surtout dans celles de son professeur Gassendi?

LECTEUR, les amis du feu Sieur de Bergerac ont cru devoir, à sa mémoire et au favorable accueil que tu as fait à ses précédents ouvrages, une exacte recherche de ce dernier, qui, pour n'être qu'un fragment, ne laisse pas d'avoir des endroits capables de te faire passer quelques heures avec plaisir.

C'est un enfant qui n'est pas tout à fait formé, mais dont tous les traits ne marquent pas moins le génie du père, que ceux qui ont vu le jour devant lui. Enfin, tel qu'il est, il ose se promettre que si son père vivait encore, il le trouverait assez raisonnable pour ne le pas désavouer; et, s'il le cachait pour quelque temps à la vue, ce serait pour te le donner après avec plus de bienséance. Il est naturel de n'être pas bien aise de voir ses enfants estropiés, et de leur donner toute la perfection qui les peut rendre recommandables dans le monde; mais celui-ci est un posthume, qui n'y a d'appui que de lui-même, et qui n'a pas eu le bien, comme le dernier qui l'a précédé, d'avoir Monsieur Le Bret pour tuteur [2].

[2] H. Lebret, comme on l'a vu, avait été l'éditeur des oeuvres posthumes de Cyrano, contenant le Voyage dans la lune.


Excuse donc ses défauts, et considère que sa malheureuse naissance, qui l'a fait tomber entre les mains de ceux qui pillèrent le coffre de notre Auteur pendant sa maladie, lui a refusé cet avantage. On ne le prie point de le bien recevoir, puisqu'il a du mérite, et qu'il porte le nom d'un homme dont l'esprit a plu à toute la terre. Chacun sait assez que le libraire a été obligé d'imprimer plus d'une fois ses ouvrages.

Je ne te fais point ici son éloge; j'ai laissé ce soin à l'Auteur de l'Epitre [1], et à celui des vers qui sont au bas de son portrait [2]. Et Monsieur Le Bret t'instruisit si particulièrement de sa vie dans la Préface qu'il a faite au Voyage dans la lune, que je ne pourrais que m'engager à des redites inutiles et désagréables, si je l'entreprenais. Certainement, l'on peut dire que le Sieur de Bergerac, dont il l'a fait le portrait, a droit de tenir rang parmi ces Illustres que l'antiquité nous vante, et je puis t'assurer que tu le trouveras aussi ingénieux dans cette dernière production que dans les premières; car, enfin, tu le verras monter au Soleil par une machine qui vaut bien ses fioles pleines d'essence, et celle d'acier, qui le porta autrefois à la Lune.

[1] Le libraire Charles de Sercy, qui a signé l'épître dédicatoire à M. Cyrano de Mauvières, frère de l'auteur.

[2] Voici ces vers, assez peu chrétiens, qui se trouvent au-dessous du portrait, sans être signés:


La Terre me fut importune,
Je pris mon essor vers les Cieux:
J'y vis le Soleil et la Lune,
Et maintenant j'y vois les Dieux.


Je te prie que ces Démons, avec qui tu apprendras qu'il a eu des entretiens si familiers en son voyage, ne t'étonnent pas. Il n'est pas nouveau de penser que le Soleil soit habité. Chacun sait que Lucien a déjà plaisanté sur le même sujet. Mais, si ton humeur sévère ne pouvait souffrir un divertissement sans fondement, et si tu venais jusqu'à la rigueur d'exiger de nous quelques autorités, je te dirais, pour défendre un mort, qu'Apulée [1], dans son Démon de Socrate, a prétendu prouver qu'il y avait une Puissance qui tenait le milieu entre les Dieux et les hommes; que c'était elle qui entretenait les erreurs de leur Religion; que toutes ces prédictions merveilleuses qui étaient annoncées aux grands hommes, soit par les songes, soit par la bouche des Oracles, lui étaient dues, et qu'enfin elle avait inspiré les Sibylles.

[1] Apul., de Deo Socratis.


«Il est, dit-il, vraisemblable que, puisque la terre est peuplée, puisqu'il y a des poissons dans l'eau, et puisque Aristote veut que le feu même ne consume point les Pyrostes; cette belle étendue; que les Latins nomment l'aether, n'est ni morte ni stérile. Il y a, dit-il, apparence qu'elle est la demeure de ces substances animées qui ont été reconnues des Grecs; sous le nom de Démons, et des Latins, sous celui de Génies. Lactance les nomme ainsi [1].

[1] Lactan., Instit., lib. II, cap. XIII.


Je pourrais dire, si j'étais réduit à tirer des preuves de loin pour autoriser ces opinions, que Zénon [1] et tous les Stoïques, tenant que cette partie régnait sur tout l'Univers, pouvaient. concevoir une Nature qui l'habitait, à qui ils attribuaient ce gouvernement; ainsi que ceux qui, disant que Rome était la maîtresse de la moitié de la terre, se servent de ce terme pour exprimer la souveraine autorité, du Peuple Romain.

[1] Cic., de Quaest. Acad., lib. II.


S'il est donc ainsi que tant de grands Hommes aient cru que ces Êtres spirituels aient été les peuples de cette haute région, qui peut trouver mauvais que notre Auteur ait promené son esprit plus loin, et qu'il leur ait assigné une terre sur ces taches qu'on remarque au Soleil, puisque Plutarque [1], même, parlant d'eux, ne fait pas difficulté de les loger dans la Lune?

[1] Dans son traité sur l'Esprit familier de Socrate.


Je me souviens, à propos de cette belle partie du monde, d'avoir lu dans Lucrèce, qu'au commencement:


Les corps furent pressés, et s'acquirent leurs poids:
La Terre, cet amas des excréments du monde,
Demeura fixe, et sembla faire choix,
Dans le fond du Chaos, d'une figure ronde.
Dès lors, les champs de l'air se virent transparants;

La Mer s'émut, son cristal fut liquide;
Et du Ciel étoilé la matière fluide
Nous laissa voir ses beaux Astres errans [1].

[1] Sic igitur terrae concreto corpore pondus
Constitit, atque omnis mundi quasi limus in imum
gravis, et subsedit funditus ut fex;
Inde mare, inde aer, inde aether ignifer ipse,
Corporibus liquidis sunt omnia pura relicta.

Lucr., lib. V.


Ces vers semblent ne faire rien à mon sujet; aussi, ne les ai-je cités que pour te faire remarquer que ce Philosophe sépare la matière du Ciel qu'il nomme l'Éther, d'avec l'air que nous respirons, et pour te faire souvenir ensuite qu'il nous avait auparavant expliqué sa nature, en nous enseignant que:


Ce beau vide apparent, le Ciel, ce bel espace,
De jour en jour augmenta son ardeur;
Et, pour chasser enfin cette matière crasse,
La Terre et l'Eau, ces sources de froideur,
Il s'unit au Soleil, ramassa sa lumière,
Lança ses traits sur elle avec tant de roideur.
Que de la Terre il fit une masse grossière [1].

[1] Inque dies quanto circum magis aetheris aestus,
Et radiis solis cogebant, undique, terram
Verberibus crebris, etc;

Lucr., lib. V.


Ce que j'appelle un vide apparent, un espace (par une façon de parler vulgaire), est cet Éther, qui n'est qu'une vapeur de feu perpétuelle, si l'on en croit ces derniers vers. Gilbert [1], Philosophe moderne, écrit qu'Anaxagore, Ocelle Lucain, disciple de Pythagore, Hippocrate et Aristote, avec toute l'antiquité, ont suivi cette opinion. Je sais bien qu'il traite ce sentiment de ridicule, mais il peut être qu'il n'a pas raison, et qu'il n'établit pas mieux ce que c'est.

[1] Voy. ci-dessus la note, p. 11. L'auteur de la préface fait ici allusion à un ouvrage posthume de Guillaume Gilbert: Philosophia nova de mundo sublunari, curâ Boswelli (Amsterd., 1651, in-4°); Voy. liv. I, ch. VII.


Ainsi, si nous voulons ajouter foi à ceux qui ont imaginé qu'il y avait quelques substances qui pouvaient vivre dans ce brûlant climat, quel inconvénient y aura-t-il de les approcher du Soleil, et qu'est-ce qui n'est point permis à un homme qui écrit avec l'enjouement de notre Auteur?


Ces contes à plaisir, l'essor d'un beau caprice,
Ces enfants d'une belle humeur,
Ont un innocent artifice
De qui l'appât ou la douceur,
Par une secrète méthode.
Avec là vérité bien souvent s'accommode;
Mais, s'ils voulaient enfin toujours tout emporter,
Une âme forte, un esprit sage,
Se conserve bien l'avantage
De se dégager d'eux et de les rejeter [1].

[1] Ficta voluptatis causa sint proxima veris;
Nec quodcunque velit poscat sibi fabula credi.

Horat, de Art. poet.


Ces vers d'Horace t'apprennent à ne pas croire tout ce que l'on te dit, à ne chercher pas le solide partout, à prendre les choses comme il faut, et à ne pas refuser avec chagrin les plaisirs qu'on te donne. Je t'en dirais davantage, pour t'obliger à les recevoir, si je ne craignais de t'ennuyer.

Je ne sais si, lorsque Platon tient les Démons invisibles, il pourrait favoriser le récit que le Sieur de Bergerac nous fait de son corps, qui devint transparent à mesure qu'il approcha du Soleil; car, par ce moyen, toutes ses facultés pouvaient être tellement épurées, qu'elles ne fussent point tombées sous le sens grossier de nous autres qui sommes ici-bas Quoi qu'il en soit, Apulée, Platon, Aristote, et notre Auteur, dans son Roman, conviennent en ce qu'ils croient que les Démons sont formés de la plus subtile matière du monde.

Robert Flud [1] estime qu'ils ont un corps intérieur et un corps extérieur; que le premier est de feu, et se conserve par le second, qui est formé de l'air le plus pur de la partie supérieure du monde, pour les rendre plus agiles. Cela étant, notre Auteur n'a-t-il pas eu raison de chercher leur origine dans le Soleil? Si tu voulais lire le Traité que ce Philosophe en a fait [2], tu verrais qu'il les reconnaît pour des corps subtils et vivants, qui ont te pouvoir de se dérober à nos yeux, et de se faire voir quand ils veulent. Il me semble qu'il prouve qu'ils tirent le premier avantage d'une façon de se mettre, qu'il nomme dilatation; qu'ils possèdent le secours d'une autre, qu'il appelle condensation; et qu'il en est d'eux, comme des autres corps, qui n'ont de la force qu'en nombre. «D'où vient, dit-il, que les étoiles ne brillent que parce qu'elles sont formées d'un amas de cette matière, laquelle, assemblée et unie, peut envoyer des rayons suffisamment pour frapper la vue, et pour faire naître en nous ce sentiment qu'on nomme lumière [3].»

[1] Ce médecin et physicien anglais, né en 1554 et mort en 1637, a composé un grand nombre d'ouvrages de philosophie naturelle et occulte. Ses doctrines ont été réfutées par Gassendi dans un livre publié en 1630: Exercitatio in Fluddanam philosophiam.

[2] Responsum ad hoptocrisma spongum M. Fosteri. Francf., 1638, in-fol.

[3] Sic Stella in coelo vocatur densior sui orbis pars.


On peut dire aussi que le changement de la figure des parties qui les forment les peut rendre invisibles, s'il était de notre sujet de soutenir cette opinion; car nous ne devons point douter qu'elle ne dispose les corps à certains effets particuliers, ainsi que l'estime René Descartes [1], qui veut que les petits corps qui passent par les pôles du fer et de l'aimant soient figurés bien différement des autres de même nature. Or, quoiqu'ils soient de la matière qui sort d'un Astre, et qu'ils se meuvent très-vite, ils ne sont pas, pour cela, lumineux, et ne produisent pas moins leurs effets ordinaires durant les ténèbres qu'en plein jour. Cela présupposé, ces corps spirituels, pour se servir des termes de Flud [2], je veux dire les Démons, ne pourraient-ils pas donner une telle figure à toutes leurs parties, qu'ils ne seraient point aperçus?

[1] René Descartes, Princip. Philos., num. 88, 89, 90, 91.

[2] Dans le traité cité plus haut.


Mais c'est trop s'égarer; revenons à notre Auteur. Tu avoueras qu'il était bien ingénieux, lorsqu'il te dira qu'il disposait de son corps comme il voulait; qu'étant dépouillé de. sa pesanteur, sa volonté en était la maîtresse, puisqu'il ne lui pouvait plus résister; qu'en un mot, il n'avait qu'à vouloir, qu'aussitôt l'air lui était soumis, et il se trouvait porté d'une région en une autre avec une vitesse prodigieuse. Il fallait assurément être savant,. pour inventer une si bonne et si heureuse commodité à voyager dans ces routes périlleuses.

Ceux qui auront lu les Principes de René Descartes connaîtront qu'il le possédait, lorsqu'il dit qu'il suffit que le corps soit une fois dans le mouvement, pour continuer toujours à se mouvoir [1]; et ils auront lieu de regretter le Sieur de Bergerac, le voyant mourir au plus bel endroit de sa course; car, sans cette ennemie commune qui rend les ouvrages des grands hommes presque tous défectueux, nous aurions su ses entretiens avec ce Philosophe, qu'il se contente d'élever jusqu'au Soleil, par une louange d'autant plus modeste, qu'il pourrait dire, à sa gloire, les vers que Lucrèce lit autrefois pour Épicure, et que nous aurions pu dire en faveur de notre Auteur même:


Le feu de son Esprit, sa généreuse audace,
Courut le Ciel, la Terre, et leurs vastes déserts;
Mais, les trouvant toujours d'un trop petit espace,
Il ouvrit leurs remparts, et passa l'Univers [2].

[1] Atque ideo concludendum est id quod movetur quantum in se est semper moveri. (René Descartes, Princ. Philos., n. 37.)

[2] Ergo vivida vis animi pervicit, et extra Processit longe flammantia moenia mundi Atque omne immensum peragravit. LUCR., lib. 1.


Surtout, ne t'imagine pas que ce soit par caprice et sans raison qu'il lui fait faire ce long voyage, puisque Hésiode tenait qu'après que les hommes s'étaient débarrassés de la matière terrestre, ils devenaient Démons.

Plutarque [1], suivant cette opinion, ne doute point qu'il n'y en ait immédiatement sur nos têtes et à l'entour de nous; et qu'enfin ils se plaisent avec les hommes, par un reste d'amour qu'ils ont pour leur première nature; «S'ils ne se communiquent, dit-il, au commun, que par signes; aussi, lorsqu'ils en trouvent d'un esprit élevé, ils leur parlent familièrement, leur font part de leurs secrets, et leur impriment certaines marques dont le vulgaire ignorant n'a aucune connaissance.» C'est peut-être la raison pour laquelle tu verras toujours notre Auteur dans la compagnie de Campanella [2]; car il était trop bien assuré de leur faveur, pour ne se pas lier à ces peuples obligeants.

[1] Dans l'Esprit familier de Socrate.

[2] Thomas Campanella, célèbre philosophe, né en Calabre et mort à Paris, en 1659, âgé de soixante et onze ans, était presque contemporain de Cyrano, qui témoigne beaucoup d'estime pour ce hardi novateur, lequel fut plus d'une fois accusé d'hérésie et même d'athéisme. à cause de son système de la Nature, et qui passa vingt-sept années de sa vie dans les cachots, pour expier la publication de ses livres, pleins de vérités hardies et de vues ingénieuses. On reconnaît souvent, dans l'Histoire comique des États et Empires du Soleil, une imitation de la Cité du Soleil (Civitas Solis), qui avait paru à Francfort en 1623 à la suite du traité: Realis philosophia, et qui devait être fort peu connue en France.


Quoi qu'il en soit, je ne prétends point le défendre, ni donner du poids à ce qu'il n'a jamais eu dessein de faire passer que pour des rêveries agréables, et qui pouvaient faire voir qu'il n'y avait point d'opinion si ridicule, qui lie pût être appuyée de l'autorité de quelque Philosophe qui l'aurait soutenue avec plus de chagrin que lui. On sait assez la liberté de son esprit. Il était pourtant plus modeste dans ses fantaisies, que ce Disciple de Platon qui fait les Démons immortels [1], puisqu'il se contente de ne les faire vivre que sept à huit mille ans.

[1] Apul., de Deo Socratis.


Quand tu arriveras à un certain Lac où tous les sens aboutissent comme cinq ruisseaux, pour se décharger dans trois fleuves qu'il appelle Mémoire, Imagination, et Jugement, pense que tu vois la source de ces petits corps de Lucrèce, qui enferment la semence des choses; et que lu la vois dans le Soleil, parce que c'est lui qui anime tout, et qui distribue au corps toutes ses puissances. Ou, si tu veux, contente-toi d'imaginer que tu vois les esprits nager dans les cavités du cerveau, pour y recevoir l'impression des objets par le moyen des nerfs qui sont destinés au service des sens, et pour la porter ensuite aux trois facultés de l'âme; que les peuples du Soleil voient là les vérités dans ces grands canaux, comme dans le puits de Démocrite; et qu'ainsi que ce Philosophe les avait cachées dans les abîmes, pour faire voir qu'elles nous étaient inconnues; de même, notre Auteur les a placées dans un lieu plus élevé, mais plus digne d'elles, pour nous donner à entendre qu'il nous est presque possible d'y atteindre en cette vie.

Tu ne, verras pas plutôt l'Histoire qu'il fait des Oiseaux, pour t'entretenir de leur façon de vivre et de leur raisonnement, que tu confesseras qu'il a trouvé la manière dont ce sujet devait être traité; et qu'il était indigne d'occuper l'humeur sérieuse de tant de graves Philosophes, qui se sont efforcés de les rendre raisonnables.

Si tu te veux aussi promener avec lui dans une certaine forêt où il se fait dire cent choses curieuses par les arbres, tu connaîtras qu'on trompe la peine [1] du chemin avec un homme savant, bien agréablement, et qu'il semble que tout soit fait pour le divertir. Tu y apprendras encore quelques particularités de la Fable de Pyrame et de Thisbé, qui ne sont pas indignes de ce que les Anciens nous en ont laissé. Il avait assurément de l'étude et du feu, qui lui donnaient cette familiarité avec les plus riches matières de la Philosophie, et qui le faisaient aimer de ces Illustres, dont Monsieur Le Bret t'entretient dans sa Préface.

[1] Fatigue, poena.


Ne trouve donc point étrange qu'il en use de la sorte: il était trop bon Physicien, pour ignorer que la joie est presque toujours bonne; et, si tu ne peux souffrir qu'il ne traite pas sérieusement des choses qui semblent sérieuses d'elle-mêmes, il y a beaucoup de gens qui n'aiment pas ces grandes applications d'esprit, desquels il espère la faveur. Cependant, pour te rendre tout à fait raison de son procédé, je puis encore te dire qu'il a peut-être cru qu'un Roman serait une façon nouvelle de traiter les grandes choses qui pourrait toucher le goût des esprits du siècle, et qu'il a écrit dans le même sentiment qui lit dire à Lucrèce pour se défendre d'avoir fait parler la Sagesse en vers, que


Pour ceux qui sont nouveaux dans les doctes matières,
Les hauts raisonnements, les traités sérieux,
Paraissent bien souvent des discours ennuyeux,
Qui font que le commun fuit ces tristes lumières,
Dont l'abord ne produit que de vaines sueurs;
Mais le style enjoué, la grâce des neuf Soeurs,
Epand un air divin qui rend tout agréable,
Et rendra mon sujet plus doux et plus traitable [1]

[1] ... Quoniam haec ratio plerumque videtur
Tristior esse quibus non est tractata, ideoque
Vulgus abhorret ab hac, volui libi suavi loquenti
Carmine pierio rationem exponere nostram,
Et quasi Musaeo dulci contingere melle.

Lucr., lib. II et IV.


Si ce n'est pas assez de tout ce que je t'allègue pour te satisfaire, je n'ai plus rien à dire, sinon que, comme Démocrite riait bien tout seul, rien ne te doit au moins empêcher de trouver bon que notre Auteur ait pris cette sorte de plaisir sans toi; et, comme ce n'est pas lui qui le fait part de son ouvrage, tu ne peux accuser que nous, qui n'avons pourtant eu d'autre but que ton divertissement.



HISTOIRE COMIQUE
DES
ETATS ET EMPIRES DU SOLEIL

ENFIN, notre vaisseau surgit au havre de Toulon [1]; et d'abord, après avoir rendu grâce aux vents et aux étoiles, pour la félicité du voyage, chacun s'embrassa sur le Port, et se dit adieu. Pour moi, argent se met au nombre des contes faits à plaisir, et que j'en avais comme perdu la mémoire, le Pilote se contenta, pour le nolage, de l'honneur d'avoir porté dans son navire un homme tombé du Ciel.

[1] Le Voyage dans la Lune se termine par l'arrivée de Cyrano à Marseille; le commencement de ce second Voyage, qui fait suite au premier, semble indiquer une lacune entre les deux relations que l'auteur avait liées l'une à l'autre.


Rien ne nous empêcha donc d'aller jusqu'auprès de Toulouse, chez un de mes amis. Je brûlais de le voir, pour la joie que j'espérais lui causer au récit de mes aventures. Je ne serai point ennuyeux à vous réciter tout ce qui m'arriva sur-le chemin; je me lassai, je me reposai, j'eus soif, j'eus faim, je bus, je mangeai. Au milieu de vingt ou trente chiens qui composaient sa meute, quoique je fusse en fort mauvais ordre, maigre, et rôti du hâle, il ne laissa pas de me reconnaître. Transporté de ravissement, il me sauta au cou, et, après m'avoir baisé plus de cent fois, tout tremblant d'aise, il m'entraîna dans son château, où sitôt que les larmes eurent fait place à la voix:

«Enfin, s'écria-t-il, nous vivons et nous vivrons, malgré tous les accidents dont la fortune a ballotté notre vie! Mais, bons dieux! il n'est donc pas vrai, le bruit qui courut que vous aviez été brûlé en Canada, dans ce grand feu d'artifice duquel vous fûtes l'inventeur? Et cependant deux ou trois personnes de créance, parmi ceux qui m'en apportèrent les tristes nouvelles, m'ont juré avoir vu et touché cet oiseau de bois dans lequel vous fûtes ravi. Ils me contèrent que, par malheur, vous étiez entré dedans, au moment qu'on y mit le feu, et que la rapidité des fusées qui brûlaient tout alentour vous enlevèrent si haut, que l'assistance vous perdit de vue. Et vous fûtes, à ce qu'ils protestent, consumé de telle sorte, que, la machine étant retombée, on n'y trouva que fort peu de vos cendres.

—Ces cendres, lui répondisse, Monsieur, étaient donc celles de l'artifice même, car le feu ne m'endommagea en façon quelconque. L'artifice était attaché au dehors, et sa chaleur, par conséquent, ne pouvait pas m'incommoder.

«Or,vous saurez qu'aussitôt que le salpêtre fut à bout, l'impétueuse ascension des fusées ne soutenant plus la machine, elle tomba en terre. Je la vis choir, et, lorsque je pensais culbuter avec elle, je fus bien étonné de sentir que je montais vers la Lune. Mais il faut vous expliquer la cause d'un effet que vous prendriez pour un miracle.

«Je m'étais, le jour de cet accident, à cause de certaines meurtrissures, frotté de moelle tout le corps; mais, parce que nous étions en décours, et que la Lune pour lors attire la moelle, elle absorba si goulument celle dont ma chair était imbue, principalement quand ma boîte fut arrivée au-dessus de la moyenne région, où il n'y avait point de nuages interposés pour en affaiblir l'influence, que mon corps suivit cette attraction. Et je vous proteste qu'elle continua de me sucer si longtemps, qu'à la fin j'abordai ce monde qu'on appelle ici la Lune.»

Je lui racontai ensuite fort au long toutes les particularités de mon voyage; et M. de Colignac [1], ravi d'entendre des choses si extraordinaires, me conjura de les rédiger par écrit. Moi, qui aime le repos, je résistai longtemps, à cause des visites qu'il était vraisemblable que cette publication m'attirerait. Toutefois, honteux du reproche dont il me rebattait, de ne faire assez de compte de ses prières, je me résolus enfin de le satisfaire. Je mis donc la plume à la main, et à mesure que j'achevais un cahier, impatient de ma gloire, qui lui démangeait plus que la sienne, il allait à Toulouse le prôner dans les plus belles assemblées [2].

[1] Nous avons cherché inutilement le véritable nom de ce seigneur périgourdin, car nous sommes convaincu que toute la première partie de cet ouvrage est fondée sur des faits réels, présentés avec des couleurs imaginaires.

[2] Nous croyons, en effet, que le Voyage dans la lune avait circulé manuscrit, du vivant de l'auteur, et que les opinions hardies émises dans cet ouvrage suscitèrent à Cyrano quelques-unes des persécutions qu'il raconte plus loin sous une forme romanesque. Quant à l'estampe qui représentait le Portrait de l'auteur des États et Empires de la Lune, nous ne doutons pas qu'elle ait existé; mais elle ne se trouve point dans l'immense collection d'estampes historiques formée par M. Hennin.


Comme il était en réputation d'être un des plus forts génies de son siècle, mes louanges, dont il semblait l'infatigable écho, me firent connaître de tout le monde. Déjà les graveurs, sans m'avoir vu, avaient buriné mon image; et la Ville retentissait, dans chaque carrefour, du gosier enroué des colporteurs, qui criaient à tue-tête: Voilà le portrait de l'Auteur des États et Empires de la Lune.

Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d'ignorants qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de la grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu'à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et, tout joyeux, s'écrièrent: Qu'il est bon! aux endroits qu'ils n'entendaient point. Mais la superstition, travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës; sous la chemise d'un sot, leur rongea tant le coeur, qu'ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de Philosophe (laquelle aussi bien leur était un habit mal fait), que d'en répondre au jour du Jugement.

Voilà donc la médaille renversée; c'est à qui chantera la palinodie. L'ouvrage, dont ils avaient fait tant de cas, n'est plus qu'un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d'Ane [1] à bercer les enfants; et tel ne connaît pas seulement la syntaxe, qui condamne l'Auteur à porter une bougie à S. Mathurin [2].

[1] Le conte de Peau-d'Ane était cité comme le prototype des contes populaires, longtemps avant que Perrault l'eût rajeuni et remis en vogue.

[2] Patron des fous.


Ce contraste d'opinions, entre les habiles et les idiots, augmenta son crédit. Peu après, les copies en manuscrit se vendirent sous le manteau; tout le monde, et ce qui est hors du monde, c'est-à-dire depuis le gentilhomme jusqu'au moine, acheta cette pièce: les femmes mêmes prirent parti. Chaque famille se divisa, et les intérêts de cette querelle allèrent si loin, que la Ville fut partagée en deux sections, la Lunaire et l'Antilunaire.

On était aux escarmouches de la bataille, quand un matin je vis entrer, dans la chambre de Colignac, neuf ou dix barbes à longue robe, qui d'abord lui parlèrent ainsi:

«Monsieur, vous savez qu'il n'y a pas un de nous en cette compagnie, qui ne soit votre allié, votre parent, ou votre ami, et que, par conséquent, il ne vous peut rien arriver de honteux qui ne nous rejaillisse sur le front. Cependant, nous sommes informés de bonne part que vous retirez un sorcier dans votre château.

—Un sorcier! s'écria Colignac; ô Dieux! nommez-le-moi! Je vous le mets entre les mains. Mais il faut prendre garde que ce ne soit une calomnie.

—Eh quoi! Monsieur, interrompit l'un des plus vénérables, y a-t-il aucun Parlement qui se connaisse en sorciers, comme le nôtre? Enfin, mon cher neveu, pour ne vous pas davantage tenir en suspens, le sorcier que nous accusons est l'auteur des États et Empires de la Lune; il ne saurait pas nier qu'il ne soit le plus grand Magicien de l'Europe, après ce qu'il avoue lui-même. Comment! avoir monté à la Lune, cela se peut-il, sans l'entremise de..... Je n'oserais nommer la bête; car enfin , dites-moi, qu'allait-il faire chez la Lune?

—Belle demande! interrompit un autre; il allait assister au sabbat, qui s'y tenait possible ce jour-là: et, en effet, vous voyez qu'il eut accointance avec le Démon de Socrate. Après cela, vous étonnez-vous que le diable l'ait, comme il dit, rapporté en ce monde? Mais, quoi qu'il en soit, voyez-vous, tant de Lunes, tant de cheminées, tant de voyages par l'air, ne valent rien, je dis, rien du tout; et entre vous et moi (à ces mots, il approcha sa bouche de son oreille), je n'ai jamais vu de sorcier qui n'eût commerce avec la Lune.»

Ils se turent, après ces bons avis; et Colignac , demeura tellement surpris de leur commune extravagance, qu'il ne put jamais dire un mot.

Ce que voyant, un vénérable butor, qui n'avait point encore parlé:

«Voyez-vous, dit-il, notre parent, nous connaissons où vous tient l'enclouure. Le Magicien est une personne que vous aimez. Mais n'appréhendez rien; à votre considération, les choses iront à la douceur: vous n'avez seulement qu'à nous le mettre entre les mains; et, pour l'amour de vous, nous engageons notre honneur de le faire brûler sans scandale.»

A ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir; un éclat de rire le prit, qui n'offensa pas peu Messieurs ses parents; de sorte qu'il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a, on des ho o o o; si bien que nos Messieurs, très-scandalisés, s'en allèrent, je dirais avec leur courte honte, si elle, n'avait duré jusqu'à Toulouse.

Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans son cabinet, où, sitôt que j'eus fermé la porte dessus nous:

«Comte, lui dis-je, ces Ambassadeurs à long, poil me semblent des comètes chevelues; j'appréhende que le bruit, dont ils ont éclaté, ne soit le tonnerre de la foudre qui s'ébranle pour choir. Quoique leur accusation soit ridicule, et, possible, un effet de leur stupidité, je ne serais pas moins mort, quand une douzaine d'habiles gens, qui m'auraient vu griller, diraient que mes juges sont des sots. Tous les arguments dont ils prouveraient mon innocence ne me ressusciteraient pas; et mes cendres demeureraient tout aussi froides dans un tombeau qu'à la voirie. C'est pourquoi, sauf votre meilleur avis, je serais fort joyeux de consentir à la tentation qui me suggère de ne leur laisser en cette Province que mon portrait; car j'enragerais au double de mourir pour une chose à laquelle je ne crois guère.»

Colignac n'eut quasi pas la patience d'attendre que j'eusse achevé, pour répondre. D'abord, toutefois, il me railla; mais, quand il vit que je le prenais sérieusement: «Ah! par la mort! s' écria-t-il d'un visage alarmé, on ne vous touchera point au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vassaux, et tous ceux qui me considèrent, ne périssent auparavant. Ma maison est telle, qu'on ne la peut forcer sans canon; elle est très-avantageuse d'assiette, et bien flanquée. Mais je suis fou de me précautionner contre des tonnerres de parchemin.

—Ils sont, lui répliquai-je, quelquefois plus à craindre que ceux de la moyenne région.»

De là en avant, nous ne parlâmes que de nous réjouir. Un jour, nous chassions; un autre, nous allions à la promenade; quelquefois, nous recevions visite, et quelquefois, nous en rendions; enfin, nous quittions toujours chaque divertissement, avant que ce divertissement eût pu nous ennuyer.

Le marquis de Cussan [1], voisin de Colignac, homme qui se connaît aux bonnes choses, était ordinairement avec nous, et nous avec lui; et, pour rendre les lieux de notre séjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac, à Cussan, et revenions de Cussan à Colignac. Les plaisirs innocents, dont le corps est capable, ne faisaient que la moindre partie; de tous ceux que l'esprit peut trouver dans l'étude et la conversation, aucun ne nous manquait; et nos bibliothèques, unies comme nos esprits, appelaient tous les doctes dans notre société. Nous mêlions la lecture à l' entretien; l'entretien à la bonne chère, celle-là à la pêche ou à la chasse, aux promenades; et, en un mot, nous jouissions, pour ainsi dire, et de nous-mêmes et de tout ce que la Nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne mettions que la raison pour bornes à nos désirs.

[1] Croyons qu'il faut lire Cussac; le petit village de Cussac, voisin de Bergerac, était alors un fief avec château seigneurial. Cependant il y eut dans l'armée un chevalier de Cussan, capitaine au régiment des dragons du Colonel-général, en 1677.


Cependant, ma réputation, contraire à mon repos, courait les villages circonvoisins, et les villes mêmes de la Province, Tout le monde; attiré par ce bruit, prenait prétexte de venir voir le seigneur, pourvoir le sorcier. Quand je sortais du château, non-seulement les enfants et les femmes, mais aussi les hommes, me regardaient comme la Bête [1], surtout le Pasteur de Colignac,[2] qui, par malice ou par ignorance, était en secret le plus grand de mes ennemis, Cet homme, simple en apparence, et dont l'esprit bas et naïf était infiniment plaisant en ses naïvetés, était, en effet, très-méchant; il était vindicatif jusqu'à la rage; calomniateur, comme quelque chose de plus qu'un Normand, et si chicaneur, que l'amour de la chicane était sa passion dominante. Ayant longtemps plaidé contre son seigneur, qu'il haïssait d'autant plus qu'il l'avait trouvé ferme contre ses attaques, il en craignait le ressentiment, et, pour l'éviter, il avait voulu permuter son bénéfice.

[1] Nom générique du Diable, parce qu'on accusait le mauvais esprit de prendre toujours: de préférence la forme d'une bête et ordinairement d'une bête immonde,

[2] Il est certain que ce curé de Colignac, que Cyrano nomme plus loin maître Jean et messire Jean n'est autre que le personnage qu'il stigmatise, dans une de ses Lettres satiriques, adressée à messire Jean, en l'accusant d'être impie et bigot tout ensemble.


Mais, soit qu'il eût changé de dessein, ou seulement qu'il eût différé pour se venger, de Colignac, en ma personne, pendant le séjour qu'il ferait en ses terres, il s'efforçait de persuader le contraire, bien que des voyages qu'il faisait bien souvent, à Toulouse en donnassent quelque soupçon. Il y faisait mille contes ridicules de mes enchantements; et la voix de cet homme malin, se joignant à celle des simples et des ignorants, y mettait mon nom en exécration. On n'y parlait plus de moi que comme d'un nouvel Agrippa [1], et nous sûmes qu'on y avait même informé contre moi, à la poursuite du Curé, lequel avait été précepteur de ses enfants. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étaient dans les intérêts de Colignac et du Marquis; et, bien que l'humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d'étonnement et de risée, je ne laissai pas de m'en effrayer en secret, lorsque je considérais de plus près les suites fâcheuses que pourrait avoir cette erreur.

[1] Le fameux philosophe sorcier Corneille Agrippa de Nettesheim, mort en 1554, qui traînait à sa suite le démon sous la forme d'un chien noir.


Mon bon Génie, sans doute, m'inspirait cette frayeur; il éclairait ma raison de toutes ces lumières, pour me faire voir le précipice où j'allais tomber; et, non content de me conseiller ainsi tacitement, se voulut déclarer plus expressément en ma faveur. Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l'aurore; et, pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit était encore offusqué, j'entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l'artifice et la Nature, enchantaient l'âme par les yeux; lorsqu'en même instant j'aperçus le Marquis, qui s'y promenait seul dans une grande allée, laquelle coupait le parterre en deux. Il avait le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir, contre sa coutume, si matineux; cela me fit hâter mon abord, pour lui en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes, dont il avait été travaillé, l'avaient contraint devenir, plus matin qu'à son ordinaire, guérir au jour un mal que lui avait causé l'ombre. Je lui confessai qu'une semblable peine m'avait empêché de dormir, et je lui en allais conter le détail; mais, comme j'ouvrais la bouche, nous aperçûmes, au coin d'une palissade qui croisait dans la nôtre, Colignac qui marchait à grands pas.

D'aussi loin qu'il nous aperçut:

«Vous voyez, dit-il, un homme qui vient d'échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. A peine ai-je eu le loisir de mettre mon pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter; mais vous n'étiez plus ni l'un ni l'autre dans vos chambres. C'est pourquoi je suis accouru au jardin, me doutant que vous y seriez;»

En effet, le pauvre gentilhomme était presque hors d'haleine. Sitôt qu'il l'eut reprise, nous l'exhortâmes de se décharger d'une chose, qui, pour être souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup.

«C'est mon dessein, nous répliqua-t-il; mais, auparavant, asseyons-nous.»

Un cabinet de jasmins nous présenta tout à propos de la fraîcheur et des siéges; nous nous y retirâmes, et, chacun s'étant mis à son aise,

Colignac poursuivit ainsi:

«Vous saurez qu'après deux ou trois sommes, durant lesquels je me suis trouvé parmi beaucoup d'embarras; dans celui que j'ai fait environ le crépuscule de l'aurore, il m'a semblé que mon cher hôte, que voilà, était entre le Marquis et moi, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir, qui n'était que de têtes, nous l'est venu tout d'un coup arracher. Je pense même qu'il l'allait précipiter dans un bûcher, allumé proche de là, car il le balançait déjà sur les flammes; mais une fille, semblable à celle des Muses qu'on nomme Euterpe; s'est jetée aux genoux d'une Dame, qu'elle a conjurée de le sauver (cette Dame avait le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la Nature). A peine a-t-elle eu le loisir d'écouter les prières de sa suivante, que, tout étonnée: «Hélas! a-t-elle crié, c'est un de mes amis!»

Aussitôt elle a porté à sa bouche une espèce de sarbatane, et a tant soufflé par le canal, sous les pieds de mon cher hôte, qu'elle l'a fait monter dans le Ciel, et l'a garanti des cruautés du monstre à cent têtes.

J'ai crié après lui, fort longtemps, ce me semble, et l'ai conjuré de ne pas s'en aller sans moi; quand une infinité de petits Anges, tout ronds, qui se disaient enfants de l'Aurore, m'ont enlevé au même pays, vers lequel il paraissait voler, et m'ont fait voir des choses que je ne vous raconterai point, parce que je les tiens trop ridicules.»

Nous le. suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire.

«Je me suis imaginé, continua-t-il, être dans le Soleil, et que le Soleil était un monde. Je n'en serais pas même encore désabusé, sans le hennissement [1] de mon barbe, qui, me réveillant, m'a fait voir que j'étais dans mon lit.»

1 Cyrano écrit hanissement, comme il le prononçait.


Quand le Marquis connut que Colignac avait achevé:

«Et vous, dit-il, monsieur Dyrcona [1], quel a été le vôtre?

[1] Anagramme de Cyrano.


—Pour le mien, répondis-je, encore qu'il ne soit pas des vulgaires, je ne le mets en compte de rien. Je suis bilieux, mélancolique; c'est la cause pourquoi, depuis que je suis au monde, mes songes m'ont sans cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon plus bel âge, il me semblait, en dormant, que, devenu léger, je m'enlevais jusqu'aux nues, pour éviter la rage d'une troupe d'assassins qui me poursuivaient; mais qu'au bout d'un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontrait toujours quelque muraille, après avoir volé par-dessus beaucoup d'autres, au pied de laquelle, accablé de travail, je ne manquais point d'être arrêté. Ou bien, si je m'imaginais prendre ma volée droit en haut, encore que j'eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le Ciel, je ne laissais pas de me rencontrer toujours proche de terre; et, contre toute raison, sans qu'il me semblât être devenu ni las ni lourd, mes ennemis ne faisaient qu'étendre la main, pour me saisir par le pied, et m'attirer à eux.

Je n'ai guère eu que des songes semblables à celui-là, depuis que je me connais; hormis que, cette nuit, après avoir longtemps volé comme de coutume, et m'être plusieurs fois échappé de mes persécuteurs, il m'a semblé qu'à la fin je les ai perdus de vue, et que, dans un Ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j'ai poursuivi mon voyage jusque dans un Palais, où se composent la chaleur et la lumière. J'y aurais sans doute remarqué bien d'autres choses; mais mon agitation pour voler m'avait tellement approché du bord du lit, que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plâtre, et les yeux fort ouverts. Voilà, Messieurs, mon songe tout au long, que je n'estime qu'un pur effet de ces deux qualités qui prédominent à mon tempérament; car, encore que celui-ci diffère un peu de ceux qui m'arrivent toujours, en ce que j'ai volé jusqu'au Ciel sans rechoir, j'attribue ce changement au sang, qui s'est répandu, par la joie de nos plaisirs d'hiver, plus au large qu'à son ordinaire; a pénétré la mélancolie, et lui a ôté, en la soulevant, cette pesanteur qui me faisait retomber. Mais, après tout, c'est une science où il y a peu à deviner.

—Ma foi! continua Cussan, vous avez raison, c'est un pot-pourri de toutes les choses à quoi nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d'espèces confuses, que la fantaisie, qui dans le sommeil n'est plus guidée par la raison, nous présente sans ordre, et dont toutefois, en les tordant, nous croyons épreindre le vrai sens, et tirer, des songes comme des oracles, une science de l'avenir; mais, par ma foi, je n'y trouve aucune autre conformité, sinon que les songes, comme les oracles, ne peuvent être entendus. Toutefois, jugez par le mien, qui n'est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres.

J'ai songé que j'étais fort triste; je rencontrais partout Dyrcona qui nous réclamait. Mais, sans davantage m'alambiquer le cerveau à l'explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux mots leur sens mystique. C'est, par ma foi, qu'à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que, si j'en suis cru, nous irons essayer d'en faire de meilleurs à Cussan.

—Allons-y donc, me dit le Comte, puisque ce trouble-fête en a tant d'envie.»

Nous délibérâmes de partir le même jour. Je les suppliai de se mettre donc en chemin devant, parce que j'étais bien aise (ayant, comme ils venaient de conclure, à y séjourner un mois) d'y faire porter quelques livres. Ils en tombèrent d'accord, et, aussitôt après déjeuner, mirent le cul sur la selle. Ma foi! cependant, je fis un ballot des volumes que je m'imaginai n'être pas à la Bibliothèque de Cussan, dont je chargeai un mulet; et je sortis environ sur les trois heures, monté sur un très-bon coureur. Je n'allais pourtant qu'au pas, afin d'accompagner ma petite bibliothèque, et pour enrichir mon âme avec plus de loisir des libéralités de ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous surprendra.

J'avais avancé plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une Contrée que je pensais indubitablement avoir vue autre part. En effet, je sollicitai tant ma mémoire de me dire d'où je connaissais ce Paysage, que, la présence des objets excitant les images, je me souvins que c'était justement le lieu que j'avais vu en songe la nuit passée. Ce rencontre [1] bizarre eût occupé mon attention plus de temps qu'il ne l'occupa, sans une étrange apparition par qui j'en fus réveillé.

[1] Cyrano emploie toujours au masculin ce mot, qui est formé de l'italien rincontro.


Un Spectre (au moins, je le pris pour tel), se présentant à moi, au milieu du chemin, saisit mon cheval par la bride. La taille , de ce Fantôme était énorme; et, par le peu qui paraissait de ses yeux, il avait le regard triste et rude. Je ne saurais pourtant dire s'il était beau ou laid, car une longue robe, tissue des feuillets d'un livre de plain-chant, le couvrait jusqu'aux ongles, et son visage était caché d'une carte où l'on avait écrit l'In principio [1]. Les premières paroles que le Fantôme prononça: «Satanus diabolas![2] cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand Dieu vivant.»

[1] C'est le commencement de l'évangile selon saint Jean.

[2] Le pauvre Fantôme écorche le latin de l'exorcisme: Satana diabolus!


A ces mots, il hésita; mais, répétant toujours le grand Dieu vivant, et cherchant d'un visage effaré son Pasteur, pour lui souffler le reste, quand il vit que, de quelque côté qu'il allongeât la vue, son Pasteur ne paraissait point, un si effroyable tremblement le saisit, qu'à force de claquer, la moitié de ses dents en tombèrent, et les deux tiers de la gamme, sous lesquels il était gisant, s'écartèrent en papillotes. Il se retourna pourtant vers moi, et, d'un regard ni doux ni rude, où je voyais son esprit flotter pour résoudre lequel serait plus à propos de s'irriter ou de s'adoucir: «Oh bien! dit-il, Satanus Diabolas, par le sangué! je te conjure, au nom de Dieu et de Monsieur Saint Jean, de me laisser faire; car, si tu grouilles ni pied ni patte, diable emporte, je t'étriperai.»

Je tiraillois contre lui la bride de mon cheval; mais les éclats de rire qui me suffoquaient m'ôtèrent toute force.

Ajoutez à cela qu'une cinquantaine de Villageois sortirent de derrière une haie, marchant sur leurs genoux, et s'égosillant à chanter Kyrie Eleison. Quand ils furent assez proche, quatre des plus robustes, après avoir trempé leurs mains dans un bénitier que tenait tout exprès le Serviteur du Presbytère, me prirent au collet. J'étais à peine arrêté, que je vis paraître Messire Jean, lequel tira dévotement son étole, dont il me garrotta; et ensuite, une cohue de femmes et d'enfants, qui, malgré toute ma résistance, me cousirent dans une grande nappe; au reste, j'en fus si bien entortillé, qu'on ne me voyait que la tête. En cet équipage, ils me portèrent à Toulouse, comme s'ils m'eussent porté au monument.

Tantôt l'un s'écriait que sans cela il y aurait eu famine, parce que, lorsqu'ils m'avaient rencontré, j'allais assurément jeter le sort sur les blés; et puis, j'en entendais un autre qui se plaignait que le claveau n'avait commencé dans sa bergerie, que d'un dimanche, qu'au sortir de Vêpres je lui avais frappé sur l'épaule.

Mais ce qui, malgré tous mes désastres, me chatouilla de quelque émotion pour rire, fut le cri plein d'effroi d'une jeune Paysanne, après son Fiancé; autrement, le Fantôme, qui m'avait pris mon cheval (car vous saurez que le Rustre s'était acalifourchonné dessus, et déjà, comme sien, le talonnait de bonne guerre):

«Misérable! glapissait son Amoureuse, es-tu donc borgne? Ne vois-tu pas que le cheval du Magicien est plus noir que charbon, et que c'est le diable en personne qui t'emporte au sabbat?»

Notre pitaut, d'épouvante, en culbuta par-dessus la croupe; ainsi, mon cheval eut la clef des champs. Ils consultèrent s'ils se saisiraient du mulet, et délibérèrent que oui: mais, ayant décousu le paquet, et, au premier volume qu'ils ouvrirent, s'étant rencontré la Physique de M. Descartes [1], quand ils aperçurent tous les cercles par lesquels ce Philosophe a distingué le mouvement de chaque Planète, tous d'une voix hurlèrent que c'était les cernes [2] que je traçais pour appeler Belzébut. Celui qui le tenait le laissa choir d'appréhension, et par malheur, en tombant, il s'ouvrit dans une page où sont expliquées les vertus de l'aimant; je dis par malheur, parce qu'à l'endroit dont je parle, il y a une figure de cette pierre métallique, où les petits corps qui se déprennent de sa masse pour accrocher le fer sont représentés comme des bras.

[1] Cyrano veut parler sans doute de l'ouvrage de Descartes, dans lequel ce philosophe a développé son système des tourbillons: Principia Philosophiae (Amst., Elzev., 1644, in-4°).

[2] Cercles magiques, de circinus, compas.


A peine un de ces marauds l'aperçut, qui je l'entendis s'égosiller que c'était là le crapaud qu'on avait trouvé dans l'auge de l'écurie de son cousin Fiacre, quand ses chevaux moururent. A ce mot, ceux qui avaient paru les plus échauffés rengainèrent leurs mains dans leur sein, ou se regantèrent de leurs pochettes, Messire Jean, de son côté, criait à gorge déployée qu'on se gardât de toucher à rien; que tous ces livres-là étaient de francs grimoires, et le mulet, un Satan. La canaille, ainsi épouvantée, laissa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine, la servante de M. le Curé, qui le chassait vers l'étable du presbytère , de peur qu'il n'allât dans le cimetière polluer l'herbe des Trépassés.

Il était bien sept heures du soir, quand nous arrivâmes à un bourg, où, pour me rafraîchir, on me traîna dans la Geôle; car le Lecteur ne me croirait pas, si je disais qu'on m'enterra dans un trou, et cependant il est si vrai, qu'avec une pirouette j'en visitai toute l'étendue. Enfin, il n'y a personne qui, me voyant en ce lieu, ne m'eût pris pour une bougie allumée sous une ventouse. D'abord que mon Geôlier me précipita dans cette caverne:

«Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large; mais si c'est un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuit; des cinq sens, il ne me reste l'usage que de deux, l'odorat et le toucher: l'un, pour me faire sentir les puanteurs de ma prison; l'autre, pour me la rendre palpable. En vérité, je vous l'avoue, je croirais être damné, si je ne savais qu'il n'entre point d'innocents en Enfer.»

A ce mot d'innocent, mon Geôlier s'éclata de rire:

«Et, par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens? Car je n'en ai jamais tenu sous ma clef que de ceux-là.»

Après d'autres compliments de cette nature, le bonhomme prit la peine de me fouiller, je ne sais pas à quelle intention; mais, par la diligence qu'il y employa, je conjecture que c'était pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, à cause que, durant la bataille de Diabolas, j'avais glissé mon or dans mes chausses; quand, au bout d'une très-exacte anatomie, il se trouva les mains aussi vides qu'auparavant, peu s'en fallut que je ne mourusse de crainte, comme il pensa mourir de douleur.

«Oh! vertubleu! s'écria-t-il, l'écume dans la bouche, je l'ai bien vu d'abord que c'était un Sorcier! il est gueux comme le Diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, songe de bonne heure à ta conscience.»

Il avait à peine achevé ces paroles, que j'entendis le carillon d'un trousseau de clefs, où il choisissait celles de mon cachot. Il avait le dos tourné; c'est pourquoi, de peur qu'il ne se vengeât du malheur de sa visite, je tirai dextrement de leur cache [1] trois pistoles, et je lui dis:

[1] Ce mot, qui s'est conservé dans le langage familier, a été remplacé par son composé, cachette.


«Monsieur le Concierge, voilà une pistole; je vous supplie de me faire apporter un morceau, je n'ai pas mangé depuis onze heures.»

Il la reçut fort gracieusement, et me protesta que mon désastre le touchait. Quand je connus son coeur adouci:

«En voilà encore une, continuai-je, pour reconnaître la peine que je suis honteux de vous donner.»

Il ouvrit l'oreille, le coeur et la main; et j'ajoutai, lui en comptant trois, au lieu de deux, que, par cette troisième, je le suppliais de mettre auprès de moi l'un de ses Garçons pour me tenir compagnie, parce que les malheureux doivent craindre la solitude.

Ravi de ma prodigalité, il me promit toutes choses, m'embrassa les genoux, déclama contre la Justice, me dit qu'il voyait bien que j'avais des ennemis, mais que j'en viendrais à mon honneur; que j'eusse bon courage, et qu'au reste il s'engageait, avant qu'il fût trois jours, de faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai très-sérieusement de sa courtoisie, et après mille accolades, dont il pensa m'étrangler, ce cher ami verrouilla et reverrouilla la porte.

Je demeurai tout seul, et fort mélancolique, le corps arrondi sur un boteau de paille en poudre: elle n'était pas pourtant si menue, que plus de cinquante rats ne la broyassent encore. La voûte, les murailles et le plancher étaient composés de six pierres de tombe, afin qu'ayant la mort dessus, dessous et à l'entour de moi, je ne pusse douter de mon enterrement. La froide bave des limaçons et le gluant venin des crapauds me coulaient sur le visage; les poux y avaient les dents plus longues que le corps. Je me voyais travaillé de la pierre, qui ne me faisait pas moins de mal pour être externe; enfin, je pense que, pour être Job, il ne me manquait plus qu'une femme et un pot cassé [1].

[1] Cyrano avait déjà employé cette image en l'appliquant à Dassoucy, dans sa lettre à Soucidas. Voy. les Lettres satiriques.


Je vainquis là pourtant toute la dureté de deux heures très-difficiles, quand le bruit d'une grosse [1] de clefs, jointe à celui des verrous de ma porte, me réveilla de l'attention que je prêtais à mes douleurs.

[1] Douze douzaines.


En suite du tintamarre, j'aperçus, à la clarté d'une lampe, un puissant Rustaud. Il se déchargea d'une terrine entre mes jambes:

«Eh, là, là, dit-il, ne vous affligez point; voilà du potage aux choux, que, quand ce serait.... Tant y a, c'est de la propre soupe de notre Maîtresse; et si, par ma foi, comme dit l'autre, on n'en a pas ôté une goutte de graisse.»

Disant cela, il trempa ses cinq doigts jusqu'au fond, pour m'inviter d'en faire autant. Je travaillai après l'original, de peur de le décourager; et lui, d'un oeil de jubilation:

«Morguienne, s'écria-t-il, vous êtes bon frère,! On dit que vous avez des envieux, jerniguai sont des traîtres: eh! qu'ils y viennent donc pour voir! Oh! bien, bien, tant y a, toujours va qui danse.»

Cette naïveté m'enfla par deux ou trois fois la gorge pour en rire. Je fus pourtant si heureux, que de m'en, empêcher. Je voyais que la fortune semblait m'offrir en ce grand maraud une occasion pour ma liberté; c'est pourquoi il m'était très-important de choyer ses bonnes grâces; car, d'échapper par d'autres voies, l'Architecte qui bâtit ma prison, y ayant fait plusieurs entrées, ne s'était pas souvenu d'y faire une sortie.

Toutes ces considérations furent cause que, pour le sonder, je lui parlai ainsi.:

«Tu es pauvre, mon grand ami, n'est-il pas vrai?

—Hélas! Monsieur, répondit le Rustre; quand vous arriveriez de chez le Devin, vous n'auriez pas mieux frappé au but.

—Tiens donc, continuai-je, prends cette pistole.» .

Je trouvai sa main si, tremblante, lorsque je la mis dedans, qu'à peine la put-il fermer Ce commencement me sembla de mauvais augur; toutefois, je connus bientôt, par la ferveur de ses remercîments, qu il n'avait tremblé que de joie; cela fut cause que je poursuivis:

«Mais, si tu étais homme à vouloir participer à l'accomplissement d'un voeu que j'ai fait, vingt pistoles (outre le salut de mon âme) seraient à toi, comme ton chapeau; car tu sauras qu'il n'y a pas un bon quart d'heure, enfin un moment, avant ton arrivée, qu'un Ange m'est apparu et m'a promis de faire connaître la justice de ma cause, pourvu que j'aille demain faire dire une messe à Notre-Dame de ce bourg, au grand autel. J'ai voulu m'excuser sur ce que j'étais enfermé trop étroitement; mais il m'a répondu qu'il viendrait un homme, envoyé du Geôlier, pour me tenir compagnie, auquel je n'aurais qu'à commander de sa part de me conduire à l'Église, et de me reconduire en prison; que je lui recommandasse le secret, et d'obéir sans réplique, sur peine de mourir dans l'an; et, s'il doutait de ma parole, je lui dirais; aux enseignes, qu'il est Confrère du Scapulaire.»

Or, le Lecteur saura qu'auparavant j'avais entrevu par la fente de sa chemise un Scapulaire, qui me suggéra toute la tissure de cette apparition:

«Et oui-da, dit-il, mon bon seigneur, je ferons ce que l'Ange nous a commandé. Mais il faut donc que ce soit à neuf heures, parce que notre maître sera pour lors à Toulouse aux accordailles de son fils avec la fille du Maître des hautes oeuvres. Dame, écoutez, le Bouriau a un nom aussi bien qu'un ciron. On dit qu'elle aura de son père, en mariage, autant d'écus comme il en faut pour la rançon d'un Roi. Enfin, elle est belle et riche; mais ces morceaux-là n'ont garde d'arriver à un pauvre garçon. Hélas! mon bon Monsieur, faut que vous sachiez»

Je ne manquai pas, à cet endroit, de l'interrompre; car je pressentais, par ce commencement de digression, une longue enchaînure de coq-à-l'âne Or, après que nous eûmes bien digéré notre complot, le Rustaud prit congé de moi. Il ne manqua pas le lendemain de me venir déterrer, justement à l'heure promise. Je laissai mes habits dans la prison, et je m'équipai de guenilles; car, afin de n'être pas reconnu, nous l'avions ainsi concerté la veille. Sitôt que nous fûmes à l'air, je n'oubliai point de lui compter ses vingt pistoles. Il les regarda fort, et même avec de grands yeux.

«Elles sont d'or et de poids, lui dis-je, sur ma parole.

—Eh! Monsieur, me répliqua-t-il, ce n'est pas à cela que je songe, mais je songe que la maison du grand Macé est à vendre, avec son clos et sa vigne. Je l'aurai bien pour deux cents francs; il faut huit jours à bâtir le marché, et je voudrais vous prier, mon bon Monsieur, si c'était votre plaisir, de faire que, jusqu'à tant que le grand Macé tienne bien comptées vos pistoles dans son coffre, elles ne deviennent point feuilles de chêne.»

La naïveté de ce coquin me fit rire.

Cependant nous continuâmes de marcher vers l'Église, où nous arrivâmes. Quelque temps après, on y commença la grand'-messe; mais, sitôt que je vis mon Garde qui se levait à son rang pour aller à l'offrande, j'arpentai la nef, de trois sauts, et, en autant d'autres, je m'égarai prestement dans une ruelle détournée. De toutes les diverses pensées qui m'agitèrent en cet instant, celle que je suivis fut de gagner Toulouse, dont ce bourg-là n'était distant que d'une demi-lieue, à dessein d'y prendre la poste.

J'arrivai au Faubourg, d'assez bonne heure; mais je restai si honteux de voir tout le monde qui me regardait, que j'en perdis contenance. La cause de leur étonnement procédait de mon équipage; car, comme en matière de gueuserie j'étais assez nouveau, j'avais arrangé sur moi mes haillons si bizarrement, qu'avec une démarche qui ne convenait point à l'habit, je paraissais moins un pauvre qu'un mascarade, outre que je passais vite, la vue basse et sans demander. A la fin, considérant qu'une attention si universelle me menaçait d'une suite dangereuse, je surmontai ma honte. Aussitôt que j'apercevais quelqu'un me regarder, je lui tendais la main. Je conjurais même la charité de ceux qui ne me regardaient point. Mais admirez comment bien souvent, pour vouloir accompagner de trop de circonspection les desseins où la Fortune veut avoir quelque part, nous les ruinons en irritant cette orgueilleuse! Je fais cette réflexion au sujet de mon aventure; car, ayant aperçu un homme vêtu en bourgeois médiocre, de qui le dos était tourné vers moi:

«Monsieur, lui dis-je, le tirant par son manteau, si la compassion peut toucher...»

Je n'avais pas entamé le mot qui devait suivre, que cet homme tourna la tête. O Dieu! que devint-il? Mais, ô Dieu! que devins-je moi-même? Cet homme était mon Geôlier. Nous restâmes tous deux consternés d'admiration, de nous voir où nous nous voyions. J'étais tout dans ses yeux; il employait toute ma vue. Enfin, le commun intérêt, quoique bien différent, nous tira l'un et l'autre de l'extase où nous étions plongés.

«Ah! misérable que je suis, s'écria le Geôlier, faut-il donc que je sois attrapé.»

Cette parole à double sens m'inspira aussitôt le stratagème que vous allez entendre.

«Eh! main-forte, Messieurs, main-forte à la Justice! criai-je tant que je pus glapir. Ce voleur a dérobé les pierreries de la Comtesse des Mousseaux; je le cherche depuis un an. Messieurs, continuai-je tout échauffé, cent pistoles pour qui l'arrêtera!»

J'avais à peine lâché ces mots, qu'une troupe de canaille éboula sur le pauvre ébahi. L'étonnement où mon extraordinaire impudence l'avait jeté, joint à l'imagination qu'il avait, que, sans avoir comme un corps glorieux pénétré sans fraction les murailles de mon cachot, je ne pouvais m'être sauvé, le transit tellement, qu'il fut longtemps hors de lui-même.

A la fin, toutefois, il se reconnut, et les premières paroles qu'il employa pour détromper le petit peuple furent qu'on se gardât de se méprendre, qu'il était fort homme d'honneur. Indubitablement il allait découvrir tout le mystère; mais une douzaine de Fruitières, de Laquais et de Porte-chaises, désireux de me servir pour mon argent, lui fermèrent la bouche à coups de poing; et d'autant qu'ils se figuraient que leur récompense serait mesurée aux outrages dont ils insulteraient à la faiblesse de ce pauvre dupé, chacun accourait y toucher du pied ou de la main.

«Voyez l'homme d'honneur! clabaudait cette racaille. Il n'a pourtant pas pu s'empêcher de dire, dès qu'il a reconnu Monsieur, qu'il était attrapé!»

Le bon de la comédie, c'est que mon Geôlier étant en ses habits de fête, il avait honte de s'avouer Marguillier [1] du Bourreau, et craignait même, se découvrant, d'être encore mieux battu. Moi, de mon côté, je pris l'essor durant le plus chaud de la bagarre. J'abandonnai mon salut à mes jambes: elles m'eurent bientôt mis en franchise.

[1] Synonyme de compère, compagnon. Le geôlier allait épouser la fille du bourreau.


Mais, pour mon malheur, la vue que tout le monde recommençait à jeter sur moi, me rejeta tout de nouveau dans mes premières alarmes. Si le spectacle de cent guenilles, qui comme un branle de petits gueux dansaient à l'entour de moi, excitait un bayeur [1] à me regarder, je craignais qu'il ne lût sur mon front que j'étais un prisonnier échappé. Si un passant sortait la main de dessous son manteau, je me le figurais un Sergent qui allongeait le bras pour m'arrêter. Si j'en remarquais un autre, arpentant le pavé sans me rencontrer des yeux, je me persuadais qu'il feignait de ne m'avoir pas vu, afin de me saisir par derrière. Si j'apercevais un Marchand entrer dans sa boutique, je disais: «Il va décrocher sa hallebarde!» Si je rencontrais un quartier plus chargé de peuple qu'à l'ordinaire: «Tant de monde, pensais-je, ne s'est point assemblé là sans dessein!» Si un autre était vide: «On est ici prêt à me guetter!» Un embarras s'opposait-il à ma fuite: «On a barricadé les rues, pour m'enclore!» Enfin, ma peur subornant ma raison, chaque homme me semblait un Archer; chaque parole, arrêtez, et chaque bruit, l'insupportable croassement des verrous de ma prison passée.

[1] Badaud, qui baye, c'est-à-dire un niais qui a la bouche ouverte.


Ainsi travaillé de cette terreur panique, je résolus de gueuser encore, afin de traverser sans soupçon le reste de la Ville jusqu'à la Porte; mais, de peur qu'on me reconnût à la voix, j'ajoutai à l'exercice de caimand [1] l'adresse de contrefaire le muet. Je m'avance donc vers ceux que j'aperçois qui me regardent; je pointe un doigt dessous le menton, puis dessus la bouche, et je l'ouvre, en bâillant; avec un cri non articulé, pour faire entendre, par ma grimace, qu'un pauvre muet demande l'aumône. Tantôt, par charité, on me donnait un compatissement d'épaule; tantôt, je me sentais fourrer une bribe au poing; et tantôt j'entendais des femmes murmurer que je pourrais bien, en Turquie, avoir été de cette façon martyrisé pour la Foi. Enfin, j'appris que la gueuserie est un grand livre qui nous enseigne les moeurs des peuples à meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb et de Magellan.

[1] Mendiant, qui quémande. Cyrano écrit quaisman, dont l'orthographe est plus étymologique.


Ce stratagème pourtant ne put encore lasser l'opiniâtreté, de ma destinée, ni gagner son mauvais naturel. Mais à quelle autre invention pouvais-je recourir? Car, de traverser une grande ville comme Toulouse, où mon estampe [1] m'avait fait connaître même aux harengères, bariolé de guenilles aussi bourrues [2] que celles d'un Arlequin, n'était-il pas vraisemblable que je serais observé et reconnu incontinent, et que le contre-charme de ce danger était le personnage de gueux, dont le rôle se joue sous toutes sortes de visages? Et puis, quand cette ruse n'aurait pas été projetée avec toutes les circonspections qui la devaient accompagner, je pense que, parmi tant de funestes conjonctures, c'était avoir le jugement bien fort de ne pas devenir insensé.

[1] Cyrano parle encore ici de ce portrait en termes si explicites, qu'on doit en admettre l'existence. Nous ne connaissons pourtant qu'un petit portrait, in-8, gravé après sa mort par Le Doyen, avec quatre vers au bas; reproduit par Desrochers.

[2] Dissemblables, incohérentes.


J'avançais donc chemin, quand tout à coup je me sentis obligé de rebrousser arrière; car mon vénérable Geôlier et quelque douzaine d'Archers de sa connaissance, qui l'avaient tiré des mains de la racaille, s'étant ameutés, et patrouillant [1] toute la Ville pour me trouver, se rencontrèrent malheureusement sur mes voies. D'abord qu'ils m'aperçurent avec leurs yeux de lynx, voler de toute leur force, et moi voler de toute la mienne, fut une même chose. J'étais si légèrement poursuivi, que quelquefois ma liberté sentait dessus mon cou l'haleine des Tyrans qui la voulaient opprimer; mais il semblait que l'air qu'ils poussaient, en courant derrière moi, me poussât devant eux.

[1] Cyrano fait un verbe actif de patrouiller, qui est devenu neutre.


Enfin, le Ciel ou la peur me donnèrent quatre ou cinq ruelles d'avance. Ce fut pour lors que mes chasseurs perdirent le vent et les traces; moi, la vue et le charivari de cette importune vénerie [1]. Certes, qui n'a franchi, je dis en original, des agonies semblables, peut difficilement mesurer la joie dont je tressaillis quand je me vis échappé.

[1] Chasse au courre.


Toutefois, parce que mon salut me demandait tout entier, je résolus de ménager bien avaricieusement le temps qu'ils consommaient pour m'atteindre. Je me barbouillai le visage, frottai mes cheveux de poussière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chausses, jetai mon chapeau dans un soupirail; puis, ayant étendu mon mouchoir dessus le pavé, et disposé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades de la contagion [1], je me couchai vis-à-vis, le ventre contre terre, et, d'une voix piteuse, je me mis à geindre fort langoureusement. A peine étais-je là, que j'entendis les cris de cette enrouée populace longtemps avant le bruit de leurs pieds; mais j'eus encore assez de jugement pour me tenir en la même posture, dans l'espérance de n'en être point connu, et je ne fus point trompé; car, me prenant tous pour un pestiféré, ils passèrent fort vite en se bouchant le nez, et jetèrent la plupart un double sur mon mouchoir.

[1] On appelait contagion ou peste toute maladie épidémique, qu'on supposait contagieuse. Ce passage nous offre un détail de moeurs très-curieux , que nous ne nous rappelons pas avoir vu ailleurs et dont Lamare ne parle pas dans son Traité de la police, où l'on trouve un livre entier consacré il la peste.


L'orage ainsi dissipé, j'entre sous une allée, je reprends mes habits et m'abandonne encore à la Fortune; mais j'avais tant couru, qu'elle s'était lassée de me suivre. Il le faut bien croire ainsi; car, à force de traverser des places et des carrefours, d'enfiler et couper des rues, cette glorieuse Déesse n'étant pas accoutumée de marcher si vite, pour mieux dérober ma route, me laissa choir aveuglément aux mains des Archers qui me poursuivaient. A ma rencontre, ils foudroyèrent une huée si furieuse, que j'en demeurai sourd. Ils crurent n'avoir point assez de bras pour m'arrêter, ils employèrent les dents, et ne s'assuraient pas encore de me tenir; l'un me traînait par les cheveux, un autre par le collet, pendant que les moins passionnés me fouillaient. La quête fut plus heureuse que celle de la prison: ils trouvèrent le reste de mon or.

Comme ces charitables Médecins s'occupaient à guérir l'hydropisie de ma bourse, un grand bruit s'éleva, toute la place retentit de ces mots: Tue! tue! et en même temps je vis briller des épées. Ces Messieurs qui me traînaient crièrent que c'étaient les Archers du Grand Prévôt [1] qui leur voulaient dérober cette capture.

[1] Il y avait souvent conflit entre les archers du grand prévôt et ceux de la Ville, qui représentaient deux juridictions différentes et toujours rivales, celle du roi ou du seigneur féodal et celle de la municipalité.


«Mais prenez garde, me dirent-ils, me tirant plus fort qu'à l'ordinaire, de choir entre leurs mains, car vous seriez condamné en vingt-quatre heures, et le Roi ne vous sauverait pas!»

A la fin pourtant, effrayés eux-mêmes du chamaillis qui commençait à les atteindre, ils m'abandonnèrent si universellement, que je demeurai tout seul au milieu de la rue, pendant que les agresseurs faisaient boucherie de tout ce qu'ils rencontraient. Je vous laisse à penser si je pris la fuite, moi qui avais également à craindre l'un et l'autre parti. En peu de temps, je m'éloignai de la bagarre; mais, comme déjà je demandais le chemin de la Porte, un torrent de peuple, qui fuyait la mêlée, dégorgea dans ma rue. Ne pouvant résister à la foule, je la suivis; et, me fâchant de courir si longtemps, je gagnai à la fin une petite porte fort sombre, où je me jetai pêle-mêle avec d'autres fuyards. Nous la bâclâmes dessus nous; puis, quand tout le monde eut repris haleine: «Camarades, dit un de la troupe, si vous m'en croyez, passons les deux guichets et tenons fort dans le préau.»

Ces épouvantables paroles frappèrent mes oreilles d'une douleur si surprenante, que je pensai tomber mort sur la place. Hélas! tout aussitôt, mais trop tard, je m'aperçus qu'au lieu de me sauver dans un asile comme je croyais, j'étais venu me jeter moi-même en prison, tant il est impossible d'échapper à la vigilance de son étoile. Je considérai cet homme plus attentivement, et je le reconnus pour un des Archers qui m'avaient si longtemps couru. La sueur froide m'en monta au front, et je devins pâle, prêt à m'évanouir. Ceux qui me virent si faible, émus de compassion, demandèrent de l'eau; chacun s'approcha pour me secourir; et, par malheur, ce maudit Archer fut des plus hâtés; il n'eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, qu'aussitôt il me reconnut. Il fit signe à ses compagnons, et en même temps on me salua d'un: Je vous fais prisonnier de par le Roi. Il ne fallut pas aller plus loin pour m'écrouer.

Je demeurai dans la morgue [1] jusqu'au soir, où chaque guichetier, l'un après l'autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venait tirer mon tableau sur la toile de sa mémoire.

[1] Basse geôle; du bas latin morigena, correction, ou du vieux terme de droit mortgage (morgagium), hypothèque, saisie-arrêt.


A sept heures sonnantes, le bruit d'un trousseau de clefs donna le signal de la retraite. On me demanda si je voulais être conduit à la chambre d'une pistole; je répondis d'un baissement de tête:

«De l'argent donc!» me répliqua ce guide.

Je connus bien que j'étais en lieu où il m'en faudrait avaler bien d'autres; c'est pourquoi je le priai, en cas que sa courtoisie ne pût se résoudre à me faire crédit jusqu'au lendemain, qu'il dit de ma part au Geôlier de me rendre la monnaie qu'on m'avait prise.

«Oh! par ma foi, répondit ce maraud, notre maître a bon coeur, il ne rend rien. Est-ce donc que pour votre beau né [1]?... Eh! allons, allons aux cachots noirs.»

[1] Cyrano avait un nez qui faisait l'étonnement de ses contemporains.


En achevant ces paroles, il me montra le chemin, par un grand coup de son trousseau de clefs, la pesanteur duquel me fit culbuter et griller [1] du haut en bas d'une montée obscure jusqu'au pied d'une porte qui m'arrêta; encore, n'aurais-je pas reconnu que c'en était une, sans l'éclat du choc dont je la heurtai, car je n'avais plus mes yeux: ils étaient demeurés au haut de l'escalier sous la figure d'une chandelle, que tenait à quatre-vingts marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur.

[1] Pour glisser; l'escalier est comparé à un gril sur lequel on s'étend en tombant.


En effet, cet homme tigré; pian piano descendu, démêla trente grasses serrures, décrocha autant de barres, et, le guichet seulement entre-bâillé, d'une secousse de genoux il m'engouffra dans cette fosse, dont je n'eus pas le temps de remarquer toute l'horreur, tant il retira vite après lui la porte. Je demeurai dans la bourbe jusqu'aux genoux. Si je pensais gagner le bord, j'enfonçais jusqu'à la ceinture. Le gloussement terrible des crapauds qui pataugeaient dans la vase me faisait souhaiter d'être sourd; je sentais des lézards monter le long de mes cuisses; des couleuvres m'entortiller le cou; et j'en entrevis une, à la sombre clarté de ses prunelles étincelantes, qui, de sa gueule toute noire de venin, dardait une langue à trois pointes, dont la brusque agitation paraissait une foudre où ses regards mettaient le feu.

D'exprimer le reste, je ne puis: il surpasse toute créance; et puis, je n'ose tâcher à m'en ressouvenir, tant je crains que la certitude où je pense être d'avoir franchi ma prison ne soit un songe duquel je me vais éveiller. L'aiguille avait marqué dix heures au cadran de la grosse tour, avant que personne eût frappé à mon tombeau.

Mais, environ ce temps-là, comme déjà la douleur d'une amère tristesse commençait à me serrer le coeur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie, j'entendis une voix, laquelle m'avertissait de saisir la perche qu'on me présentait. Après avoir, parmi l'obscurité, tâtonné l'air assez longtemps pour la trouver, j'en rencontrai un bout, je le pris tout ému, et mon Geôlier, tirant l'autre à soi, me pêcha du milieu de ce marécage.

Je me doutai que mes affaires avaient pris une autre face, car il me fit de profondes civilités, ne me parla que la tête nue, et me dit que cinq ou six personnes de condition attendaient dans la cour, pour me voir. Il n'est pas jusqu'à cette bête sauvage, qui m'avait enfermé dans la cave que je vous ai décrite, lequel eut l'impudence de m'aborder: avec un genou en terre, m'ayant baisé les mains, de l'une de ses pattes, il m'ôta quantité de limaçons qui s'étaient collés à mes cheveux, et, de l'autre, il fit choir un gros tas de sangsues dont j'avais le visage masqué.

Après cette admirable courtoisie:

«Au moins, me dit-il, mon bon seigneur, vous vous souviendrez de la peine et du soin qu'a pris auprès de vous le gros Nicolas. Pardi, écoutez, quand c'eût été pour le Roi! Ce n'est pas pour vous le reprocher, déa.»

Outré de l'effronterie du maraud, je lui fis signe que je m'en souviendrais. Par mille détours effroyables, j'arrivai enfin à la lumière, et puis dans la cour, où, sitôt que je fus entré, deux hommes me saisirent, que d'abord je ne pus connaître, à cause qu'ils s'étaient jetés sur moi en même temps et me tenaient l'un et l'autre la face attachée contre la mienne. Je fus longtemps sans les deviner; mais, les transports de leur amitié prenant un peu de trêve, je reconnus mon cher Colignac et le brave Marquis. Colignac avait le bras en écharpe, et Cussan fut le premier qui sortit de son extase.

«Hélas! dit-il, nous n'aurions jamais soupçonné un tel désastre, sans votre coureur et le mulet, qui sont arrivés cette nuit aux portes de mon château: leur poitrail, leurs sangles, leur croupière, tout était rompu, et cela nous a fait présager quelque chose de votre malheur.

Nous sommes montés aussitôt à cheval, et n'avons pas cheminé deux ou trois lieues vers Colignac, que tout le pays, ému de cet accident, nous en a particularisé les circonstances. Au galop, en même temps, nous avons donné jusqu'au bourg où vous étiez en prison; mais, y ayant appris votre évasion, sur le bruit qui courait que vous aviez tourné du côté de Toulouse, avec ce que nous avions de nos gens nous y sommes venus à toute bride.

Le premier à qui nous avons demandé de vos nouvelles nous a dit qu'on vous avait repris. En même temps, nous avons poussé nos chevaux vers cette prison; mais d'autres gens nous ont assuré que vous vous étiez évanoui de la main des sergents. Et, comme nous avancions toujours chemin, des Bourgeois se contaient l'un à l'autre que vous étiez devenu invisible. Enfin, à force de prendre langue, nous avons su qu'après vous avoir pris, perdu et repris je ne sais combien de fois, on vous menait à la prison de la grosse Tour. Nous avons coupé chemin à vos Archers, et, d'un bonheur plus apparent que véritable, nous les avons rencontrés en tête, attaqués, combattus et mis en fuite; mais nous n'avons pu apprendre, des blessés mêmes que nous avons pris, ce que vous étiez devenu, jusqu'à ce matin qu'on nous est venu dire que vous étiez aveuglément venu vous-même vous sauver en prison. Colignac est blessé en plusieurs endroits, mais fort légèrement.

Au reste, nous venons de mettre ordre que vous fussiez logé dans la plus belle chambre d'ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous seul, tout au haut de la grosse Tour, dont la terrasse vous servira de balcon; vos yeux du moins seront en liberté, malgré le corps qui les attache.

«Ah! mon cher Dyrcona, s'écria le Comte, prenant alors la parole, nous fûmes bien malheureux de ne pas t'emmener quand nous parfîmes de Colignac! Mon coeur, par une tristesse aveugle dont j'ignorais la cause, me prédisait je ne sais quoi d'épouvantable. Mais n'importe; j'ai des amis, tu es innocent, et, en tout cas, je sais fort bien comme on meurt glorieusement.

Une seule chose me désespère. Le maraud sur lequel je voulais essayer les premiers coups de ma vengeance (tu conçois bien que je parle de mon Curé?) n'est plus en état de la ressentir: ce misérable a rendu l'âme. Voici le détail de sa mort, Il courait avec son serviteur, pour chasser ton coureur dans son écurie, quand ce cheval, d'une fidélité par qui peut-être les secrètes lumières de son instinct ont redoublé, tout fougueux, se mit à ruer, mais avec tant de furie et de succès, qu'en trois coups de pied, contre qui la tête de ce buffle échoua, il fit vaquer son bénéfice.

Tu ne comprends pas sans doute les causes de la haine de cet insensé, mais je te les veux découvrir. Sache donc, pour prendre l'affaire de plus haut, que ce saint homme, Normand de nation et chicaneur de son métier, qui, desservait, selon l'argent des pèlerins, une chapelle abandonnée, jeta un dévolu sur la cure de Colignac, et que, malgré tous mes efforts pour maintenir le possesseur dans son bon droit, le drôle patelina si bien ses juges, qu'à la fin, malgré nous, il fut notre pasteur.

«Au bout d'un an, il me plaida aussi sur ce qu'il entendait que je payasse la dîme. On eut beau lui représenter que, de temps immémorial, ma terre était franche, il ne laissa pas d'intenter son procès, qu'il perdit; mais, dans les procédures, il fit naître tant d'incidents, qu'à force de pulluler, plus de vingt autres procès, ont germé de celui-là, qui demeureront au croc, grâce au cheval dont le pied s'est trouvé plus dur que la cervelle de M. Jean. Voilà tout ce que je puis conjecturer du vertigo de notre pasteur.

Mais admirez avec quelle prévoyance il conduisait sa rage! On me vient d'assurer que, s'étant mis en tête le malheureux dessein de ta prison, il avait secrètement permuté la cure de Colignac contre une autre cure en son pays, où il s'attendait de se retirer aussitôt que tu serais pris. Son serviteur même a dit que, voyant ton cheval près de son écurie, il lui avait entendu murmurer que c'était de quoi le mener en lieu où on ne l'atteindrait pas.»

En suite de ce discours, Colignac m'avertit de me défier des offres et des visites que me rendrait peut-être une personne très-puissante qu'il me nomma; que c'était par son crédit que messire Jean avait gagné le procès du dévolu, et que cette personne de qualité avait sollicité l'affaire pour lui en payement des services que ce bon prêtre, du temps qu'il était cuistre, avait rendus au collége à son fils.

«Or, continua Colignac, comme il est bien malaisé de plaider sans aigreur et sans qu'il reste à l'âme un caractère d'inimitié qui ne s'efface plus, encore qu'on nous ait rapatriés, il a toujours depuis cherché secrètement les occasions de me traverser. Mais il n'importe; j'ai plus de parents que lui dans la Robe, et ai beaucoup d'amis, ou, tout au pis, nous saurons y interposer l'autorité royale.»

Après que Colignac eut dit, ils tâchèrent l'un et l'autre de me consoler; mais ce fut par les témoignages d'une douleur si tendre, que la mienne s'en augmenta.

Sur ces entrefaites, mon Geôlier nous vint retrouver pour nous avertir que la chambre, était prête.

«Allons la voir.» répondit Cussan. Il marcha, et nous le suivîmes. Je la trouvai fort ajustée.

«Il ne manque rien; leur dis-je, sinon des livres.»

Colignac me promit de m'envoyer dès le lendemain tous ceux dont je lui donnerais la liste. Quand nous eûmes bien considéré et bien reconnu, par la hauteur de ma Tour, par les fossés à fond de cuve qui l'environnaient et par toutes les dispositions de mon appartement, que de me sauver était une entreprise hors du pouvoir humain, mes amis, se regardant l'un l'autre, et puis jetant les yeux sur moi, se mirent à pleurer; mais, comme si tout à coup notre douleur eût fléchi la colère du ciel, une soudaine joie attira l'espérance, et l'espérance, de secrètes lumières, dont ma raison se trouva tellement éblouie, que, d'un emportement contre ma volonté, qui me semblait ridicule à moi-même:

«Allez! leur dis-je, allez m'attendre à Colignac: j'y serai dans trois jours, et envoyez-moi tous les instruments de mathématique dont je travaille ordinairement. Au reste, vous trouverez dans une grande boite force cristaux taillés de diverses façons; ne les oubliez pas. Toutefois, j'aurai plus tôt fait de spécifier dans un mémoire les choses dont j'ai besoin.»

Ils se chargèrent du billet que je leur donnai, sans pouvoir pénétrer mon intention. Après quoi, je les congédiai.

Depuis leur départ, je ne fis que ruminer à l'exécution des choses que j'avais préméditées, et j'y ruminais encore le lendemain, quand on m'apporta de leur part tout ce que j'avais marqué au catalogue. Un valet de chambre de Colignac me dit qu'on n'avait point vu son maître depuis le jour précédent, et qu'on ne savait ce qu'il était devenu. Cet accident ne me troubla point, parce qu'aussitôt il me vint à la pensée qu'il serait possible allé en Cour solliciter ma sortie. C'est pourquoi, sans m'étonner, je mis la main à l'oeuvre. Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je collai, enfin je construisis la machine que je vous vais décrire.

Ce fut une grande boîte fort légère et qui fermait fort juste; elle était haute de six pieds ou environ, et large de trois à quatre. Cette boite était trouée par en bas; et, par-dessus la voûte, qui l'était aussi, je posai un vaisseau de cristal, troué de même, fait en globe, mais fort ample, dont le goulot aboutissait justement, et s'enchâssait dans le pertuis que j'avais pratiqué au chapiteau.

Le vase était construit exprès à plusieurs angles, et en forme d'icosaèdre, afin que, chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisit l'effet d'un miroir ardent.

Le Geôlier ni ses Guichetiers ne montaient jamais à ma chambre qu'ils ne me rencontrassent occupé à ce travail; mais ils ne s'en étonnaient point, à cause des gentillesses de mécanique qu'ils voyaient dans ma chambre, dont je me disais l'inventeur. Il y avait, entre autres, une horloge à vent, un oeil artificiel avec lequel on voit la nuit, une sphère où les astres suivent le mouvement qu'ils ont dans le ciel. Tout cela leur, persuadait que la machine où je travaillais était une curiosité semblable; et puis l'argent dont Colignac leur graissait les mains les faisait marcher doux en beaucoup de pas difficiles.

Or, il était neuf heures du matin, mon Geôlier était descendu, et le ciel était obscurci, quand j'exposai cette machine au sommet de ma Tour, c'est-à-dire au lieu le plus découvert de ma terrasse. Elle fermait si close, qu'un seul grain d'air, hormis par les deux ouvertures, ne s'y pouvait glisser, et j'avais emboîté par dedans un petit ais fort léger qui servait à m'asseoir.

Tout cela disposé de la sorte, je m'enfermai dedans, et j'y demeurai près d'une heure, attendant ce qu'il plairait à la fortune d'ordonner de moi.

Quand le Soleil, débarrassé de nuages, commença d'éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent, qui recevait à travers ses facettes les trésors du Soleil, en répandait par le bocal la lumière dans ma cellule; et, comme cette splendeur s'affaiblissait à cause des rayons qui ne pouvaient se replier jusqu'à moi sans se rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertissait ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d'or.

J'admirais avec extase la beauté d'un coloris si mélangé, et voici que tout à coup je sens mes entrailles émues de la même façon que les sentirait tressaillir quelqu'un enlevé par une poulie.

J'allais ouvrir mon guichet pour connaître la cause de cette émotion; mais, comme j'avançais la main, j'aperçus, par le trou du plancher de ma boîte, ma Tour déjà fort basse au-dessous de moi, et mon petit château en l'air, poussant mes pieds contre-mont, me fit voir, en un tournemain [1], Toulouse qui s'enfonçait en terre. Ce prodige m'étonna, non point à cause d'un effort si subit, mais à cause de cet épouvantable emportement de la raison humaine, au succès d'un dessein qui m'avait même effrayé en l'imaginant. Le reste ne me surprit pas, car j'avais bien prévu que le vide qui surviendrait dans l'icosaèdre, à cause des rayons unis du Soleil par les verres concaves, attirerait, pour le remplir, une furieuse abondance d'air, dont ma boite serait enlevée, et qu'à mesure que je monterais, l'horrible vent qui s'engouffrerait par le trou ne pourrait s'élever jusqu'à la voûte, qu'en pénétrant cette machine avec furie, il ne la poussât en haut.

[1] On dit maintenant tour de main.


Quoique mon dessein fut digéré avec beaucoup de précaution, une circonstance toutefois me trompa, pour n'avoir pas assez espéré de la vertu de mes miroirs. J'avais disposé autour de ma boîte une petite voile, facile à contourner, avec une ficelle dont je tenais le bout, qui passait par le bocal du vase: car je m'étais imaginé qu'ainsi, quand je serais en l'air, je pourrais prendre autant de vent qu'il m'en faudrait pour arriver à Colignac; mais, en un clin d'oeil, le Soleil, qui battait à plomb et obliquement sur les miroirs ardents de l'icosaèdre, me guinda si haut, que je perdis Toulouse de vue. Cela me fit abandonner ma ficelle, et, fort peu de temps après, j'aperçus, par une des vitres que j'avais pratiquées aux quatre côtés de la machine, ma petite voile arrachée, qui s'envolait au gré d'un tourbillon entonné dedans.

Je me souviens qu'en moins d'une heure je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Je m'en aperçus bientôt, parce que je voyais grêler et pleuvoir plus bas que moi. On me demandera peut-être d'où venait alors ce vent (sans lequel ma boite ne pouvait monter), dans un étage du Ciel exempt de météores.

Mais; pourvu qu'on m'écoute, je satisferai à cette objection. Je vous ai dit que le Soleil, qui battait vigoureusement sur mes miroirs concaves, unissant les rayons dans le milieu du vase, chassait avec son ardeur, par le tuyau d'en haut, l'air dont il était plein, et qu'ainsi, le vase demeurant vide, la Nature, qui l'abhorre, lui faisait rehumer, par l'ouverture basse, d'autre air pour se remplir: s'il en perdait beaucoup, il en recouvrait autant; et, de cette sorte, on ne doit pas s'étonner que, dans une région au-dessus de la moyenne où sont les vents, je continuasse de monter, parce que l'éther devenait vent, par la furieuse vitesse avec laquelle il s'engouffrait pour empêcher le vide, et devait, par conséquent, pousser sans cesse ma machine.

Je ne fus quasi pas travaillé de la faim, hormis lorsque je traversai cette moyenne région; car, véritablement, la froideur du climat me la fit voir de loin; je dis de loin, à cause qu'une bouteille d'essence, que je portais toujours, dont j'avalai quelques gorgées, lui défendit d'approcher.

Pendant tout le reste de mon voyage, je ne sentis aucune atteinte; au contraire, plus j'avançais vers ce Monde enflammé, plus je me trouvais robuste. Je sentais mon visage un peu chaud et plus gai qu'à l'ordinaire, mes mains paraissaient plus colorées d'un vermeil agréable, et je ne sais quelle joie coulait parmi mon sang, qui me faisait être au delà de moi.

Il me souvient que, réfléchissant sur cette aventure, je raisonnai une fois ainsi.

«La faim, sans doute, ne me saurait atteindre, à cause que, cette douleur n'étant qu'un instinct de Nature, avec lequel elle oblige les animaux à réparer par l'aliment ce qui se perd de leur substance, aujourd'hui qu'elle sent que le Soleil, par sa pure, continuelle et voisine irradiation, me fait plus réparer de chaleur radicale que je n'en perds, elle ne me donne plus cette envie qui me serait inutile.»

J'objectais pourtant à ces raisons que, puisque le tempérament, qui fait la vie, consistait non-seulement en chaleur naturelle, mais en humide radical où ce feu se doit attacher comme la flamme à l'huile d'une lampe, les rayons seuls de ce brasier vital ne pouvaient faire l'âme, à moins que de rencontrer quelque matière onctueuse qui les fixât. Mais, tout aussitôt, je vainquis cette difficulté, après avoir pris garde que, dans nos corps, l'humide radical et la chaleur naturelle ne sont rien qu'une même chose; car ce que l'on appelle humide, soit dans les Animaux, soit dans le Soleil, cette grande âme du Monde, n'est qu'une fluxion d'étincelles plus continues, à cause de leur mobilité; et ce que l'on nomme chaleur est une brouine d'atomes de feu, qui paraissent moins déliés, à cause de leur interruption.

Mais, quand l'humide et la chaleur radicale seraient deux choses distinctes, il est constant que l'humide ne serait pas nécessaire pour vivre si proche du Soleil; car, puisque cet humide ne sert dans les vivants que pour arrêter la chaleur qui s'exhalerait trop vite, et ne serait pas réparée assez tôt, je n'avais garde d'en manquer dans une région où, de ces petits corps de flamme qui sont la vie, il s'en réunissait davantage à mon être qu'il ne s'en détachait.

Une autre chose peut causer de l'étonnement, à savoir, pourquoi les approches de ce globe ardent ne me consumaient pas, puisque j'avais presque atteint la pleine activité de sa sphère; mais en voici la raison. Ce n'est point, à proprement parler, le feu même qui brûle, mais une matière plus grosse, que le feu pousse çà et là par les élans de sa nature mobile; et cette poudre de bluettes, que je nomme feu, par elle-même mouvante, tient, possible, toute son action de la rondeur de ces atomes, car ils chatouillent, échauffent ou brûlent, selon la figure des corps qu'ils traînent avec eux.

Ainsi la paille ne jette pas une flamme si ardente que le bois; le bois brûle avec moins de violence que le fer; et cela procède de ce que le feu de fer, de bois et de paille, quoique en soi le même feu, agit toutefois diversement selon la diversité des corps qu'il remue. C'est pourquoi, dans la paille, le feu (cette poussière quasi spirituelle) n'étant embarrassé qu'avec un corps mou, il est moins corrosif; dans le bois, dont la substance est plus compacte, il entre plus durement; et dans le fer, dont la masse est presque tout à fait solide et liée de parties angulaires, il pénètre et consume ce qu'on y jette, en un tournemain.

Toutes ces observations étant si familières, on ne s'étonnera point que j'approchasse du Soleil, sans être brûlé, puisque ce qui brûle n'est pas le feu, mais la matière où il est attaché; et que le feu du Soleil ne peut être mêlé d'aucune matière. N'expérimentons-nous pas même que la joie, qui est un feu, parce qu'il ne remue qu'un sang aérien, dont les particules fort déliées glissent doucement contre les membranes de notre chair, chatouille et fait naître je ne sais quelle aveugle volupté? et que cette volupté, ou, pour mieux dire, ce premier progrès de douleur, n'arrivent pas jusqu'à menacer l'animal de mort, mais jusqu'à lui faire sentir que l'envie cause un mouvement à nos esprits que nous appelons joie ? Ce n'est pas que la fièvre, encore qu'elle ait des accidents tout contraires, ne soit un feu aussi bien que la joie, mais c'est un feu enveloppé dans un corps, dont les grains sont cornus, tel qu'est la bile âtre [1] ou la mélancolie, qui, venant à darder ses pointes, crochues partout où sa nature mobile le promène, perce, coupe, écorche, et produit, par cette agitation violente, ce qu'on appelle ardeur de fièvre.

[1] Noire, atra.


Mais cette enchaînure de preuves est fort inutile; les expériences les plus vulgaires suffisent pour convaincre les aheurtés [1]. Je n'ai pas de temps à perdre, il faut penser à moi. Je suis, à l'exemple de Phaéton, au milieu d'une carrière où je ne saurais rebrousser, et dans laquelle si je fais un faux pas, toute la Nature ensemble n'est pas capable de me secourir.

[1] Entêtés, obstinés, fermes au choc, à heurt.


Je connus très-distinctement, comme autrefois j'avais soupçonné en montant à la Lune, qu'en effet c'est la Terre qui tourne d'Orient en Occident à l'entour du Soleil, et non pas le Soleil autour d'elle; car je voyais, en suite de la France, le pied de la botte d'Italie [1], puis la Mer Méditerranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin, la Perse, les Indes, la Chine, et enfin le Japon, passer successivement vis-à-vis du trou de ma loge; et, quelques heures après mon élévation, toute la Mer du Sud, ayant tourné, laissa mettre à sa place le continent de l'Amérique.

[1] L'Italie, vue sur les cartes géographiques, a la forme d'une botte.


Je distinguai clairement toutes ces révolutions, et je me souviens même que longtemps après je vis encore l'Europe remonter une fois sur la scène, mais je n'y pouvais plus remarquer séparément les États, à cause de mon exaltation [1], qui devint trop haute. Je laissai sur ma route, tantôt à gauche, tantôt à droite, plusieurs Terres comme la nôtre, où, pour peu que j'atteignisse les sphères de leur activité, je me sentais fléchir. Toutefois, la rapide vigueur de mon essor surmontait celle de ces attractions.

[1] Élévation, exaltatio.


Je côtoyai la Lune, qui, pour lors, se trouvait entre le Soleil et la Terre, et je laissai Vénus à main droite. Mais, à propos de cette étoile, la vieille Astronomie a tant prêché que les Planètes sont des astres qui tournent à l'entour de la Terre, que la moderne n'oserait en douter. Et je remarquai, toutefois, que, durant tout le temps que Vénus parut au deçà du Soleil, à l'entour duquel elle tourne, je la vis toujours en croissant; mais, achevant son tour, j'observai qu'à mesure qu'elle passa derrière, ses cornes se rapprochèrent, et son ventre noir se redora. Or, cette vicissitude de lumières et de ténèbres montre bien évidemment que les Planètes sont, comme la Lune et la Terre, des globes sans clarté, qui ne sont capables que de réfléchir celle qu'ils empruntent.

En effet, à force démonter, je fis encore la même observation, de Mercure. Je remarquai, de plus, que tous ces Mondes ont encore d'autres petits Mondes qui se meuvent à l'entour d'eux, Rêvant depuis aux causes de la construction de ce grand Univers, je me suis imaginé qu'au débrouillement du Chaos, après que Dieu eut créé la matière, les corps semblables se joignirent, par ce principe d'amour inconnu, avec lequel nous expérimentons que toute chose cherche son pareil. Des particules formées de certaine façon s'assemblèrent, et cela fit l'air. D'autres, à qui la figure donna possible un mouvement circulaire, composèrent; en se fiant, les globes qu'on appelle astres, qui non-seulement à cause de cette inclination de pirouetter sur leurs pôles, à laquelle leur figure les nécessite, ont dû s'amasser en rond, comme nous le voyons, mais ont du même, s'évaporant de la masse, et, cheminant dans leur fuite d'une allure semblable, faire tourner les orbes moindres qui se rencontraient dans la sphère de leur activité.

C'est, pourquoi Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne, ont été contraints de pirouetter et rouler tout ensemble à l'entour du Soleil. Ce n'est pas qu'on ne se puisse imaginer qu'autrefois tous ces autres globes n'aient été des Soleils, puisqu'il reste encore à la Terre, malgré son extinction présente, assez de chaleur pour faire tourner la Lune autour d'elle, par le mouvement circulaire des corps qui se déprennent de sa masse, et qu'il en reste assez à Jupiter, pour en faire tourner quatre.

Mais ces Soleils, à la longueur du temps, ont fait une perte de lumière et de feu si considérable, par l'émission continuelle des petits corps qui font l'ardeur et la clarté, qu'ils sont demeurés un marc froid, ténébreux et presque impuissant. Nous découvrons même que ces taches qui sont au Soleil, dont les Anciens ne s'étaient point aperçus, croissent de jour en jour. Or, que sait-on si ce n'est point une croûte qui se forme en sa superficie, sa masse qui s'éteint, à mesure que la lumière s'en déprend; et s'il ne deviendra point, quand tous ces corps mobiles l'auront abandonné; un corps opaque comme la Terre?

Il y a des siècles fort éloignés, au delà desquels il ne parait aucun vestige du genre humain. Peut-être qu'auparavant la Terre était un Soleil peuplé d'animaux proportionnés au climat qui les avait produits; et peut-être que ces animaux-là étaient les Démons de qui l'antiquité raconte tant d'exemples. Pourquoi non? Ne se peut-il pas faire que ces animaux, depuis l'extinction de la Terre, y ont encore habité quelque temps, et que l'altération de leur globe n'en avait pas détruit encore toute la race?

En effet, leur vie a duré jusqu'à celle d'Auguste, au témoignage de Plutarque. Il semble même que le Testament prophétique et sacré de nos premiers Patriarches, nous ait voulu conduire à cette vérité par la main; car on y lit, auparavant qu'il soit parlé de l'homme, la révolte des Anges [1]. Cette suite de temps, que l'Écriture observe, n'est-elle pas comme une demi-preuve que les Anges ont habité la Terre avant nous? et que ces orgueilleux, qui avaient habité notre Monde, du temps qu'il était Soleil, dédaignant peut-être, depuis qu'il fut éteint, d'y continuer leur demeure, et sachant que Dieu avait posé son Trône dans le Soleil, osèrent entreprendre de l'occuper? Mais Dieu, qui voulut punir leur audace, les chassa même de la Terre, et créa l'homme, moins parfait, mais, par conséquent, moins superbe, pour occuper leurs places vides.

[1] Ce n'est pas dans la Genèse qu'il est parlé des anges rebelles et de la chute de Satan, antérieurement à la création de l'homme, mais dans le Talmud et les autres commentaires hébreux de la Bible.


Environ au bout de quatre mois de voyage, du moins autant qu'on saurait supputer, quand il n'arrive point de nuit pour distinguer le jour, j'abordai une de ces petites Terres qui voltigent à l'entour du Soleil (que les Mathématiciens appellent des Macules), où, à cause des nuages interposés, mes miroirs, ne réunissant plus tant de chaleur, et l'air, par conséquent, ne poussant plus ma cabane avec tant de vigueur, ce qui resta de vent ne fut capable que de soutenir ma chute et me descendre sur la pointe d'une fort haute montagne où je baissai doucement.

Je vous laisse à penser la joie que je sentis de voir mes pieds sur un plancher solide, après avoir si longtemps joué le personnage d'oiseau. En vérité, des paroles sont faibles pour exprimer l'épanouissement dont je tressaillis, lorsqu'enfin j'aperçus ma tête couronnée de la clarté des Cieux. Cette extase pourtant ne me transporta pas si fort, que je ne songeasse, au sortir de ma boite, à couvrir son chapiteau avec ma chemise, auparavant que de m'éloigner, parce que j'appréhendais, si l'air devenant serein, le Soleil eût rallumé mes miroirs, comme il était vraisemblable, de ne plus retrouver ma maison.

Par des crevasses que des ruines d'eau témoignaient avoir creusées, je dévalai dans la plaine, où, pour l'épaisseur du limon dont la terre était grasse, je ne pouvais quasi marcher. Toutefois, au bout de quelque espace de chemin, j'arrivai dans une fondrière où je rencontrai un petit homme, tout nu, assis sur une pierre, qui se reposait. Je ne me souviens pas si je lui parlai le premier, ou si ce fut lui qui m'interrogea; mais j'ai la mémoire toute fraîche, comme si je l'écoutais encore, qu'il me discourut, pendant trois grosses heures, en une langue que je sais bien n'avoir jamais ouïe, et qui n'a aucun rapport avec pas une de ce monde-ci, laquelle toutefois je compris plus vite et plus intelligiblement que celle de ma nourrice. Il m'expliqua, quand je me fus enquis d'une chose si merveilleuse, que dans les sciences il y avait un Vrai, hors lequel on était toujours éloigné du facile; que plus un idiome s'éloignait de ce Vrai, plus il se rencontrait au-dessous de la conception, et de moins facile intelligence.

«De même, continuait-il, dans la Musique, ce Vrai ne se rencontre jamais, que l'âme, aussitôt soulevée, ne s'y porte aveuglément. Nous ne le voyons pas, mais nous sentons que Nature le voit; et, sans pouvoir comprendre en quelle sorte nous en sommes absorbés, il ne laisse pas de nous ravir, et si nous ne saurions remarquer où il est [1]. Il en va des langues tout de même. Qui rencontre cette vérité de lettres, de mots et de suite, ne peut jamais, en s'exprimant, tomber au-dessous de sa conception: il parle toujours égal à sa pensée; et c'est pour n'avoir pas la connaissance de ce parfait idiome, que vous demeurez court, ne connaissant pas l'ordre ni les paroles qui puissent expliquer ce que vous imaginez.»

[1] Cyrano, quoique gassendiste, se souvenait d'avoir lu et admiré le chef-d'oeuvre de Descartes: Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et rechercher la vérité dans les sciences.


Je lui dis que le premier homme de notre Monde s'était indubitablement servi de cette langue, parce que chaque nom qu'il avait imposé à chaque chose déclarait son essence, il m'interrompit, et continua:

«Elle n'est pas simplement nécessaire pour exprimer tout ce que l'esprit conçoit, mais sans elle on ne peut pas être entendu de tous. Comme cet idiome est l'instinct ou la voix de la Nature, il doit être intelligible à tout ce qui vit sous le ressort de la Nature. C'est pourquoi, si vous en aviez l'intelligence, vous pourriez communiquer et discourir de toutes vos pensées aux bêtes, et les bêtes, à vous, de toutes les leurs, à cause que c'est le langage même de la Nature, par qui elle se fait entendre à tous les animaux.

«Que la facilité donc avec laquelle vous entendez le sens d'une langue qui ne sonna jamais à notre ouïe ne vous étonne plus. Quand je parle, votre âme rencontre, dans chacun de mes mots, ce Vrai qu'elle cherche à tâtons; et, quoique sa raison ne l'entende pas, elle a chez soi Nature qui ne saurait manquer de l'entendre.

—Ah! c'est sans doute, m'écriai-je, par l'entremise de cet énergique idiome, qu'autrefois notre premier père conversait avec les animaux, et qu'il était entendu d'eux? Car, comme, la domination sur toutes les espèces lui avait été donnée, elles lui obéissaient, parce qu'il les faisait obéir en une langue qui leur était connue; et c'est aussi pour cela (cette langue matrice étant perdue) qu'elles ne viennent point aujourd'hui comme jadis, quand nous les appelons, à cause qu'elles ne nous entendent plus.»

Le petit homme ne fit pas semblant de me vouloir répondre; mais, reprenant le fil de son discours, il allait continuer, si je ne l'eusse interrompu encore une fois. Je lui demandai donc en quel Monde nous respirions; s'il était beaucoup habité, et quelle sorte de gouvernement maintenait leur police.

«Je vais, expliqua-t-il, vous étaler des secrets qui ne sont point connus en votre climat.

«Regardez bien la terre où nous marchons! Elle était, il n'y a guère, une masse indigeste et brouillée, un chaos de matière confuse, une crasse noire et gluante, dont le Soleil s'était purgé. Or, après que, par la vigueur des rais qu'il dardait contre, il a eu mêlé, pressé et rendu compactes ces nombreux nuages d'atomes; après, dis-je, que, par une longue et puissante coction, il a eu séparé dans cette boule les corps les plus contraires et réuni les plus semblables, cette masse, outrée de chaleur, a tellement sué, qu'elle a fait un déluge qui l'a couverte plus de quarante jours, car il fallait bien, à tant d'eau, cet espace de temps, pour s'écouler aux régions les plus penchantes et les plus basses de notre globe.

«De ces torrents d'humeur assemblés, il s'est formé la mer, qui témoigne encore par son sel que ce doit être un amas de sueur, toute sueur étant salée. Ensuite, de la retraite des eaux, il est demeuré sur la terre une bourbe grasse et féconde, où, quand le Soleil eut rayonné, il s'éleva comme une ampoule, qui ne put, à cause du froid, pousser son germe dehors. Elle reçut donc une autre coction; et, cette coction la rectifiant encore et la perfectionnant par un mélange plus exact, elle rendit ce germe, qui n'était en puissance que de végéter, capable de sentir.

Mais, parce que les eaux, qui avaient si longtemps croupi sur le limon, l'avaient morfondu, la bube ne se creva point; de sorte que le Soleil la recuisit encore une fois; et, après une troisième digestion, cette matrice étant si fort échauffée, que le froid n'apportait plus d'obstacle à son accouchement, elle s'ouvrit et enfanta un homme, lequel a retenu dans le foie, qui est le siége de l'âme végétative, et l'endroit de la première coction, la puissance de croître: dans le coeur, qui est le siége de l'activité, et la place de la seconde coction, la puissance vitale; et dans le cerveau, qui est le siége de l'intellectuelle, et le lieu de la troisième coction, la puissance de raisonner.

Sans cela, pourquoi serions-nous plus longtemps dans le ventre de nos mères que tout le reste des animaux, si ce n'était qu'il faut que notre embryon reçoive trois coctions distinctes pour former les trois facultés distinctes de notre âme; et les bêtes, seulement deux, pour former ses deux puissances?

Je sais bien que le cheval ne s'achève qu'en dix, douze ou quatorze mois, au ventre de la jument. Comme il est d'un tempérament si contraire à celui qui nous fait hommes, que jamais il n'a vie qu'aux mois (remarquez!) tout à fait antipathiques à la nôtre, quand nous restons dans la matrice, outre le cours naturel; ce n'est pas merveille que le période du temps, dont Nature a besoin pour délivrer une jument, soit autre que celui qui fait accoucher une femme.

«Oui, mais enfin, dira quelqu'un, le cheval demeure plus de temps que nous au ventre de sa mère; et, par conséquent, il y reçoit des coctions ou plus parfaites, ou plus nombreuses!»

Je réponds qu'il ne s'ensuit pas, car, sans m'appuyer des observations que tant de doctes ont faites sur l'énergie des nombres, quand ils prouvent que, toute matière étant en mouvement, certains êtres s'achèvent dans une certaine révolution de jours, qui se détruisent dans un autre; ni, sans me faire fort des preuves qu'ils tirent, après avoir expliqué la cause de tous ces mouvements, que le nombre de neuf est le plus parfait; je me contenterai de répondre que, le germe de l'homme étant plus chaud, le Soleil y travaille, et finit plus d'organes en neuf mois qu'il n'en ébauche en un an dans celui du poulain. Or, qu'un cheval ne soit beaucoup plus froid qu'un homme, on n'en saurait douter, puisque cette bête ne meurt que d'enflure de rate, où d'autres maux qui procèdent de mélancolie.

«Cependant, me direz-vous, on ne voit point dans notre Monde aucun homme engendré de boue, et produit de cette façon?»

Je le crois bien; votre Monde est aujourd'hui échauffé; car, sitôt que le Soleil attire un germe de la Terre, ne rencontrant point ce froid humide ou, pour mieux dire, ce période certain d'un mouvement achevé, qui le contraigne à plusieurs coûtions, il en forme aussitôt un végétant; ou, s'il se fait deux coctions, comme la seconde n'a pas le loisir de s'achever parfaitement, elle n'engendre qu'un insecte. Aussi, j'ai, remarqué que le Singe, qui porte comme nous ses petits près de neuf mois, nous ressemble par tant de biais, que beaucoup de Naturalistes ne nous ont point distingué d'espèce; et la raison, c'est que leur semence, à peu près tempérée comme la nôtre, pendant ce temps a presque eu le loisir d'achever les trois digestions.

«Vous me demanderez indubitablement de qui je tiens l'histoire que je vous ai contée? Vous me direz que je ne saurais l'avoir apprise de ceux qui n'y étaient pas? Il est vrai que je suis le seul qui s'y soit rencontré, et que par conséquent, je n'en puis rendre témoignage, à cause qu'elle était arrivée, avant que je naquisse. Cela est encore vrai; mais apprenez aussi que, dans une région voisine du Soleil comme la nôtre, les âmes pleines de feu sont plus claires, plus subtiles et plus pénétrantes, que celles des autres animaux aux sphères plus éloignées.

Or, puisque dans votre Monde même il s'est jadis rencontré des Prophètes, qui, l'esprit échauffé par un vigoureux enthousiasme, ont eu des pressentiments du futur, il n'est pas impossible que, dans celui-ci, beaucoup plus proche du Soleil, et, par conséquent, beaucoup plus lumineux que le vôtre, il ne vienne à un fort génie quelque odeur du passé; que sa raison mobile ne se remue aussi bien en arrière qu'en avant, et qu'elle ne soit capable d'atteindre la cause par les effets, vu qu'elle peut arriver aux effets par la cause.»

Il acheva son récit de cette sorte; mais, après une conférence encore plus particulière de secrets fort cachés qu'il me révéla, dont je veux taire une partie et dont l'autre m'est échappée de la mémoire, il me dit qu'il n'y avait pas encore trois semaines qu'une motte de terre, engrossée par le Soleil, avait accouché de lui.

«Regardez bien cette tumeur!»

Alors il me fit remarquer, sur de la bourbe, je ne sais quoi d'enflé comme une taupinière: «C'est, dit-il, un apostume ou, pour mieux parler, une matrice qui recèle depuis neuf mois l'embryon d'un de mes frères. J'attends ici, à dessein de lui servir de sage-femme.»

Il aurait continué, s'il n'eût aperçu, à l'entour de ce gazon d'argile, le terrain qui palpitait. Cela lui fit juger, avec la grosseur du bubon, que la terre était en travail, et que cette secousse était déjà l'effort des tranchées de l'accouchement. Il me quitta aussitôt pour y courir, et. moi, j'allai rechercher ma cabane.

Je regrimpai donc sur la montagne que j'avais descendue, au sommet de laquelle je parvins avec beaucoup de lassitude. Vous pouvez croire combien je fus en peine, quand je ne trouvai plus ma machine où je l'avais laissée. J'en soupirais déjà la perte, quand je l'aperçus fort loin qui voltigeait. Autant que mes jambes purent fournir, j'y courus à perte d'haleine, et certes c'était un passetemps agréable de contempler cette nouvelle façon d'aller à la chasse; car, quelquefois que j'avais presque la main dessus, il survenait dans la boule de verre une légère augmentation de chaleur, qui, tirant l'air avec plus de force, et cet air, devenu plus roide, enlevant ma boîte au-dessus de moi, me faisait sauter après, comme un chat au croc où il voit pendre un lièvre. Sans que ma chemise était demeurée sur le chapiteau pour s'opposer à la force des miroirs, elle eut fait le voyage toute seule.

Mais à quoi bon me rafraîchir la mémoire d'une aventure dont je ne saurais me souvenir qu'avec la même douleur que je ressentis alors? Il suffira de savoir qu'elle bondit, courut et vola tant; que je sautai, je marchai et j'arpentai tant, qu'enfin je la vis tomber au pied d'une fort haute montagne. Elle m'eût mené, possible, encore plus loin, si, de cette orgueilleuse enflure de la terre, les ombres, qui noircissaient le Ciel bien avant sur la plaine, n'eussent répandu tout autour une nuit de demi-lieue; car, se rencontrant parmi ces ténèbres, son verre n'en eut pas plutôt senti la fraîcheur, qu'il ne s'y engendra plus de vide, plus de vent par le trou, et conséquemment plus d'impulsion qui la soutint; de sorte qu'elle chut, et se fût brisée en mille éclats, si, par bonheur, une mare où elle tomba n'eût plié sous le faix.

Je la tirai de l'eau, remis en état ce qui était froissé; puis, après l'avoir embrassée de toute ma force, je la portai sur le sommet d'un coteau qui se rencontra tout proche. Là, je développai ma chemise d'alentour du vase, mais je ne la pus vêtir, parce que, mes miroirs commençant leur effet, j'aperçus ma cabane qui frétillait déjà pour voler. Je n'eus le loisir que d'entrer vitement dedans, où je m'enfermai comme la première fois.

La sphère de notre Monde ne me paraissait plus qu'un astre à peu près de la grandeur que nous parait la Lune; encore, il s'étrécissait, à mesure que je montais, jusqu'à devenir une étoile, puis une bluette, et puis rien, d'autant que ce point lumineux s'aiguisa si fort pour s'égaler à celui qui termine le dernier rayon de ma vue, qu'enfin elle le laissa s'unir à la couleur des Cieux. Quelqu'un peut-être s'étonnera que, pendant un si long voyage, le sommeil ne m'ait point accablé. Mais, comme le sommeil n'est produit que par la douce exhalaison des viandes qui s'évaporent de l'estomac au cerveau, ou par un besoin que sent Nature de lier notre âme, pour réparer, pendant le repos autant d'esprits que le travail en a consommés, je n'avais garde de dormir, vu que je ne mangeais pas, et que le Soleil me restituait beaucoup plus de chaleur radicale que je n'en dissipais.

Cependant mon élévation continuait, et, à mesure qu'elle m'approchait de ce Monde enflammé, je sentais couler dans mon sang une certaine joie qui le rectifiait et passait jusqu'à l'âme. De temps en temps, je regardais en haut pour admirer la vivacité des nuances qui rayonnaient dans mon petit dôme de cristal, et j'ai la mémoire encore présente, que, comme je pointais alors mes yeux dans le bocal du vase, voici que, tout en sursaut, je sens je ne sais quoi de lourd qui s'envole de toutes les parties de mon corps.

Un tourbillon de fumée fort épaisse et quasi palpable suffoqua mon verre de ténèbres, et, quand je voulus me mettre debout pour contempler ce noir, dont j'étais aveuglé, je ne vis plus ni vase, ni miroirs, ni verrière , ni couverture à ma cabane. Je baissai donc la vue à dessein de regarder ce qui faisait ainsi tomber mon chef-d'oeuvre en ruine; mais je ne trouvai, à sa place et à celle des quatre côtés et du plancher, que le Ciel tout-autour de moi. Encore ce qui m'effraya davantage, ce fut de sentir, comme si le vague de l'air se fût pétrifié, je ne sais quel obstacle invisible qui repoussait mes bras, quand je les pensais étendre.

Il me vint alors dans l'imagination qu'à force de monter, j'étais sans doute arrivé dans le Firmament, que certains Philosophes et quelques Astronomes ont dit être solide. Je commençai à craindre d'y demeurer enchâssé; mais l'horreur dont me consterna la bizarrerie de cet accident s'accrut bien davantage par ceux qui succédèrent; car ma vue, qui vaguait çà et là, étant par hasard tombée sur ma poitrine, au lieu de s'arrêter à la superficie de mon corps, passa tout à travers; puis, un moment ensuite, je m'avisai que je regardais par derrière et presque sans aucun intervalle. Comme si mon corps n'eût plus été qu'un organe de voir, je sentis ma chair, qui, s'étant décrassée de son opacité, transférait les objets à mes yeux, et mes yeux aux objets par chez elle.

Enfin, après avoir heurté mille fois, sans la voir, la voûte, le plancher et les murs de ma chaise, je connus que, par une secrète nécessité de la lumière dans sa source, nous étions, ma cabane et moi, devenus transparents. Ce n'est pas que je ne la dusse apercevoir, quoique diaphane, puisqu'on aperçoit bien le verre, le cristal et les diamants, qui le sont; mais je me figure que le Soleil, dans une région si proche de lui, purge bien plus parfaitement les corps de leur opacité en arrangeant plus droits les portuis imperceptibles de la matière, que dans notre Monde, où sa force, presque usée par un si long chemin, est à peine capable de transpirer son éclat aux pierres précieuses; toutefois, à cause de l'interne égalité de leurs superficies, il leur fait rejaillir au travers de leurs glaces, comme par de petits yeux, ou le vert des émeraudes, ou l'écarlate des rubis, ou le violet des améthystes, selon que les différons pores de la pierre, ou plus droits, ou plus sinueux, éteignent ou rallument, par la quantité des réflexions, cette lumière affaiblie.

Une difficulté peut embarrasser le lecteur, à savoir comment je pouvais me voir et ne point voir ma loge, puisque j'étais devenu diaphane aussi bien qu'elle. Je réponds à cela, que sans doute le Soleil agit autrement sur les corps qui vivent que sur les inanimés, puisque aucun endroit ni de ma chair, ni de mes os, ni de mes entrailles, quoique transparents, n'avait perdu sa couleur naturelle; au contraire, mes poumons conservaient encore, sous un rouge incarnat, leur molle délicatesse; mon coeur, toujours vermeil, balançait aisément entre le sistole et le diastole; mon foie semblait brûler dans un pourpre de feu, et, cuisant l'air que je respirais, continuait la circulation du sang [1]; enfin, je me voyais, me touchais, me sentais le même, et si pourtant je ne l'étais plus.

[1] La circulation du sang avait été découverte en 1619 par le médecin anglais Harvey, mais elle n'était pas encore admise comme une vérité incontestable par tous les savants.


Pendant que je considérais cette métamorphose, mon voyage s'accourcissait toujours, mais pour lors avec beaucoup de lenteur, à cause de la sérénité de l'éther, qui se raréfiait à proportion que je m'approchais de la source du jour; car, comme la matière en cet étage est fort déliée pour le grand vide dont elle est pleine, et que cette matière est, par conséquent, fort paresseuse à cause du vide qui n'a point d'action, cet air ne pouvait produire, en passant par le trou de ma boîte, qu'un petit vent à peine capable de la soutenir.

Je ne réfléchis jamais au malicieux caprice de la Fortune, qui toujours s'opposait au succès de mon entreprise avec tant d'opiniâtreté, que je m'étonne comment le cerveau ne me tourna point.

Mais écoutez un miracle que les siècles futurs auront de la peine à croire.

Enfermé dans une boite à jour, que je venais de perdre de vue, et mon effort tellement appesanti, que je faisais beaucoup de ne pas tomber; enfin, dans un état où tout ce que renferme la machine entière du Monde était impuissant à me secourir, je me trouvais réduit au période d'une extrême infortune. Toutefois, comme alors que nous expirons, nous sommes intérieurement poussés à vouloir embrasser ceux qui nous ont donné l'être, j'élevai mes yeux au Soleil, notre père commun. Cette ardeur de ma volonté non-seulement soutint mon corps, mais elle le lança vers la chose qu'il aspirait d'embrasser. Mon corps poussa ma boîte, et, de cette façon, je continuai mon voyage.

Sitôt que je m'en aperçus, je roidis avec plus d'attention que jamais toutes les facultés du mon âme, pour les attacher d'imagination à ce qui m'attirait; mais ma tête, chargée de ma cabane, contre le chapiteau de laquelle les efforts de ma volonté me guindaient malgré moi, m'incommoda de telle sorte, qu'à la fin cette pesanteur me contraignit de chercher à tâtons l'endroit de sa porte invisible. Par bonheur, je la rencontrai, je l'ouvris, et me jetai dehors; mais cette naturelle appréhension de choir, qu'ont tous les animaux, quand ils se surprennent soutenus de rien, me fit, pour m'accrocher brusquement, étendre le bras. Je n'étais guidé que de la Nature, qui ne sait pas raisonner; et c'est pourquoi la Fortune, son ennemie, poussa malicieusement ma main sur le chapiteau de cristal. Hélas! quel coup de tonnerre fut à mes oreilles le son de l'Icosaèdre que j'entendis se casser en morceaux!

Un tel désordre, un tel malheur, une telle épouvante, sont au delà de toute expression. Les miroirs n'attirèrent plus d'air, car il ne se faisait plus de vide; l'air ne devint plus vent, par la hâte de le remplir; le vent cessa de pousser ma boite en haut; bref, aussitôt après ce débris, je la vis choir fort longtemps à travers ces vastes campagnes du Monde; elle recontracta, dans la même région, l'opaque ténébreux qu'elle avait exhalé; d'autant que l'énergique vertu de la lumière cessant en cet endroit, elle se rejoignit avidement à l'obscure épaisseur qui lui était comme essentielle; de la même façon qu'il s'est vu des âmes, longtemps après la séparation, venir chercher leurs corps, et, pour tâcher de s'y rejoindre, errer, cent ans durant, à l'entour de leurs sépultures.

Je me doute qu'elle perdit ainsi sa diaphanéité, car je l'ai vue depuis, en Pologne [1], au même état qu'elle était, quand j'y entrai la première fois. Or, j'ai su qu'elle tomba sous la ligne équinoxiale, au Royaume de Bornéo; qu'un Marchand Portugais l'avait achetée de l'Insulaire qui la trouva, et que, de main en main, elle était venue en la puissance de cet ingénieur Polonois, qui s'en sert maintenant à voler [2].

[1] Cet endroit nous permet de supposer que Cyrano avait fait un voyage en Pologne, probablement à la suite de Marie de Gonzague, qui épousa le roi de Pologne Ladislas en 1645.

[2] L'art de voler dans les airs, comme les oiseaux, a été l'objet des recherches d'une foule de savants mécaniciens depuis la plus haute antiquité. Au moment où Cyrano s'en occupait aussi à sa manière, vers 1650 et 1651, le père Lanaterzi, naturaliste et physicien d'Italie, travaillait à fabriquer des oiseaux mécaniques qui volaient comme la colombe d'Arohytas et l'aigle de Régiomôntanus. Il y avait alors en Pologne, comme nous l'apprend Cyrano, un ingénieur polonais qui avait construit une machine ou vaisseau aérien et qui en faisait usage.


Ainsi donc, suspendu dans le vague des Cieux, et déjà consterné de la mort que j'attendais par ma chute, je tournai, comme je vous ai dit, mes tristes yeux au Soleil; ma vue y porta ma pensée, et mes regards, fixement attachés à son globe, marquèrent une voie dont ma volonté suivit les traces pour y enlever mon corps.

Ce vigoureux élan de mon âme ne sera pas incompréhensible à qui considérera les plus simples effets de notre volonté; car on sait bien, par exemple, que, quand je veux sauter, ma volonté, soulevée par ma fantaisie, ayant suscité tout le microcosme, elle tâche de le transporter jusqu'au but qu'elle s'est proposé. Si elle n'y arrive pas toujours, c'est à cause que les principes dans la Nature, qui sont universels, prévalent aux particuliers, et que, la puissance de vouloir étant particulière aux choses sensibles, et celle de choir au centre étant généralement répandue par toute la matière, mon saut est contraint de cesser, dès que la masse, après avoir vaincu l'insolence de la volonté qui l'a surprise, se rapproche du point où elle tend.

Je tairai tout ce qui survint au reste de mon voyage, de peur d'être aussi long à le conter qu'à le faire. Tant y a qu'au bout de vingt-deux mois j'abordai enfin très-heureusement les grandes plaines du Jour.

Cette terre est semblable à des flocons de neige embrasée, tant elle est lumineuse; cependant, c'est une chose assez incroyable, que je n'aie jamais su comprendre, depuis que ma boîte tomba, si je montai ou si je descendis au Soleil. Il me souvient seulement, quand j'y fus arrivé, que je marchais légèrement dessus; je ne touchais le plancher que d'un point, et je roulais souvent comme une boule, sans que je me trouvasse incommodé de cheminer avec la tête non plus qu'avec les pieds. Encore que j'eusse quelquefois les jambes vers le Ciel et les épaules contre terre, je me sentais dans cette posture aussi naturellement situé que si j'eusse eu les jambes contre terre et les épaules vers le Ciel. Sur quelque endroit de mon corps que je me plantasse, sur le ventre, sur le dos, sur un coude, sur une oreille, je m'y trouvais debout. Je connus par là que le Soleil est un Monde qui n'a point de centre, et que, comme j'étais bien loin hors de la sphère active du nôtre et de tous ceux que j'avais rencontrés, il était, par conséquent, impossible que je pesasse encore, puisque la pesanteur n'est qu'une attraction du centre dans la sphère de son activité.

Le respect avec lequel j'imprimais de mes pas cette lumineuse campagne suspendit pour un temps l'ardeur dont je petillais d'avancer mon voyage. Je me sentais tout honteux de marcher sur le jour. Mon corps même, étonné, se voulant appuyer de mes yeux, et cette terre transparente, qu'ils pénétraient, ne les pouvant soutenir, mon instinct, malgré moi devenu maître de ma pensée, l'entraînait au plus creux d'une lumière sans fond. Ma raison pourtant peu à peu désabusa mon instinct; j'appuyai, sur la plaine, des vestiges [1] assurés et non tremblants, et je comptai mes pas si fièrement, que, si les hommes avaient pu m'apercevoir de leur Monde, ils m'auraient pris pour ce grand Dieu qui marche sur les nues.

[1] Pas; c'est le mot latin: vestigia.


Après avoir, comme je crois, cheminé durant quinze jours, je parvins en une contrée du Soleil moins resplendissante que celle dont je sortais; je me sentis tout ému de joie, et je m'imaginai qu'indubitablement cette joie procédait d'une secrète sympathie que mon être gardait encore pour son opacité.

La connaissance que j'en eus ne me fit point pourtant désister de mon entreprise; car alors je ressemblais à ces vieillards endormis, lesquels, encore qu'ils sachent que le sommeil leur est préjudiciable, et qu'ils aient commandé à leurs domestiques de les en arracher, sont pourtant bien fâchés dans ce temps-là, quand on les réveille. Ainsi, quoique mon corps s'obscurcissait à mesure que j'atteignais des Provinces plus ténébreuses, il recontracta les faiblesses qu'apporte cette infirmité de la matière: je devins las et le sommeil me saisit.

Ces mignardes langueurs, dont les approches du sommeil nous chatouillent, coulaient dans mes sens tant de plaisir, que mes sens, gagnés par la volupté, forcèrent mon âme de savoir bon gré au tyran qui enchaînait ses domestiques; car le Sommeil, cet ancien tyran de la moitié de nos jours, qui, à cause de sa vieillesse, ne pouvant supporter la lumière ni la regarder sans s'évanouir, avait été contraint de m'abandonner à l'entrée des brillants climats du Soleil, et était venu m'attendre sur les confins de la région ténébreuse dont je parle, où, m'ayant rattrapé, il m'arrêta prisonnier, enferma mes yeux, ses ennemis déclarés, sous la voûte de mes paupières; et, de peur que mes autres sens, le trahissant comme ils m'avaient trahi, ne l'inquiétassent dans la paisible possession de sa conquête, il les garrotta chacun contre leur lit.

Tout cela veut dire, en deux mots, que je me couchai sur le sable, fort assoupi. C'était une rase campagne tellement découverte, que ma vue, de sa plus longue portée, n'y rencontrait pas seulement un buisson; et cependant, à mon réveil, je me trouvai sous un Arbre, en comparaison de qui les plus hauts cèdres ne paraîtraient que de l'herbe.

Son tronc était d'or massif, ses rameaux d'argent, et ses feuilles d'émeraudes, qui, dessus l'éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentaient comme dans un miroir les images du fruit qui pendait alentour. Mais jugez si le fruit devait rien aux feuilles! L'écarlate enflammée d'un gros escarboucle composait la moitié de chacun, et l'autre était en suspens si elle tenait sa matière d'une chrysolite ou d'un morceau d'ambre doré; les fleurs épanouies étaient des roses de diamant fort larges, et les boutons, de grosses perles en poire.

Un Rossignol, que son plumage uni rendait beau par excellence, perché tout au coupeau [1], semblait avec sa mélodie vouloir contraindre les yeux de confesser aux oreilles, qu'il n'était pas indigne du trône où il était assis.

[}1 Faîte, sommet. Ce vieux mot, que Cyrano affectionne, ne vient pas du celtique coppa, mais du latin cupa, coupe, parce qu'une colline a la forme d'une coupe renversée: coupeau s'en est allé; coupole est resté.


Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvais m'assouvir de le regarder.

Mais, comme j'occupais toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de grenade extraordinairement belle, dont la chair était un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j'aperçus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s'allongea autant qu'il le fallait pour former un cou. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais, quoi de blanc, qui, à force de s'épaissir, de croître, d'avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d'un petit buste de chair. Ce petit buste se terminait en rond vers la ceinture, c'est-à-dire qu'il gardait encore par en bas sa figure de pomme. Il s'étendit pourtant peu à peu, et sa queue s'étant convertie en deux jambes, chacune de ses jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige; et, d'une légère culbute, tomba justement à mes pieds.

Certes, je l'avoue, quand j'aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de Nain, pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer lui-même, je demeurai saisi de vénération.

«Animal humain, me dit-il (en cette langue matrice dont je vous ai autrefois discouru), après t'avoir longtemps considéré du haut de la branche où je pendais, j'ai cru lire dans ton visage que tu n'étais pas originaire de ce Monde; c'est à cause de cela que je suis descendu, pour en être éclairci au vrai.»

Quand j'eus satisfait sa curiosité à propos de toutes les matières dont il me questionna.[1]

[1] Il y a ici une lacune qui résulte sans doute de la suppression d'un passage dangereux, où l'auteur se montrait un peu trop esprit fort et philosophe.


«Mais vous, lui dis-je, découvrez-moi qui vous êtes? Car ce que je viens de voir est si fort étonnant, que je désespère d'en connaître jamais la cause, si vous ne me l'apprenez. Quoi! un grand arbre tout de pur or, dont les feuilles sont d'émeraudes, les fleurs de diamants, les boutons de perles, et, parmi tout cela, des fruits qui se font hommes en un clin d'oeil! Pour moi, j'avoue que la compréhension d'un tel miracle surpasse ma capacité.»

En suite de cette exclamation, comme j'attendais sa réponse:

«Vous ne trouverez pas mauvais, me dit-il, étant le Roi de tout le Peuple qui compose cet arbre, que je l'appelle pour me suivre.»

Quand il eut ainsi parlé, je pris garde qu'il se recueillit en lui-même. Je ne sais si, bandant les ressorts intérieurs de sa volonté, il excita hors de soi quelque mouvement qui fit arriver ce que vous allez entendre; mais tant il y a, qu'aussitôt après, tous les fruits, toutes les fleurs, toutes les feuilles, toutes les branches, enfin tout l'arbre tomba par pièces en petits hommes, voyant, sentant et marchant, lesquels, comme pour célébrer le jour de leur naissance au moment de leur naissance même, se mirent à danser alentour de moi.

Le Rossignol, entre tous, resta dans sa figure, et ne fut point métamorphosé, il se vint jucher sur l'épaule de notre petit Monarque, où il chanta un air si mélancolique et si amoureux, que toute l'assemblée, et le Prince même, attendris par les douces langueurs de sa voix mourante, en laissa couler quelques larmes. La curiosité d'apprendre d'où venait cet oiseau me saisit pour lors d'une démangeaison de langue si extraordinaire, que je ne la pus contenir:

«Seigneur, dis-je, m'adressant au Roi, si je ne craignais d'importuner Votre Majesté, je lui demanderais pourquoi, parmi tant de métamorphoses, le Rossignol tout seul a gardé son être?»

Ce petit Prince m'écouta avec une complaisance qui marquait bien sa bonté naturelle; et, connaissant ma curiosité:

«Le Rossignol, me répliqua-t-il, n'a point, comme nous, changé de forme, parce qu'il ne l'a pu. C'est un véritable Oiseau qui n'est que ce qu'il vous paraît. Mais marchons vers les régions opaques, et je vous conterai, en chemin faisant, qui je suis, avec l'histoire du Rossignol.»

A peine lui eus-je témoigné la satisfaction que je recevais de son offre, qu'il sauta légèrement sur l'une de mes épaules. Il se haussa sur ses petits ergots pour atteindre de sa bouche à mon oreille; et, tantôt se balançant à mes cheveux, tantôt s'y donnant l'estrapade [1]:

[1] C'est-à-dire: se laissant glisser du haut en bas, comme dans le supplice de l'estrapade, qui était encore en usage à l'armée: on hissait le patient en l'air avec une corde et on le faisait retomber de tout son poids à terre.


«Ma foi! me dit-il, excuse une personne qui se sent déjà hors d'haleine. Comme dans un corps étroit, j'ai les poumons serrés, et la voix, par conséquent, si déliée, que je suis contraint de me peiner beaucoup pour me faire ouïr, le Rossignol trouvera bon de parler lui-même de soi-même. Qu'il chante donc, si bon lui semble! Au moins, nous aurons le plaisir d'écouter son histoire en musique.»

Je lui répliquai que je n'avais point encore assez d'habitude au langage d'Oiseau; que véritablement un certain Philosophe, que j'avais rencontré en montant au Soleil, m'avait bien donné quelques principes généraux pour entendre celui des brutes; mais qu'ils ne suffisaient pas pour entendre généralement tous les mots, ni pour être touché de toutes les délicatesses qui se rencontrent dans une aventure telle que devait être celle-là.

«Eh bien, dit-il, puisque tu le veux, tes oreilles ne seront pas simplement sevrées des belles chansons du Rossignol, mais de quasi toute son aventure, de laquelle je ne te puis raconter que ce qui est venu à ma connaissance. Toutefois, tu te contenteras de cet échantillon; aussi bien, quand je la saurais tout entière, la brièveté de notre voyage en son Pays, où je le vais reconduire, ne me permettrait pas de prendre mon récit de plus loin.»

Ayant ainsi parlé, il sauta de dessus mon épaule à terre; ensuite, il donna la main à tout son petit peuple, et se mit à danser avec eux, d'une sorte de mouvement que je ne saurais représenter, parce qu'il ne s'en est jamais vu de semblable. Mais, écoutez, Peuples de la Terre, ce que je ne vous oblige pas de croire, puisqu'au Monde où vos miracles ne sont que des effets naturels, celui-ci a passé pour un miracle!

Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agitation dans moi, et mon agitation dans eux. Je ne pouvais regarder cette danse, que je ne fusse entraîné sensiblement de ma place, comme par un vortice [1] qui remuait, de son même branle et de l'agitation particulière d'un chacun, toutes les parties de mon corps; et je sentais épanouir sur mon visage la même joie qu'un mouvement pareil avait étendue sur le leur. A mesure que la danse se serra, les danseurs se brouillèrent d'un trépignement beaucoup plus prompt et plus imperceptible: il semblait que le dessein du Ballet fût de représenter un énorme Géant; car, à force de s'approcher et de redoubler la vitesse de leurs mouvements, ils se mêlèrent de si près, que je ne discernai plus qu'un grand Colosse à jour et quasi transparent; mes yeux toutefois les virent entrer l'un dans l'autre.

[1] Tourbillon, du latin vortex.


Ce fut en ce temps-là que je commençai à ne pouvoir davantage distinguer la diversité des mouvements de chacun, à cause de leur extrême volubilité, et parce, aussi, que, cette volubilité s'étrécissant toujours à mesure qu'elle s'approchait du centre, chaque vortice occupa enfin si peu d'espace, qu'il échappait à ma vue. Je crois pourtant que les parties s'approchèrent encore; car cette masse humaine, auparavant démesurée, se réduisit peu à peu à former un jeune Homme, de taille médiocre, dont tous les membres étaient proportionnés avec une symétrie où la perfection, dans sa plus forte idée, n'a jamais pu voler. Il était beau au delà de ce que tous les Peintres ont élevé leur fantaisie; mais ce que je trouvai de bien merveilleux, c'est que la liaison de toutes les parties qui achevèrent ce parfait microcosme se fit en un clin d'oeil. Tels d'entre les plus agiles de nos petits danseurs s'élancèrent par une cabriole à la hauteur et dans la posture essentielle à former une tête; tels, plus chauds et moins déliés, formèrent le coeur; et tels, beaucoup plus pesants, ne fournirent que les os, la chair et l'embonpoint.

Quand ce beau grand jeune Homme fut entièrement fini, quoique sa prompte construction ne m'eût quasi pas laissé de temps pour remarquer aucun intervalle dans son progrès, je vis entrer, par la bouche, le Roi de tous les Peuples dont il était un chaos. Encore, il me semble qu'il fut attiré dans ce corps par la respiration du corps même.

Tout cet amas de petits hommes n'avait point encore, avant cela, donné aucune marque de vie; mais, sitôt qu'il eut avalé son petit Roi, il ne se sentit plus être qu'un. Il demeura quelque temps à me considérer; et, s'étant comme apprivoisé par ses regards, il s'approcha de moi, me caressa, et, me donnant la main:

«C'est maintenant que, sans endommager la délicatesse de mes poumons, je pourrai t'entretenir des choses que tu passionnais de savoir, me dit-il; mais il est bien raisonnable de te découvrir auparavant les secrets cachés de notre origine. Sache donc que nous sommes des animaux natifs du Soleil dans les régions éclairées. La plus ordinaire, comme la plus utile de nos occupations, c'est de voyager par les vastes contrées de ce grand Monde. Nous remarquons curieusement les moeurs des Peuples, le génie des climats, et la nature de toutes les choses qui peuvent mériter notre attention; par le moyen de quoi nous nous formons une science certaine de ce qui est.

Or, tu sauras que mes vassaux voyageaient sous ma conduite, et qu'afin d'avoir le loisir d'observer les choses plus curieusement, nous n'avions pas gardé cette conformation particulière à notre corps, qui ne peut tomber sous tes sens, dont la subtilité nous eût fait cheminer trop vite.

Mais nous nous étions faits Oiseaux; tous mes sujets par mon ordre étaient devenus Aigles; et quant à moi, de peur qu'ils ne s'ennuyassent, je m'étais métamorphosé en Rossignol, pour adoucir leur travail [1] par les charmes de la Musique. Je suivais, sans voler, la rapide volée de mon Peuple, car je m'étais perché sur la tête d'un de mes vassaux, et nous suivions toujours notre chemin, quand un Rossignol, habitant d'une Province du Pays opaque, que nous traversions alors, étonné de me voir en la puissance d'un Aigle (car il ne nous pouvait prendre que pour tels qu'il nous voyait), se mit à plaindre mon malheur; je fis faire halte à mes gens, et nous descendîmes au sommet de quelques arbres où soupirait ce charitable Oiseau.

[1] Fatigue, dans le sens du mot latin labor.


Je pris tant de plaisir à la douceur de ses tristes chansons, qu'afin d'en jouir plus longtemps et plus à mon aise, je ne le voulus pas détromper. Je feignis sur-le-champ une histoire dans laquelle je lui contai les malheurs imaginaires qui m'avaient fait tomber aux mains de cet Aigle. J'y mêlai des aventures si surprenantes, où les passions étaient si adroitement soulevées et le chant si bien choisi pour la lettre, que le Rossignol en était tout hors de lui-même. Nous gazouillions l'un après l'autre, réciproquement, l'histoire en musique de nos mutuelles amours.

Je chantais, dans mes airs, que non-seulement je me consolais, mais que je me réjouissais encore de mon désastre, puisqu'il m'avait procuré la gloire d'être plaint par de si belles chansons, et ce petit inconsolable me répondait dans les siens, qu'il accepterait avec joie toute l'estime que je faisais de lui, s'il savait qu'elle lui pût faire mériter l'honneur de mourir à ma place; mais que, la Fortune n'ayant pas réservé tant de gloire à un malheureux comme lui, il accepterait, de cette estime, seulement ce qu'il en fallait pour m'empêcher de rougir de mon amitié.

Je lui répondais encore à mon tour, avec tous les transports, toutes les tendresses et toutes les mignardises d'une passion si touchante, que je l'aperçus deux ou trois fois sur la branche prêt à mourir d'amour. A la vérité, je mêlais tant d'adresse à la douceur de ma voix, et je surprenais son oreille par des traits si savants et des routes si peu fréquentées à ceux de son espèce, que j'emportais sa belle âme à toutes les passions dont je la voulais maîtriser. Nous occupâmes, en cet exercice, l'espace de vingt-quatre heures; et je crois que jamais nous ne nous fussions lassés de faire l'amour, si nos gorges ne nous eussent refusé de la voix. Ce fut l'obstacle seul qui nous empêcha de passer outre; car, sentant que le travail commençait à me déchirer la gorge, et que je ne pouvais plus continuer sans choir en pâmoison, je lui fis signe de s'approcher de moi.

Le péril où il crut que j'étais au milieu de tant d'Aigles lui persuada que je l'appelais à mon aide. Il vola aussitôt à mon secours; et, me voulant donner un glorieux témoignage qu'il savait pour un ami braver la mort jusque dans son trône, il se vint asseoir fièrement sur le grand bec crochu de l'Aigle où j'étais perché.

Certes un courage si fort dans un si faible animal me toucha de quelque vénération; car, encore que je l'eusse réclamé comme il se le figurait, et qu'entre les animaux de semblable espèce, aider au malheureux soit une loi, l'instinct pourtant de sa timide nature le devait faire balancer; et, toutefois, il ne balança point; au contraire, il partit avec tant de hâte, que je ne sais qui vola le premier, du signal ou du Rossignol.

Glorieux de voir sous ses pieds la tête de son Tyran, et ravi de songer qu'il allait être, pour l'amour de moi, sacrifié presque entre mes ailes, et que de son sang peut-être quelques gouttes bienheureuses rejailliraient sur mes plumes, il tourna doucement la vue de mon côté, et, m'ayant comme dit adieu d'un regard par lequel il semblait me demander permission de mourir, il précipita si brusquement son petit bec dedans les yeux de l'Aigle, que je les vis plutôt crevés que frappés. Quand mon Oiseau se sentit aveugle, il se forma derechef une vue toute neuve.

Je réprimandai doucement le Rossignol de son action précipitée; et, jugeant qu'il serait dangereux de lui cacher plus longtemps notre véritable être, je me découvris à lui; je lui contai qui nous étions. Mais le pauvre petit, prévenu que ces barbares dont j'étais prisonnier me contraignaient à feindre cette fable, n'ajouta nulle foi à tout ce que je lui pus dire.

Quand je connus que toutes les raisons par lesquelles je prétendais le convaincre s'en allaient au vent, je donnai tout bas quelques ordres à dix ou douze mille de mes sujets, et incontinent le Rossignol aperçut à ses pieds une rivière couler sous un bateau, et le bateau flotter dessus; il n'était grand que ce qu'il devait l'être, pour me contenir deux fois. Au premier signal que je leur fis paraître, mes Aigles s'envolèrent, et je me jetai dans l'esquif, d'où je criai au Rossignol que, s'il ne pouvait encore se résoudre à m'abandonner sitôt, qu'il s'embarquât avec moi. Dès qu'il fut entré dans le bateau, je commandai à la rivière de prendre son flux vers la région où mon Peuple volait.

Mais, la fluidité de l'onde étant moindre que celle de l'air, et par conséquent la rapidité de leur vol plus grande que celle de notre navigation, nous demeurâmes un peu derrière. Durant tout le chemin, je m'efforçai de détromper mon petit hôte; je lui remontrai qu'il ne devait attendre aucun fruit de sa passion, puisque nous n'étions pas de même espèce; qu'il pouvait bien l'avoir reconnu, quand l'Aigle, à qui il avait crevé les yeux, s'en était forgé de nouveaux en sa présence, et lorsque, par mon commandement, douze mille de mes vassaux s'étaient métamorphosés en cette rivière et ce bateau sur lequel nous voguions.

Mes remontrances n'eurent point de succès; il me répondait que, pour l'Aigle que je voulais faire accroire qui s'était forgé des yeux, il n'en avait pas eu besoin, n'ayant point été aveugle, à cause qu'il n'avait pas bien adressé du bec dans ses prunelles; et, pour la rivière et le bateau que je disais n'avoir été engendrés que d'une métamorphose de mon Peuple, ils étaient dans le bois, dès la création du Monde, mais qu'on n'y avait pas pris garde.

Le voyant si fort ingénieux à se tromper, je convins avec lui que, mes vassaux et moi, nous nous métamorphoserions, à sa vue, en ce qu'il voudrait, à la charge qu'après cela il s'en retournerait en sa Patrie. Tantôt il demanda que ce fût en arbre, tantôt il souhaita que ce fût en fleur, tantôt en fruit, tantôt en métal, tantôt en pierre. Enfin, pour satisfaire tout à la fois à toute son envie, quand nous eûmes atteint ma Cour au lieu où je lui avais commandé de m'attendre, nous nous métamorphosâmes, aux yeux du Rossignol, en ce précieux arbre que tu as rencontré sur ton chemin, duquel nous venons d'abandonner la forme.

Au reste, maintenant que je vois ce petit Oiseau résolu à s'en retourner en son Pays, nous allons, mes sujets et moi, reprendre notre figure et la route de notre voyage. Mais, il est raisonnable de te découvrir auparavant que nous sommes des animaux natifs et originaires du Soleil dans la partie éclairée, car il y a une différence bien remarquable entre les Peuples que produit la Région lumineuse et les Peuples du Pays opaque.

C'est nous qu'au Monde de la Terre vous appelez des Esprits, et votre présomptueuse stupidité nous a donné ce nom, a cause que, n'imaginant point d'animaux plus parfaits que l'homme, et voyant faire à de certaines créatures des choses au-dessus du pouvoir humain, vous avez cru ces animaux-là des Esprits. Vous vous trompez toutefois; nous sommes des animaux comme vous; car, encore que, quand il nous plaît, nous donnions à notre matière, comme tu viens de voir, la figure et la forme essentielle des choses auxquelles nous voulons nous métamorphoser, cela ne conclut pas que nous soyons des Esprits. Mais, écoute, et je te découvrirai comment toutes ces métamorphoses, qui te semblent autant de miracles, ne sont rien que de purs effets naturels.

Il faut que tu saches qu'étant nés habitants de la partie claire de ce grand Monde, où le principe de la matière est d'être en action, nous devons avoir l'imagination beaucoup plus active que ceux des régions opaques, et la substance du corps aussi beaucoup plus déliée. Or, cela supposé, il est infaillible que notre imagination ne rencontrant aucun obstacle dans la matière qui nous compose, elle l'arrange comme elle veut, et, devenue maîtresse de toute notre masse, elle la fait passer, en remuant toutes ses particules, dans l'ordre nécessaire à constituer en grand cette chose qu'elle avait formée en petit. Ainsi, chacun de nous s'étant imaginé l'endroit et la partie de ce précieux arbre auquel il se voulait changer, et ayant, par cet effort d'imagination, excité notre matière aux mouvements nécessaires à les produire, nous nous y sommes métamorphosés.

Ainsi, mon Aigle, ayant les yeux crevés, n'a eu, pour se les rétablir, qu'à s'imaginer un Aigle clairvoyant, car toutes nos transformations arrivent par le mouvement. C'est pourquoi, quand de feuilles, de fleurs et de fruits que nous étions, nous avons été transmués en hommes, tu nous as vus danser encore quelque temps après, parce que nous n'étions pas encore remis du branle qu'il avait fallu donner à notre matière pour nous faire hommes: à l'exemple des cloches, qui, quoiqu'elles soient arrêtées, bruissent encore quelque temps après et suivent sourdement le même son que le batail [1] causait en les frappant.

[1] Ce mot, maintenant hors d'usage, est remplacé par luttant, qui ne le vaut pas.


Aussi, est-ce pourquoi tu nous as vus danser, avant de faire ce grand homme, parce qu'il a fallu, pour le produire, nous donner tous les mouvements généraux et particuliers qui sont nécessaires à le constituer, afin que cette agitation, serrant nos corps peu à peu et les absorbant en un chacun de nous par son mouvement, créât en chaque partie le mouvement spécifique qu'elle doit avoir. Vous autres hommes, ne pouvez pas les mêmes choses, à cause de la pesanteur de votre masse et de la froideur de votre imagination.»

Il continua sa preuve, et l'appuya d'exemples si familiers et si palpables, qu'enfin je me désabusai d'un grand nombre d'opinions mal prouvées, dont nos Docteurs aheurtés préviennent l'entendement des faibles. Alors, je commençai de comprendre qu'en effet l'imagination de ces Peuples solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n'y ayant point, en ce Monde-là, comme au nôtre, d'activité du centre, qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime), je conçus, dis-je, que cette imagination pouvait produire sans miracle tous les miracles qu'elle venait de faire.

Mille exemples d'événements quasi pareils, dont les Peuples de notre globe font foi, achevèrent de me persuader. Cippus, Roi d'Italie, qui, pour avoir assisté à un combat de taureaux, et avoir eu toute la nuit son imagination occupée à des cornes, trouva son front cornu le lendemain; Gallus Vitius, qui banda son âme et l'excita si vigoureusement à concevoir l'essence de la folie, qu'ayant donné à sa matière, par un effort d'imagination, les mêmes mouvements que cette matière doit avoir pour constituer la folie, devint fou. Le roi Codru, poumonique, qui, fichant ses yeux et sa pensée sur la fraîcheur d'un jeune visage, et cette florissante allégresse, qui regorgeait jusqu'à, lui de l'adolescence du garçon, prenant dans son corps le mouvement par lequel il se figurait la santé d'un jeune homme, se remit en convalescence.

Enfin, plusieurs femmes grosses qui ont fait monstres leurs enfants déjà formés dans la matrice, parce que leur imagination, qui n'était pas assez forte pour se donner à elles-mêmes la figure des monstres qu'elles concevaient, l'était assez pour arranger la matière du foetus, beaucoup plus chaude et plus mobile que la leur, dans l'ordre essentiel à la production de ces monstres. Je me persuadai même que, si, quand ce fameux hypocondre de l'antiquité s'imaginait être cruche, sa matière trop compacte et trop pesante avait pu suivre l'émotion de sa fantaisie, elle aurait formé de tout son corps une cruche parfaite; et il aurait paru à tout le monde véritablement cruche, comme il se le paraissait à lui seul.

Tant d'autres exemples, dont je me satisfis, me convainquirent en telle sorte, que je ne doutai plus d'aucune des merveilles que l'Homme-Esprit m'avait racontées.

Il me demanda si je ne souhaitais plus rien de lui; je le remerciai de tout mon coeur. Et ensuite il eut encore la bonté de me conseiller que, puisque j'étais habitant de la Terre, je suivisse le Rossignol aux régions opaques du Soleil, parce qu'elles étaient plus conformes aux plaisirs qu'apprête la nature humaine. A peine eut-il achevé ce discours, qu'ayant ouvert la bouche fort grande, je vis sortir du fond de son gosier le Roi de ces petits animaux en forme de rossignol. Le grand Homme tomba aussitôt, et en même temps tous ses membres par morceaux s'envolèrent sous la figure d'Aigles. Ce Rossignol, créateur de soi-même, se percha sur la tête du plus beau d'entre eux, d'où il entonna un air admirable avec lequel je pense qu'il me disait adieu.

Le véritable Rossignol prit aussi sa volée, mais non pas de leur côté, ni ne monta pas si haut. Aussi, je ne le perdis point de vue; nous marchions à peu près de même force; car, comme je n'avais pas dessein d'aborder plutôt une terre que l'autre, je fus bien aise de l'accompagner, outre que les régions opaques des Oiseaux étant plus conformes à mon tempérament, j'espérais y rencontrer aussi, des aventures plus correspondantes à mon humeur. Je voyageai, sur cette espérance, pour le moins trois semaines, avec toute sorte de contentement, si je n'eusse eu que mes oreilles à satisfaire; car le Rossignol ne me laissait point manquer de musique; quand il était las, il venait se reposer sur mon épaule; et, quand je m'arrêtais, il m'attendait.

A la fin, j'arrivai dans une contrée du Royaume de ce petit chantre, qui alors ne se soucia plus de m'accompagner. L'ayant perdu de vue, je le cherchai, je l'appelai, mais enfin je restai si las d'avoir couru après lui vainement, que je résolus de me reposer. Pour cet effet, je m'étendis sur un gazon d'herbe molle qui tapissait les racines d'un superbe rocher. Ce rocher était couvert de plusieurs jeunes arbres verts et touffus dont l'ombre charma mes sens fatigués le plus agréablement du monde et m'obligea de les abandonner au sommeil pour réparer avec sûreté mes forces dans un lieu si tranquille et si frais.[1]

[1] Dans l'édition de 1761, qui est conforme à l'édition originale, la dernière phrase du paragraphe est différente: «Ce rocher était couvert de plusieurs arbres, dont la gaillarde et verte fraîcheur exprimait la jeunesse; mais, comme déjà tout amolli par les charmes du lieu, je commençais de m'endormir à l'ombre.»


HISTOIRE DES OISEAUX [*]

[*] Cette Histoire des Oiseaux n'a rien de commun avec le Roman des Oiseaux, qui parut la même année que l'Histoire comique des États et Empires du, Soleil, et dont l'auteur est le sieur Boucher (Paris, 1662, in-8). Cyrano a l'air de se plaire singulièrement dans ce monde des Oiseaux qu'il aimait et dont il s'imaginait comprendre le langage. Voyez la notice biographique.


JE commençais de m'endormir à l'ombre, lorsque j'aperçus en l'air un Oiseau merveilleux qui planait sur ma tête; il se soutenait d'un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n'était point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paraissait verte, son estomac d'azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisait briller, en s'agitant, une couronne d'or dont les rayons jaillissaient de ses yeux.

Il fut longtemps à voler dans la nue, et je me tenais tellement à tout ce qu'il devenait, que mon âme s'étant repliée et comme raccourcie à la seule opération de voir, elle n'atteignit presque pas jusqu'à celle d'ouïr, pour me faire entendre que l'Oiseau partait en chantant.

Ainsi, peu à peu débandé de mon extase, je remarquai distinctement les syllabes, les mots et le discours qu'il articula.

Voici donc, au mieux qu'il me souvient, les termes dont il arrangea le tissu de sa chanson:

«Vous êtes étranger, siffla l'Oiseau fort agréablement, et naquîtes dans un Monde d'où je suis originaire. Or, cette propension secrète, dont nous sommes émus pour nos compatriotes, est l'instinct qui me pousse à vouloir que vous sachiez ma vie.

«Je vois votre esprit tendu à comprendre comment il est possible que je m'explique à vous d'un discours suivi, vu que, encore que les Oiseaux contrefassent votre parole, ils ne la conçoivent pas; mais aussi, quand vous contrefaites l'aboi d'un chien ou le chant d'un rossignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rossignol ont voulu dire. Tirez donc conséquence de là que ni les Oiseaux ni les Hommes ne sont pas pour cela moins raisonnables.

«Cependant, de même qu'entre vous autres, il s'en est trouvé de si éclairés, qu'ils ont entendu et parlé notre langue, comme Apollonius Tianeus [1], Anaximander [2], Ésope [3], et plusieurs autres dont je vous tais les noms, pour ce qu'ils ne sont jamais venus à votre connaissance; de même, parmi nous, il s'en trouve qui entendent et parlent la vôtre. Quelques-uns, à la vérité, ne savent que celle d'une nation. Mais, tout ainsi qu'il se rencontre des Oiseaux qui ne disent mot, quelques-uns qui gazouillent, d'autres qui parlent, il s'en rencontre encore de plus parfaits qui savent user de toutes sortes d'idiomes; quant à moi, j'ai l'honneur d'être de ce petit nombre.

[1] Apollonius de Tyanes, philosophe pythagoricien, qui passait pour magicien et qui mourut à la fin du premier siècle de l'ère moderne.

[2] Anaximandre, philosophe ionien, disciple et successeur de Thales, vivait au sixième siècle avant J.C.

[3] C'est le philosophe fabuliste contemporain d'Anaximandre.


«Au reste, vous saurez qu'en quelque Monde que ce soit, Nature a imprimé aux Oiseaux une secrète envie de voler jusqu'ici, et peut-être que cette émotion de notre volonté est ce qui nous a fait croître des ailes, comme les femmes grosses produisent sur leurs enfants la figure des choses qu'elles ont désirées; ou plutôt comme ceux qui, passionnant de savoir nager, ont été vus tout endormis se plonger au courant des fleuves et franchir, avec plus d'adresse qu'un expérimenté nageur, des hasards qu'étant éveillés ils n'eussent osé seulement regarder; ou comme ce fils du Roi Crésus [1], à qui un véhément désir de parler pour garantir son père enseigna tout d'un coup une langue; ou, bref, comme cet ancien, qui, pressé de son ennemi et surpris sans armes, sentit croître sur son front des cornes de taureau, par le désir qu'une fureur semblable à celle de cet animal lui en inspira.

[1] Croesus, dernier roi de Lydie (sixième siècle avant J.C), à la prise de Sardes, que Cyrus assiégeait, eût été tué par un soldat persan qui ne le connaissait pas, si son fils, qui était muet jusqu'alors, ne se fût écrié par un effort merveilleux de la nature: «Arrête, soldat, épargne mon père!»


«Quand donc les Oiseaux sont arrivés au Soleil, ils vont joindre la république de leur espèce. Je vois bien que vous êtes gros [1] d'apprendre qui je suis. C'est moi que parmi vous on appelle Phénix. Dans chaque Monde il n'y en a qu'un à la fois, lequel y habite durant l'espace de cent ans; car, au bout d'un siècle, quand sur quelque montagne d'Arabie il s'est déchargé d'un gros oeuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d'aloès, de cannelle et d'encens, il prend son essor et dresse sa volée au Soleil, comme la patrie ou son coeur a longtemps aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage; mais la pesanteur de son oeuf, dont les coques sont si épaisses, qu'il faut un siècle à le couver, retardait toujours l'entreprise.

[1] Impatient, avide.


«Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production; c'est pourquoi je veux vous l'expliquer. Le Phénix est hermaphrodite; mais, entre les hermaphrodites, c'est encore un autre Phénix tout extraordinaire, car...»

Il resta un demi-quart d'heure sans parler, et puis, il ajouta:

«Je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d'apprendre; mais, si je ne dis vrai, je veux jamais n'aborder votre globe, qu'un Aigle ne fonde sur moi.»

Il demeura encore quelque temps à se balancer dans le Ciel, et puis il s'envola.

L'admiration qu'il m'avait causée par son récit me donna la curiosité de le suivre, et, parce qu'il fendait le vague des cieux d'un essor non précipité, je le conduisis de la vue et du marcher assez facilement.

Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays si plein d'Oiseaux, que leur nombre égalait presque celui des feuilles qui les couvraient. Ce qui me surprit davantage fut que ces Oiseaux, au lieu de s'effaroucher à ma rencontre, voltigeaient alentour de moi; l'un sifflait à mes oreilles, l'autre faisait la roue sur ma tête; bref, après que leurs petites gambades eurent occupé mon attention fort longtemps, tout à coup je sentis mes bras chargés de plus d'un million de toutes sortes d'espèces, qui pesaient dessus si lourdement, que je ne les pouvais remuer.

Ils me tinrent en cet état jusqu'à ce que je vis arriver quatre grandes Aigles, dont les unes, m'ayant de leurs serres accolé par les jambes, les deux autres par les bras, m'enlevèrent fort haut.

Je remarquai parmi la foule une Pie, qui, tantôt deçà, tantôt delà, volait et revolait avec beaucoup d'empressement, et j'entendis qu'elle me cria que je ne me défendisse point, à cause que ses compagnons tenaient déjà conseil de me crever les yeux. Cet avertissement empêcha toute la résistance que j'aurais pu faire; de sorte que ces Aigles m'emportèrent à plus de mille lieues de là dans un grand bois, qui était (à ce que dit ma Pie) la ville où leur Roi faisait sa résidence.

La première chose qu'ils firent fut de me jeter en prison dans le tronc creusé d'un grand chêne, et quantité des plus robustes se perchèrent sur les branches, où ils exercèrent les fonctions d'une compagnie de soldats sous les armes.

Environ au bout de vingt-quatre heures, il en entra d'autres en garde qui relevèrent ceux-ci. Pendant qui j'attendais avec beaucoup de mélancolie ce qu'il plairait à la Fortune d'ordonner de mes désastres, ma charitable Pie m'apprenait tout ce qui se passait.

Entre autres choses, il me souvient qu'elle m'avertit que la populace des Oiseaux avait fort crié de ce qu'on me gardait si longtemps sans me dévorer; qu'ils avaient remontré que j'amaigrirais tellement, qu'on ne trouverait plus sur moi que des os à ronger.

La rumeur pensa s'échauffer en sédition, car, ma Pie s'étant émancipée de représenter que c'était un procédé barbare de faire ainsi mourir sans connaissance de cause un animal qui approchait en quelque sorte de leur raisonnement, ils la pensèrent mettre en pièces, alléguant que cela serait bien ridicule de croire qu'un animal tout nu, que la Nature même en mettant au jour ne s'était pas souciée de fournir des choses nécessaires à le conserver, fût comme eux capable de raison.

«Encore, ajoutaient-ils, si c'était un animal qui approchât un peu davantage de notre figure, mais justement le plus dissemblable et le plus affreux; enfin une bête chauve, un oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures et qui fait peur à toutes: l'Homme, dis-je, si sot et si vain, qu'il se persuade que nous n'avons été faits que pour lui; l'Homme, qui, avec son âme si clairvoyante, ne saurait distinguer le sucre d'avec l'arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui aurait fait prendre pour du persil; l'Homme, qui soutient qu'on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus faibles, les plus tardifs et les plus faux d'entre toutes les créatures; l'Homme enfin que la Nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l'ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer.»

Voilà ce que disaient les plus sages: pour la commune [1], elle criait que cela était horrible de croire qu'une bête qui n'avait pas le visage fait comme eux eût de la raison.

[1] C'est un vieux mot qui se disait de la masse du peuple réuni.


«Eh quoi, murmuraient-ils l'un à l'autre, il n'a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme serait spirituelle! O Dieux! quelle impertinence!»

La compassion qu'eurent de moi les plus généreux n'empêcha point qu'on n'instruisît mon procès criminel: on en dressa toutes les écritures dessus l'écorce d'un cyprès; et puis, au bout de quelques jours, je fus porté au tribunal des Oiseaux. Il n'y avait, pour avocats, pour conseillers et pour juges, à la séance, que des Pies, des Geais et des Etourneaux; encore, n'avait-on choisi que ceux qui entendaient ma langue.

Au lieu de m'interroger sur la sellette, on me mit à califourchon sur un chicot de bois pourri, d'où celui qui présidait à l'auditoire, après avoir claqué du bec deux ou trois coups, et secoué majestueusement ses plumes, me demanda d'où j'étais, de quelle nation et de quelle espèce. Ma charitable Pie m'avait donné auparavant quelques instructions qui me furent très-salutaires, et, entre autres , que je me gardasse bien d'avouer que je fusse Homme.

Je répondis donc que j'étais de ce petit Monde qu'on appelait la Terre, dont le Phénix et quelques autres que je voyais dans l'assemblée pouvaient leur avoir parlé; que le climat qui m'avait vu naître était assis sous la zone tempérée du pôle arctique, dans une extrémité de l'Europe, qu'on nommait la France; et, quant à ce qui concernait mon espèce, que je n'étais point Homme comme ils se le figuraient, mais Singe; que des hommes m'avaient enlevé au berceau fort jeune et nourri parmi eux; que leur mauvaise éducation m'avait ainsi rendu la peau délicate; qu'ils m'avaient fait oublier ma langue naturelle et instruit à la leur; que, pour complaire à ces animaux farouches, je m'étais accoutumé à ne marcher que sur deux pieds; et qu'enfin, comme on tombe plus facilement qu'on ne monte d'espèce, l'opinion, la coutume et la nourriture de ces bêtes immondes avaient tant de pouvoir sur moi, qu'à peine mes parents, qui sont Singes d'honneur, me pourraient eux-mêmes reconnaître. J'ajoutai, pour ma justification, qu'ils me fissent visiter par des experts, et qu'en cas que je fusse trouvé Homme, je me soumettais à être anéanti comme un monstre.

«Messieurs, s'écria une Hirondelle de l'assemblée, dès que j'eus cessé de parler, je le tiens convaincu; vous n'avez pas oublié qu'il vient de dire que le Pays qui l'avait vu naître était la France; mais vous savez qu'en France les Singes n'engendrent point: après cela, jugez s'il est ce qu'il se vante d'être?»

Je répondis à mon accusatrice que j'avais été enlevé si jeune du sein de mes parents et transporté en France, qu'à bon droit je pouvais appeler mon pays natal celui duquel je me souvenais le plus loin.

Cette raison, quoique spécieuse, n'était pas suffisante; mais la plupart, ravis d'entendre que je n'étais pas Homme, furent bien aises de le croire; car ceux qui n'en avaient jamais vu ne pouvaient se persuader qu'un Homme ne fût bien plus horrible que je ne leur paraissais, et les plus sensés ajoutaient que l'Homme était quelque chose de si abominable, qu'il était utile qu'on crût que ce n'était qu'un être imaginaire.

De ravissement, tout l'auditoire en battit des ailes, et sur l'heure on me mit, pour m'examiner, au pouvoir des syndics, à la charge de me représenter le lendemain, et d'en faire, à l'ouverture des Chambres, le rapport à la Compagnie. Ils s'en chargèrent donc, et me portèrent dans un bocage reculé. Là, pendant qu'ils me tinrent, ils ne s'occupèrent qu'à gesticuler autour de moi cent sortes de culbutes, à faire la procession, des coques de noix sur la tête. Tantôt ils battaient des pieds l'un contre l'autre, tantôt ils creusaient de petites fosses pour les remplir, et puis j'étais tout étonné que je ne voyais personne.

Le jour et la nuit se passèrent à ces bagatelles, jusqu'au lendemain que, l'heure prescrite étant venue, on me reporta derechef comparaître devant mes juges, où mes syndics, interpellés de dire vérité, répondirent que, pour la décharge de leur conscience, ils se sentaient tenus d'avertir la Cour qu'assurément je n'étais pas Singe comme je me vantais:

«Car, disaient-ils, nous avons eu beau sauter, marcher, pirouetter et inventer en sa présence cent tours de passe-passe, par lesquels nous prétendions l'émouvoir à faire de même, selon la coutume des Singes. Or, quoiqu'il eût été nourri parmi les Hommes, comme le Singe est toujours Singe, nous soutenons qu'il n'eût pas été en sa puissance de s'abstenir de contrefaire nos singeries. Voilà, Messieurs, notre rapport.»

Les juges alors s'approchèrent pour venir aux opinions; mais on s'aperçut que le Ciel se couvrait et paraissait chargé. Cela fit lever l'assemblée.

Je m'imaginais que l'apparence du mauvais temps les y avait conviés, quand l'Avocat Général me vint dire, par ordre de la Cour, qu'on ne me jugerait point ce jour-là; que jamais on ne vidait un procès criminel, lorsque le Ciel n'était pas serein, parce qu'ils craignaient que la mauvaise température de l'air n'altérât quelque chose à la bonne constitution de l'esprit des juges; que le chagrin, dont l'humeur des Oiseaux se charge durant la pluie, ne dégorgeât sur la cause, ou qu'enfin la Cour ne se vengeât de sa tristesse sur l'accusé; c'est pourquoi mon jugement fut remis à un plus beau temps. On me ramena donc en prison, et je me souviens que, pendant le chemin, ma charitable Pie ne m'abandonna guère, et elle vola toujours à mes côtés, et je crois qu'elle ne m'eût point quitté, si ses compagnons ne se fussent approchés de nous.

Enfin j'arrivai au lieu de ma prison, où, pendant ma captivité, je ne fus nourri que du pain du Roi: c'était ainsi qu'ils appelaient une cinquantaine de vers et autant de guillots qu'ils m'apportaient à manger de sept heures en sept heures.

Je pensais recomparaître dès le lendemain, et tout le monde le croyait ainsi; mais un de mes Gardes me conta, au bout de cinq ou six jours, que tout ce temps-là avait été employé à rendre justice à une communauté de Chardonnerets, qui l'avait implorée contre un de leurs compagnons.

Je demandai, à ce Garde, de quel crime ce malheureux était accusé:

«Du crime, répliqua le Garde, le plus énorme dont un Oiseau puisse être noirci. On l'accuse... le pourrez-vous bien croire? On l'accuse... mais, bons Dieux! d'y penser seulement les plumes m'en dressent à la tête... Enfin, on l'accuse de n'avoir pas encore, depuis six ans, mérité d'avoir un ami; c'est pourquoi il a été condamné à être Roi, et Roi d'un peuple différent de son espèce.

«Si ses sujets eussent été de sa nature, il aurait pu tremper, au moins des yeux et du désir, dans leurs voluptés; mais, comme les plaisirs d'une espèce n'ont point du tout de relation avec les plaisirs d'une autre espèce, il supportera toutes les fatigues et boira toutes les amertumes de la Royauté, sans pouvoir en goûter aucune des douceurs.

«On l'a fait partir ce matin, environné de beaucoup de médecins, pour veiller à ce qu'il ne s'empoisonne dans le voyage.»

Quoique mon Garde fût grand causeur de sa nature, il ne m'osa pas entretenir seul plus longtemps, de peur d'être soupçonné d'intelligence.

Environ sur la fin de la semaine, je fus encore ramené devant mes juges.

On me nicha sur le fourchon d'un petit arbre sans feuilles. Les Oiseaux de longue robe, tant Avocats, Conseillers que Présidents, se juchèrent tous par étage, chacun selon sa dignité, au coupeau d'un grand cèdre. Pour les autres qui n'assistaient à l'assemblée que par curiosité, ils se placèrent pêle-mêle tant que les siéges furent remplis, c'est-à-dire tant que les branches du cèdre furent couvertes de pattes.

Cette Pie, que j'avais toujours remarquée pleine de compassion pour moi, se vint percher sur mon arbre, où, feignant de se divertir à becqueter la mousse:

«En vérité, me dit-elle, vous ne sauriez croire combien votre malheur m'est sensible; car, encore que je n'ignore pas qu'un Homme parmi les vivants est une peste dont on devrait purger tout État bien policé; quand je me souviens toutefois d'avoir été dès le berceau élevée parmi eux; d'avoir appris leur langue si parfaitement, que j'en ai presque oublié la mienne, et d'avoir mangé de leur main des fromages mous si excellents, que je ne saurais y songer sans que l'eau m'en vienne aux yeux et à la bouche; je sens pour vous des tendresses qui m'empêchent d'incliner au plus juste parti.»

Elle achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un Aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d'un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever, pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le Roi, si ma Pie, de sa patte, ne m'eût contenu en mon assiette.

«Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand Aigle fût notre souverain? C'est une imagination de vous autres Hommes, qui, à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'Aigle nous devait commander.

«Mais notre politique est bien autre; car nous ne choisissons pour nos Rois, que les plus faibles, les plus doux et les plus pacifiques; encore, les changeons-nous tous les six mois, et nous les prenons faibles, afin que le moindre à qui ils auraient fait quelque tort se pût venger d'eux. Nous les choisissons doux, afin qu'ils ne haïssent ni ne se fassent haïr de personne, et nous voulons qu'ils soient d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.

«Chaque semaine, notre Roi tient les Etats, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement trois Oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection.

«Pendant la journée que durent les États, notre Roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les Oiseaux, l'un après l'autre, passent par-devant lui; et, si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste.»

Je ne pus m'empêcher de l'interrompre pour lui demander ce qu'elle entendait par la mort triste, et voici ce qu'elle me répliqua:

«Quand le crime d'un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l'expier, on tâche d'en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs; et l'on y procède de cette façon:

«Ceux d'entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre sont délégués vers le coupable, qu'on porte sur un funeste cyprès. Là, ces tristes musiciens s'amassent tout autour, et lui remplissent l'âme, par l'oreille, de chansons si lugubres et si tragiques, que, l'amertume de son chagrin désordonnant l'économie de ses organes et lui pressant le coeur, il se consume à vue d'oeil et meurt suffoqué de tristesse.

«Toutefois un tel spectacle n'arrive guère; car, comme nos Rois sont fort doux, ils n'obligent jamais personne à vouloir, pour se venger, encourir une mort si cruelle.

«Celui qui règne à présent est une Colombe dont l'humeur est si pacifique , que, l'autre jour qu'il fallait accorder deux Moineaux, on eût toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c'était qu'inimitié.»

Ma Pie ne put continuer un si long discours, sans que quelques-uns des assistants y prissent garde; et, parce qu'on la soupçonnait déjà de quelque intelligence, les principaux de l'assemblée lui firent mettre la main sur le collet par un Aigle de la Garde, qui se saisit de sa personne. Le Roi Colombe arriva sur ces entrefaites; chacun se tut, et la première chose qui rompit le silence fut la plainte que le grand Censeur des Oiseaux dressa contre la Pie. Le Roi, pleinement informé du scandale dont elle était cause, lui demanda son nom et comment elle me connaissait.

«Sire, répondit-elle fort étonnée, je me nomme Margot; il y a ici force Oiseaux de qualité qui répondront de moi. J'appris un jour, au Monde de la Terre d'où je suis native, par Guillery l'Enrhumé, que voilà (qui, m'ayant entendu crier en cage, me vint visiter à la fenêtre où j'étais pendue), que mon père était Porte-queue et ma mère Croque-noix. Je ne l'aurais pas su sans lui; car j'avais été enlevée de dessous l'aile de mes parents, au berceau, fort jeune. Ma mère, quelque temps après, en mourut de déplaisir, et mon père, désormais hors d'âge de faire d'autres enfants, désespéré de se voir sans héritiers, s'en alla à la guerre des Geais, où il fut tué d'un coup de bec dans la cervelle.

Ceux qui me ravirent furent certains animaux sauvages qu'on appelle porchers, qui me portèrent vendre à un château, où je vis cet Homme à qui vous faites maintenant le procès. Je ne sais s'il conçut quelque bonne volonté pour moi, mais il se donnait la peine d'avertir les serviteurs de me hacher de la mangeaille. Il avait quelquefois la bonté de me l'apprêter lui-même. Si en hiver j'étais morfondue, il me portait auprès du feu, calfeutrait ma cage ou commandait au Jardinier de me réchauffer dans sa chemise.

Les domestiques n'osaient m'agacer en sa présence, et je me souviens qu'un jour il me sauva de la gueule du chat, qui me tenait entre ses griffes, où le petit laquais de ma Dame m'avait exposée.

Mais il ne sera pas mal à propos de vous apprendre la cause de cette barbarie. Pour complaire à Verdelet (c'est le nom du petit laquais), je répétais un jour les sottises qu'il m'avait enseignées. Or, il arriva, par malheur, quoique je récitasse toujours mes quolibets de suite, que je vins à dire en son ordre, justement comme il entrait pour faire un faux message: Taisez-vous, fils de putain, vous avez menti! Cet Homme accusé, que voilà, qui, connaissant le naturel menteur du fripon, s'imagina que je pourrais bien avoir parlé par prophétie, envoya sur les lieux s'enquérir si Verdelet y avait été: Verdelet fut convaincu de fourbe, Verdelet fut fouetté, et Verdelet, pour se venger, m'eût fait manger au matou, sans lui.»

Le Roi, d'un baissement de tête, témoigna qu'il était content de la pitié qu'elle avait eue de mon désastre; il lui défendit toutefois de me plus parler en secret. Ensuite il demanda à l'Avocat de ma partie si son plaidoyer était prêt. Il fit signe, de la patte, qu'il allait parler, et voici, ce me semble, les mêmes points dont il insista contre moi:


PLAIDOYER FAIT AU PARLEMENT DES OISEAUX,
LES CHAMBRES ASSEMBLÉES, CONTRE UN ANIMAL
ACCUSÉ D'ÊTRE HOMME.

«MESSIEURS, la partie de ce criminel est Guillemette la Charnue, Perdrix de son extraction, nouvellement arrivée du Monde de la Terre, la gorge encore ouverte d'une balle de plomb que lui ont tirée les Hommes, demanderesse à l'encontre du Genre humain, et par conséquent à rencontre d'un animal que je prétends être un membre de ce grand corps. Il ne nous serait pas malaisé d'empêcher par sa mort les violences qu'il peut faire; toutefois, comme le salut ou la perte de tout ce qui vit importe à la République des vivants, il me semble que nous mériterions d'être nés Hommes, c'est-à-dire dégradés de la raison et de l'immortalité que nous avons par-dessus eux, si nous leur avions ressemblé par quelqu'une de leurs injustices.

«Examinons donc, Messieurs, les difficultés de ce procès, avec toute la contention de laquelle nos divins esprits sont capables.

«Le noeud de l'affaire consiste à savoir si cet animal est Homme; et puis, en cas que nous avérions qu'il le soit, si pour cela il mérite la mort.

«Pour moi, je ne fais point de difficulté qu'il ne le soit; premièrement, par un sentiment d'horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause; secondement, en ce qu'il rit comme un fou; troisièmement, en ce qu'il pleure comme un sot; quatrièmement, en ce qu'il se mouche comme un vilain; cinquièmement, en ce qu'il est plumé comme un galeux; sixièmement, en ce qu'il porte la queue devant; septièmement, en ce qu'il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche [1], qu'il n'a pas l'esprit de cracher ni d'avaler, huitièmement, et pour conclusion, en ce qu'il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes, la pointe au Ciel, plat contre plat, et n'en fait qu'une attachée comme s'il s'ennuyait d'en avoir deux libres; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu'il tombe sur ses gigots;[2] puis, avec des paroles magiques qu'il bourdonne, j'ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu'il se relève après aussi gai qu'auparavant. Or, vous savez, Messieurs, que de tous les animaux il n'y a que l'Homme seul dont l'âme soit assez noire pour s'adonner à la magie, et, par conséquent, celui-ci est Homme. Il faut maintenant examiner si, pour être Homme, il mérite la mort.

[1] Ce sont les dents.

[2] C'est la prière à Dieu, qu'on fait le matin, à genoux, les mains jointes et les yeux levés au ciel.


«Je pense, Messieurs, qu'on n'a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l'Homme semble n'être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu'allant contre la fin de sa création, il mérite que la Nature se repente de son ouvrage?

«La première et la plus fondamentale Loi pour la manutention d'une République, c'est l'égalité; mais l'Homme ne la saurait endurer éternellement: il se rue sur nous, pour nous manger; il se fait accroire que nous n'avons été faits que pour lui; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre et le peu de résistance qu'il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer pour ses maîtres, les Aigles, les Condurs [1] et les Grisons, par qui les plus robustes d'entre eux sont surmontés.

[1] Ou condors. On a retrouvé des oeufs du cuntur, ou condur, cet oiseau gigantesque qui n'existe plus depuis plusieurs siècles, mais dont la tradition a conservé partout le souvenir.


«Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d'espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants?

«Encore, est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent; ils sont, au contraire, si enclins à la servitude, que, de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C'est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les Paysans des Gentilshommes, les Princes des Monarques, et les Monarques mêmes des Lois qu'ils ont établies.

Mais, avec tout cela, ces pauvres serfs ont si peur de manquer de Maîtres, que, comme s'ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des Dieux de toutes parts, dans l'eau, dans l'air, dans le feu, sous la terre; ils en feront plutôt de bois, qu'ils n'en aient, et je crois même qu'ils se chatouillent des fausses espérances de l'immortalité, moins par l'horreur dont le non-être les effraye, que par la crainte qu'ils ont de n'avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique Monarchie et de cet empire si naturel de l'Homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là.

Cependant, en conséquence de cette Principauté ridicule, il s'attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres, il fait un prix à la noblesse. Il pense que le Soleil s'est allumé pour l'éclairer à nous faire la guerre; que Nature nous a permis d'étendre nos promenades dans le Ciel, afin seulement que de notre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices; et, quand Dieu mit des entrailles dedans notre corps, qu'il n'eut intention que de faire un grand livre où l'Homme pût apprendre la science des choses futures.

«Eh bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable? Celui qui l'a conçu pouvait-il mériter un moindre châtiment que de naître Homme? Ce n'est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n'ayant pas comme nous l'usage de la raison, j'excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut d'entendement; mais, pour celles qui ne sont filles que de la volonté, j'en demande justice: par exemple, de ce qu'il nous tue, sans être attaqué par nous; de ce qu'il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et, ce que j'estime beaucoup plus lâche, de ce qu'il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des Laniers, des Faucons et des Vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude de leur semblable ou nous livrer entre ses mains. Cette seule considération est si pressante, que je demande à la Cour qu'il soit exterminé de la mort triste.»

Tout le Barreau frémit de l'horreur d'un si grand supplice; c'est pourquoi, afin d'avoir lieu de le modérer, le Roi fit signe à mon Avocat de répondre.

C'était un Étourneau, grand jurisconsulte, lequel, après avoir frappé trois fois de sa patte contre la branche qui le soutenait, parla ainsi à l'assemblée:

«Il est vrai, Messieurs, qu'ému de pitié, j'avais entrepris la cause de cette malheureuse bête; mais, sur le point de la plaider, il m'est venu un remords de conscience, et comme une voix secrète qui m'a défendu d'accomplir une action si détestable. Ainsi, Messieurs, je vous déclare, et à toute la Cour, que, pour faire le salut de mon âme, je ne veux contribuer en façon quelconque à la durée d'un monstre tel que l'Homme.»

Toute la populace claqua du bec en signe de réjouissance, et pour approuver la sincérité d'un si Oiseau de bien.

Ma Pie se présenta pour plaider à sa place; mais il lui fut impossible d'avoir audience, à cause qu'ayant été nourrie parmi les Hommes, et peut-être infectée de leur morale, il était à craindre qu'elle n'apportât à ma cause un esprit prévenu; car la Cour des Oiseaux ne souffre point que l'Avocat, qui s'intéresse davantage pour un client que pour l'autre, soit ouï, à moins qu'il ne puisse justifier que cette inclination procède du bon droit de la partie.

Quand mes juges virent que personne ne se présentait pour me défendre, ils étendirent leurs ailes qu'ils secouèrent, et volèrent incontinent aux opinions.

La plus grande partie, comme j'ai su depuis, insista fort que je fusse exterminé de la mort triste; mais, toutefois, quand on aperçut que le Roi penchait à la douceur, chacun revint à son opinion. Ainsi, mes juges se modérèrent, et, au lieu de la mort triste, dont ils me firent grâce, ils trouvèrent à propos, pour faire sympathiser mon châtiment à quelqu'un de mes crimes, et m'anéantir par un supplice qui servît à me détromper en bravant ce prétendu empire de l'Homme sur les Oiseaux, que je fusse abandonné à la colère des plus faibles d'entre eux; cela veut dire qu'ils me condamnèrent à être mangé des mouches.

En même temps, l'assemblée se leva, et j'entendis murmurer qu'on ne s'était pas davantage étendu à particulariser les circonstances de ma tragédie, à cause de l'accident arrivé à un Oiseau de la troupe qui venait de tomber en pâmoison comme il voulait parler au Roi. On crut qu'elle était causée par l'horreur qu'il avait eue de regarder trop fixement un Homme. C'est pourquoi on donna ordre de m'emporter.

Mon arrêt me fut prononcé auparavant, et sitôt que l'Orfraie, qui servait de Greffier-criminel, eut achevé de me le lire, j'aperçus à l'entour de moi le Ciel tout noir de mouches, de bourdons, d'abeilles, de guiblets, de cousins et de puces, qui bruissaient d'impatience.

J'attendais encore que mes Aigles m'enlevassent comme à l'ordinaire, mais je vis à leur place une grande Autruche noire, qui me mit honteusement à califourchon sur son dos, car cette posture est entre eux la plus ignominieuse où l'on puisse appliquer un criminel, et jamais Oiseau, pour quelque offense qu'il ait commise, n'y peut être condamné.

Les archers qui me conduisirent au supplice étaient une cinquantaine de Condurs et autant de Griffons; devant et derrière ceux-ci, volait fort lentement une procession de Corbeaux qui croassaient je ne sais quoi de lugubre, et il me semblait ouïr, comme de plus loin, des Chouettes qui leur répondaient.

A partir du lieu où mon jugement m'avait été rendu, deux Oiseaux de paradis, à qui on avait donné charge de m'assister à la mort, se vinrent asseoir sur mes épaules.

Quoique mon âme fût alors fort troublée à cause de l'horreur du pas que j'allais franchir, je me suis pourtant souvenu de quasi tous les raisonnements, par lesquels ils tâchèrent de me consoler.

«La mort, me dirent-ils, me mettant le bec à l'oreille, n'est pas sans doute un grand mal, puisque Nature, notre bonne mère, y assujettit tous ses enfants; et ce ne doit pas être une affaire de grande conséquence, puisqu'elle arrive à tout moment et pour si peu de chose; car, si la vie était si excellente, il ne serait pas en notre pouvoir de ne la point donner; ou, si la mort traînait après soi des suites de l'importance que tu te fais accroire, il ne serait pas en notre pouvoir de la donner.

Il y a beaucoup d'apparence, au contraire, puisque l'animal commence par jeu, qu'il finit de même. Je parle à toi ainsi, à cause que ton âme, n'étant pas immortelle comme la nôtre, tu peux bien juger, quand tu meurs, que tout meurt avec toi. Ne t'afflige donc point de faire plutôt ce que quelques-uns de tes compagnons feront plus tard. Leur condition est plus déplorable que la tienne; car, si la mort est un mal, elle n'est mal qu'à ceux qui ont à mourir, et ils seront, au prix de toi, qui n'as plus qu'une heure entre ci et là, cinquante ou soixante ans en état de pouvoir mourir.

Et puis, dis-moi, celui qui n'est pas né n'est pas malheureux? Or, tu vas être comme celui qui n'est pas né; un clin d'oeil après la vie, tu seras ce que tu étais un clin d'oeil devant, et, ce clin d'oeil passé, tu seras mort d'aussi longtemps que celui qui mourut il y a mille siècles.

Mais, en tout cas, supposez que la vie soit un bien, le même rencontre, qui, parmi l'infinité du temps, a pu faire que tu sois, ne peut-il pas faire quelque jour que tu sois encore un autre coup? La matière, qui, à force de se mêler, est enfin arrivée à ce nombre, cette disposition et cet ordre nécessaires à la construction de ton être, ne peut-il pas, en se remêlant, arriver à une disposition requise pour faire que tu te sentes être encore une autre fois? Oui; mais, me diras-tu, je ne me souviendrai pas d'avoir été? Eh! mon cher frère, que t'importe, pourvu que tu te sentes être? Et puis, ne se peut-il pas faire que, pour te consoler de la perte de ta vie, tu imagineras les mêmes raisons que je te représente maintenant?

«Voilà des considérations assez fortes pour t'obliger à boire cette absinthe en patience. Il m'en reste, toutefois, d'autres encore plus pressantes qui t'inviteront sans doute à la souhaiter. Il faut, mon cher frère, te persuader que, comme toi et les autres brutes êtes matériels, et comme la mort, au lieu d'anéantir la matière, elle n'en fait que troubler l'économie, tu dois, dis-je, croire avec certitude que, cessant d'être ce que tu étais, tu commenceras d'être quelque autre chose. Je veux donc que tu ne deviennes qu'une motte de terre ou un caillou, encore seras-tu quelque chose de moins méchant que l'Homme.

Mais j'ai un secret à te découvrir, que je ne voudrais pas qu'aucun de mes compagnons eût entendu de ma bouche: c'est qu'étant mangé, comme tu vas être, de nos petits Oiseaux, tu passeras en leur substance. Oui, tu auras l'honneur de contribuer, quoique aveuglément, aux opérations intellectuelles de nos Mouches, et de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toi-même, de les faire au moins raisonner.»

Environ à cet endroit de l'exhortation, nous arrivâmes au lieu destiné pour mon supplice.

Il y avait quatre arbres fort proches l'un de l'autre, et quasi en même distance, sur chacun desquels, à hauteur pareille, un grand Héron s'était perché. On me descendit de dessus l'Autruche noire, et quantité de Cormorans m'élevèrent où les quatre Hérons m'attendaient. Ces Oiseaux, vis-à-vis l'un de l'autre, appuyés fermement chacun sur son arbre, avec leur cou de longueur prodigieuse, m'entortillèrent comme avec une corde, les uns par les bras, les autres par les jambes, et me lièrent si serré, qu'encore que chacun de mes membres ne fût garrotté que du cou d'un seul, il n'était pas en ma puissance de me remuer le moins du monde.

Ils devaient demeurer longtemps en cette posture, car j'entendis qu'on donna charge à ces Cormorans, qui m'avaient élevé, d'aller à la pêche pour les Hérons et de leur couler la mangeaille dans le bec.

On attendait encore les Mouches, à cause qu'elles n'avaient pas fendu l'air d'un vol si puissant que nous: toutefois, on ne resta guère sans les ouïr.

Pour la première fois qu'ils exploitèrent, d'abord ils s'entre-départirent mon corps, et cette distribution fut faite si malicieusement, qu'on assigna mes yeux aux abeilles, afin de me les crever en me les mangeant; mes oreilles, aux bourdons, afin de me les étourdir et me les dévorer tout ensemble; mes épaules, aux puces, afin de les entamer d'une morsure qui me démangeât, et ainsi du reste. A peine leur avais-je entendu disposer de leurs ordres, qu'incontinent après je les vis approcher. Il semblait que tous les atomes dont l'air est composé se fussent convertis en Mouches; car je n'étais presque pas visité de deux ou trois faibles rayons de lumière qui semblaient se dérober pour venir jusqu'à moi, tant ces bataillons étaient serrés et voisins de ma chair.

Mais, comme chacun d'entre eux choisissait déjà du désir la place qu'il devait mordre, tout à coup je les vis brusquement reculer; et, parmi la confusion d'un nombre infini d'éclats qui retentissaient jusqu'aux nues, je distinguai plusieurs fois ce mot de Grâce! grâce! grâce!

Ensuite, deux Tourterelles s'approchèrent de moi. A leur venue, tous les funestes appareils de ma mort se dissipèrent; je sentis mes Hérons relâcher les cercles de ces longs cous qui m'entortillaient, et mon corps, étendu en sautoir, tomber du faîte des quatre arbres jusqu'aux pieds de leurs racines.

Je n'attendais de ma chute, que de briser à terre contre quelque rocher; mais, au bout de ma peur, je fus bien étonné de me trouver à mon séant sur une Autruche blanche, qui se mit au galop, dès qu'elle me sentit sur son dos.

On me fit faire un autre chemin que celui par où j'étais venu, car il me souvient que je traversai un grand bois de myrtes et un autre de térébinthes aboutissant à une vaste forêt d'oliviers où m'attendait le Roi Colombe au milieu de toute sa Cour.

Sitôt qu'il m'aperçut, il fit signe qu'on m'aidât à descendre. Aussitôt deux Aigles de la Garde me tendirent les pattes et me portèrent à leur Prince. Je voulus par respect embrasser et baiser les petit ergots de Sa Majesté, mais elle se retira.

«Et je vous demande, dit-elle auparavant, si vous connaissez cet Oiseau?»

A ces paroles, on me montra un Perroquet qui se mit à rouer et à battre des ailes; comme il aperçut que je le considérais:

«Et il me semble, criai-je au Roi, que je l'ai vu quelque part; mais la peur et la joie ont chez moi tellement embrouillé les espèces, que je ne puis encore marquer bien clairement où ç'a été.»

Le Perroquet, à ces mots, me vint de ses deux ailes accoler le visage, et me dit:

«Quoi! vous ne connaissez plus César, le Perroquet de votre cousine, à l'occasion de qui vous avez tant de fois soutenu que les oiseaux raisonnent? C'est moi qui tantôt, pendant votre procès, ai voulu déclarer à l'assemblée les obligations que je vous ai; mais la douleur de vous voir en un si grand péril m'a fait tomber en pâmoison.»

Son discours acheva de me dessiller la vue. L'ayant donc reconnu , je l'embrassai et le baisai; il m'embrassa et me baisa.

«Donc, lui dis-je, est-ce toi, mon pauvre César, à qui j'ouvris la cage pour te rendre la liberté que la tyrannique coutume de notre monde t'avait ôtée?

Le Roi interrompit nos caresses, et me parla de la sorte:

«Homme, parmi nous, une bonne action n'est jamais perdue; c'est pourquoi, encore qu'étant Homme tu mérites de mourir, seulement à cause que tu es né, le Sénat te donne la vie. Il peut bien accompagner de cette reconnaissance les lumières dont Nature éclaira ton instinct, quand elle te fit pressentir en nous la raison que tu n'étais pas capable de connaître. Va donc en paix, et vis joyeux!»

Il donna tout bas quelques ordres, et mon Autruche blanche, conduite par les deux Tourterelles, m'emporta de l'assemblée.

Après m'avoir galopé environ un demi-jour, elle me laissa proche d'une forêt, où je m'enfonçai, dès qu'elle fut partie. Là, je commençai à goûter le plaisir de la liberté, et celui de manger le miel qui coulait le long de l'écorce des arbres.

Je pense que je n'eusse jamais fini ma promenade; car l'agréable diversité du lieu me faisait toujours découvrir quelque chose de plus beau, si mon corps eût pu résister au travail. Mais, comme enfin je me trouvai tout à fait amolli de lassitude, je me laissai couler sur l'herbe.

Ainsi étendu à l'ombre de ces arbres, je me sentais inviter au sommeil par la douce fraîcheur et le silence de la solitude, quand un bruit incertain de voix confuses, qu'il me semblait entendre voltiger autour de moi, me réveilla en sursaut.

Le terrain paraissait fort uni, et n'était hérissé d'aucun buisson qui pût rompre la vue; c'est pourquoi la mienne s'allongeait fort avant entre les arbres de la forêt. Cependant le murmure, qui venait à mon oreille, ne pouvait partir que de fort proche de moi; de sorte que, m'y étant rendu encore plus attentif, j'entendis fort distinctement une suite de paroles grecques; et, parmi beaucoup de personnes qui s'entretenaient, j'en démêlai une qui s'exprimait ainsi:

«Monsieur le Médecin, un de mes alliés, l'Orme à trois têtes, me vient d'envoyer un Pinson, par lequel il me mande qu'il est malade d'une fièvre étique et d'un grand mal de mousse, dont il est couvert depuis la tête jusqu'aux pieds. Je vous supplie, par l'amitié que vous me portez, de lui ordonner quelque chose.»

Je demeurai quelque temps sans rien ouïr; mais, au bout d'un petit espace, il me semble qu'on répliqua ainsi:

«Quand l'Orme à trois têtes ne serait point votre allié, et quand, au lieu de vous qui êtes mon ami, le plus étrange de notre espèce me ferait cette prière, ma profession m'oblige de secourir tout le monde. Vous ferez donc dire à l'Orme à trois têtes que, pour la guérison de son mal, il a besoin de sucer le plus d'humide et le moins de sec qu'il pourra; que, pour cet effet, il doit conduire les petits filets de ses racines vers l'endroit le plus moite de son lit, ne s'entretenir que de choses gaies, et se faire tous les jours donner la musique par quelques Rossignols excellons. Après, il vous fera savoir comment il se sera trouvé de ce régime de vivre; et puis, selon le progrès de son mal, quand nous aurons préparé ses humeurs, quelque Cigogne de mes amies lui donnera de ma part un clystère qui le remettra tout à fait en convalescence.»

Ces paroles achevées, je n'entendis plus le moindre bruit; sinon qu'un quart d'heure après, une voix que je n'avais point encore, ce me semble, remarquée, parvint à mon oreille; et voici comment elle parlait:

«Holà, fourchu, dormez-vous?»

J'ouïs qu'une autre voix répliquait ainsi:

«Non, fraîche écorce; pourquoi? —C'est, reprit celle qui la première avait rompu le silence, que je me sens ému de la même façon que nous avons accoutumé de l'être, quand ces animaux qu'on appelle Hommes nous approchent; et je voudrais vous demander si vous sentez la même chose.»

Il se passa quelque temps avant que l'autre répondit, comme s'il eût voulu appliquer à cette découverte ses sens les plus secrets.

Puis, il s'écria:

«Mon Dieu! vous avez raison, et je vous jure que je trouve mes organes tellement pleins des espèces d'un Homme, que je suis le plus-trompé du monde, s'il n'y en a quelqu'un fort proche d'ici.»

Alors plusieurs voix se mêlèrent, qui disaient qu'assurément elles sentaient un Homme.

J'avais beau distribuer ma vue de tous côtés, je ne découvrais point d'où pouvait provenir cette parole. Enfin, après m'être un peu remis de l'horreur dont cet événement m'avait consterné, je répondis à celle qu'il me sembla remarquer que c'était elle qui demandait s'il y avait là un Homme, qu'il y en avait un:

«Mais je vous supplie, continuai-je aussitôt, qui que vous soyez qui parlez à moi, de me dire où vous êtes?»

Un moment après, j'écoutai ces mots:

«Nous sommes en ta présence: tes yeux nous regardent, et tu ne nous vois pas! Envisage les Chênes où nous sentons que tu tiens ta vue attachée: c'est nous qui te parlons; et, si tu t'étonnes que nous parlions une langue usitée au Monde d'où tu viens, sache que nos premiers pères en sont originaires; ils demeuraient en Épire dans la Forêt de Dodonne, où leur bonté naturelle les convia de rendre des Oracles aux affligés qui les consultaient. Ils avaient, pour cet effet, appris la langue grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d'être entendus; et parce que nous descendons d'eux, de père en fils, le don de Prophétie a coulé jusqu'à nous. Or, tu sauras qu'une grande Aigle à qui nos pères de Dodonne donnaient retraite, ne pouvant aller à la chasse à cause d'une main qu'elle s'était rompue, se repaissait du gland que leurs rameaux lui fournissaient, quand, un jour, ennuyée de vivre dans un Monde où elle souffrait tant, elle prit son vol au Soleil, et continua son voyage si heureusement, qu'enfin elle aborda le globe lumineux où nous sommes; mais, à son arrivée, la chaleur du climat la fit vomir: elle se déchargea de force gland non encore digéré; ce gland germa, il en crut des Chênes qui furent nos aïeux.

«Voilà comment nous changeâmes d'habitation. Cependant, encore que vous nous entendiez parler une langue humaine, ce n'est pas à dire que les autres arbres s'expliquent de même; il n'y a rien que nous autres Chênes, issus de la forêt de Dodonne, qui parlions comme vous; car pour les autres végétans, voici leur façon de s'exprimer. N'avez-vous point pris garde à ce vent doux et subtil, qui ne manque jamais de respirer à l'orée [1] des bois? C'est l'haleine de leur parole; et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c'est proprement leur langage.

[1] Bord, lisière, du latin ora; vieux mot qui mériterait d'être rajeuni.


Mais, encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toutefois si différent, que chaque espèce de végétant garde le sien particulier, en sorte que le Rouleau ne parle pas comme l'Érable, ni le Hêtre comme le Cerisier. Si le sot peuple de votre Monde m'avait entendu parler comme je fais, il croirait que ce serait un Diable enfermé sous mon écorce; car, bien loin de croire que nous puissions raisonner, il ne s'imagine pas même que nous ayons l'âme sensitive; encore que, tous les jours, il voie qu'au premier coup dont le Bûcheron assaut un arbre, la cognée entre dans la chair quatre fois plus avant qu'au second; et qu'il doive conjecturer qu'assurément le premier coup l'a surpris et frappé au dépourvu, puisque, aussitôt qu'il a été averti par la douleur, il s'est ramassé en soi-même, a réuni ses forces pour combattre, et s'est comme pétrifié, pour résister à la dureté des armes de son ennemi. Mais mon dessein n'est pas de faire comprendre la lumière aux aveugles; un particulier m'est toute l'espèce, et toute l'espèce ne m'est qu'un particulier, quand le particulier n'est point infecté des erreurs de l'espèce; c'est pourquoi soyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, à tout le Genre humain.

«Vous saurez donc, en premier lieu, que presque tous les concerts, dont les Oiseaux font musique, sont composés à la louange des arbres; mais, aussi, en récompense du soin qu'ils prennent de célébrer nos belles actions, nous nous donnons celui de cacher leurs amours; car ne vous imaginez pas, quand vous avez tant de peine à découvrir un de leurs nids, que cela provienne de la prudence avec laquelle ils l'ont caché. C'est l'arbre, qui lui-même a plié ses rameaux tout autour du nid pour garantir des cruautés de l'Homme la famille de son hôte. Et qu'ainsi ne soit, considérez l'aire de ceux, ou qui sont nés à la destruction des Oiseaux leurs concitoyens, comme des Éperviers, des Houbereaux, des Milans, des Faucons, etc.; ou qui ne parlent que pour quereller, comme les Geais et les Pies; ou qui prennent plaisir à nous faire peur, comme des Hibous et des Chat-huans. Vous remarquerez que l'aire de ceux-là est abandonnée à la vue de tout le monde, parce que l'arbre en a éloigné ses branches, afin de la donner en proie.

«Mais il n'est pas besoin de particulariser tant de choses, pour prouver que les arbres exercent, soit du corps, soit de l'âme, toutes vos fonctions. Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui n'ait remarqué qu'au printemps, quand le Soleil a réjoui notre écorce d'une séve féconde, nous allongeons nos rameaux, et les étendons chargés de fruits sur le sein de la Terre dont nous sommes amoureux? La Terre, de son côté, s'entr'ouvre et s'échauffe d'une même ardeur, et, comme si chacun de nos rameaux était un......., elle s'en approche pour s'y joindre; et nos rameaux, transportés de plaisir, se déchargent, dans son giron, de la semence qu'elle brûle de concevoir. Elle est pourtant neuf mois à former cet embryon, auparavant que de le mettre au jour; mais l'arbre, son mari, qui craint que la froidure de l'hiver ne nuise à sa grossesse, dépouille sa robe verte pour la couvrir, se contentant, pour cacher quelque chose de sa nudité, d'un vieux manteau de feuilles mortes.

«Eh bien, vous autres Hommes, vous regardez éternellement ces choses, et ne les contemplez jamais; il s'en est passé à vos yeux de plus convaincantes encore, qui n'ont pas seulement ébranlé les aheurtés.»

J'avais l'attention fort bandée aux discours dont cette voix arborique m'entretenait, et j'attendais la suite, quand tout à coup elle cessa d'un ton semblable à celui d'une personne, que la courte haleine empêcherait de parler.

Comme je la vis tout à fait obstinée au silence, je la conjurai, par toutes les choses que je crus qui la pouvaient davantage émouvoir, qu'elle daignât instruire une personne qui n'avait risqué les périls d'un si grand voyage que pour apprendre. J'ouïs, dans ce temps-là, deux ou trois voix, qui lui faisaient, pour l'amour de moi, les mêmes prières, et j'en distinguai une qui lui dit, comme si elle eût été fâchée:

«Or bien, puisque vous plaignez tant vos poumons, reposez-vous; je lui vais conter l'histoire des Arbres Amants.

—Oh! qui que vous soyez, m'écriai-je en me jetant à genoux, le plus sage de tous les Chênes de Dodonne, qui daignez prendre la peine de m'instruire, sachez que vous ne ferez pas leçon à un ingrat; car je fais voeu, si jamais je retourne à mon globe natal, de publier les merveilles dont vous me faites l'honneur de pouvoir être témoin.»

J'achevais cette protestation, lorsque j'entendis la même voix continuer ainsi:

«Regardez, petit Homme, à douze ou quinze pas de votre main droite. Vous verrez deux arbres jumeaux, de médiocre taille, qui, confondant leurs branches et leurs racines, s'efforcent par mille sortes de moyens de ne devenir qu'un.»

Je tournai les yeux vers ces plantes d'amour, et j'observai que les feuilles de tous les deux, légèrement agitées d'une émotion quasi volontaire, excitaient en frémissant un murmure si délicat, qu'à peine effleurait-il l'oreille; avec lequel pourtant on eût dit qu'elles tâchaient de s'interroger et de se répondre.

Après qu'il se fut passé environ le temps nécessaire à remarquer ce double végétant, mon bon ami le Chêne reprit ainsi le fil de son discours:

«Vous ne sauriez avoir tant vécu, sans que la fameuse amitié de Pylade et d'Oreste soit venue à votre connaissance?

«Je vous décrirais toutes les joies d'une douce passion, et je vous conterais tous les miracles dont ces amants ont étonné leur siècle, si je ne craignois que tant de lumière n'offensât les yeux de votre raison. C'est pourquoi je peindrai ces deux jeunes soleils seulement dans leur éclipse.

«Il vous suffira donc de savoir qu'un jour le brave Oreste, engagé dans une bataille, cherchait son cher Pylade pour goûter le plaisir de vaincre ou de mourir en sa présence, quand il l'aperçut au milieu de cent bras de fer élevés sur sa tête. Hélas! que devint-il? Désespéré, il se lança à travers une forêt de piques, il cria, il hurla, il écuma. Mais que j'exprime mal l'horreur des mouvements de cet inconsolable! Il s'arracha les cheveux, il mangea ses mains, il déchira ses plaies.

Encore, au bout de cette description, suis-je obligé de dire que le moyen d'exprimer sa douleur mourut avec lui. Quand avec son épée il se croyait faire un chemin pour aller secourir Pylade, une montagne d'Hommes s'opposait à son passage. Il les pénétra pourtant; et, après avoir longtemps marché sur les sanglants trophées de sa victoire, il s'approcha peu à peu de Pylade; mais Pylade lui sembla si proche du trépas, qu'il n'osa presque plus parer aux ennemis, de peur de survivre à la chose pour laquelle il vivait. On eût dit même, à voir ses yeux déjà tout pleins des ombres de la mort, qu'il tâchait avec ses regards d'empoisonner les meurtriers de son ami.

Enfin, Pylade tomba sans vie; et l'amoureux Oreste, qui sentait pareillement la sienne sur le bord de ses lèvres, la retint toujours, jusqu'à ce que, d'une vue égarée ayant cherché parmi les morts et retrouvé Pylade, il sembla, collant sa bouche, vouloir jeter son âme dedans le corps de son ami.

«Le plus jeune de ces Héros expira de douleur sur le cadavre de son ami mort, et vous saurez que de la pourriture de leur tronc qui, sans doute, avait engrossé la terre, on vit germer, entre les os déjà blancs de leurs squelettes, deux jeunes arbrisseaux, dont la tige et les branches, se joignant pêle-mêle, semblaient ne se hâter de croître qu'afin de s'entortiller davantage. On connut bien qu'ils avaient changé d'être, sans oublier ce qu'ils avaient été; car leurs boutons parfumés se penchaient l'un sur l'autre, et s'entr'échauffaient de leur haleine, comme pour se faire éclore plus vite.

Mais que dirai-je de l'amoureux partage qui maintenait leur société? Jamais le suc, où réside l'aliment, ne s'offrait à leur souche, qu'ils ne le partageassent avec cérémonie; jamais l'un n'était mal nourri, que l'autre ne fût malade d'inanition; ils tiraient tous deux par dedans les mamelles de leur nourrice, comme vous autres les tétez par dehors.

Enfin, ces Amants bienheureux produisirent des pommes, mais des pommes miraculeuses qui firent encore plus de miracles que leurs pères. On n'avait pas sitôt mangé des pommes de l'un, qu'on devenait éperdument passionné pour quiconque avait mangé du fruit de l'autre. Et cet accident arrivait quasi tous les jours, parce que tous les jets de Pylade environnaient ou se trouvaient environnés de ceux d'Oreste; et leurs fruits presque jumeaux ne se pouvaient résoudre à s'éloigner.

«La Nature pourtant avait distingué l'énergie de leur double essence avec tant de précaution, que quand le fruit de l'un des arbres était mangé par un Homme, et le fruit de l'autre arbre par un autre Homme, cela engendrait l'amitié réciproque, et, quand la même chose arrivait entre deux personnes de sexe différent, elle engendrait l'amour, mais un amour vigoureux qui gardait toujours le caractère de sa cause; car, encore que ce fruit proportionnât son effet à la puissance, amollissant sa vertu dans une Femme, il conservait pourtant toujours je ne sais quoi de mâle.

«Il faut encore remarquer que celui des deux qui en avait mangé le plus était le plus aimé. Ce fruit n'avait garde qu'il ne fût et fort doux et fort beau, n'y ayant rien de si beau ni de si doux que l'amitié. Aussi fut-ce ces deux qualités de beau et de bon, qui ne se rencontrent guère en un même sujet, qui le mirent en vogue. Oh! combien de fois, par sa miraculeuse vertu, multiplia-t-il les exemples de Pylade et d'Oreste! On vit, depuis ce temps-là, des Hercules et des Thésées, des Achilles et des Patrocles, des Nises et des Euriales [1]; bref, un nombre innombrable de ceux qui, par des amitiés plus qu'humaines, ont consacré leur mémoire au temple de l'Éternité.

[1] Virgile, dans l'Enéide (ch. IX), a célébré l'amitié de Nisus et d'Euryale.


On en porta des rejetons au Péloponèse, et le pare des exercices, où les Thébains dressaient la jeunesse, en fût orné. Ces arbres jumeaux étaient plantés à la ligne; et, dans la saison que le fruit pendait aux branches, les jeunes gens, qui tous les jours allaient au parc, tentés par sa beauté, ne s'abstinrent pas d'en manger: leur courage, selon l'ordinaire, en sentit incontinent l'effet. On les vit pêle-mêle s'entre-donner leurs âmes; chacun d'eux devenir la moitié d'un autre, vivre moins en soi qu'en son ami, et le plus lâche entreprendre, pour le sien, des choses téméraires.

«Cette céleste maladie échauffa leur sang d'une si noble ardeur, que, par l'avis des plus sages, on enrôla pour la guerre cette troupe d'Amants dans une même compagnie. On la nomma depuis, à cause des actions héroïques qu'elle exécutait, la Bande sacrée. Ses exploits allèrent beaucoup au-dessus de ce que Thèbes s'en était promis; car chacun de ces braves, au combat, pour garantir son amant, ou pour mériter d'en être aimé, hasardait des efforts si incroyables, que l'antiquité n'a rien vu de pareil: aussi, tant que subsista cette amoureuse compagnie, les Thébains, qui passaient auparavant pour les pires soldats d'entre les Grecs, battirent et surmontèrent toujours depuis les Lacédémoniens mêmes, les plus belliqueux peuples de la Terre.

«Mais, entre un nombre infini de louables actions dont ces pommes furent cause, ces mêmes pommes en produisirent innocemment de bien honteuses.

«Mirra, jeune demoiselle de qualité, en mangea avec Cinyre son Père; malheureusement l'une était de Pylade, et l'autre d'Oreste. L'amour aussitôt absorba la nature, et la confondit en telle sorte, que Cinyre pouvait jurer:

«Je suis mon gendre;»

et Mirra:

«Je suis ma marâtre.»

Enfin, je crois que c'est assez, pour vous apprendre tout ce crime, d'ajouter qu'au bout de neuf mois le Père devint aïeul de ceux qu'il engendra, et que la Fille enfanta ses Frères.

«Encore, le hasard ne se contenta pas de ce crime, il voulut qu'un Taureau, étant entré dans les jardins du Roi Minos, trouva malheureusement, sous un arbre d'Oreste, quelques pommes qu'il engloutit; je dis malheureusement, parce que la Reine Pasiphaé tous les jours mangeait de ce fruit. Les voilà donc furieux d'amour l'un pour l'autre. Je n'en expliquerai point toutefois l'énorme jouissance; il suffira de dire que Pasiphaé se plongea dans un crime qui n'avait point encore eu d'exemple.

«Le fameux sculpteur Pygmalion, précisément dans ce temps-là, taillait au Palais une Vénus de marbre. La Reine, qui aimait les bons ouvriers, par régal [1] lui fit présent d'une couple de ces pommes: il en mangea la plus belle; et parce que l'eau, qui comme vous savez est nécessaire à l'incision du marbre, vint par hasard à lui manquer, il humecta sa statue de l'autre. Le marbre, en même temps pénétré par ce suc, s'amollit peu à peu; et l'énergique vertu de cette pomme, conduisant son labeur selon le dessein de l'ouvrier, suivit au dedans de l'image les traits qu'elle avait rencontrés à la superficie, car elle dilata, échauffa et colora, à proportion de la nature des lieux qui se rencontrèrent dans son passage. Enfin, le marbre devenu vivant, et touché de la passion de la pomme, embrassa Pygmalion, de toutes les forces de son coeur; et Pygmalion, transporté d'un amour réciproque, la reçut pour sa Femme.

[1] On appelait ainsi les rafraîchissements qu'on offrait à un étranger de distinction, à son passage dans un lieu où il était reçu avec les honneurs dus à son rang.


«Dans cette même Province, la jeune Iphis avait mangé de ce fruit avec la belle Yante, sa compagne, dans toutes les circonstances requises pour causer une amitié réciproque. Leur repas fut suivi de son effet accoutumé; mais, parce qu'Iphis l'avait trouvé d'un goût fort savoureux, elle en mangea tant, que son amitié, qui croissait avec le nombre des pommes dont elle ne se pouvait rassasier, usurpa toutes les fonctions de l'amour, et cet amour, à force d'augmenter peu à peu, devint plus mâle et plus vigoureux. Car, comme tout son corps, imbu de ce fruit, brûlait de former des mouvemens qui répondissent aux enthousiasmes de sa volonté, il remua chez soi la matière si puissamment, qu'il se construisit des organes beaucoup plus forts, capables de suivre sa pensée et de contenter pleinement son amour dans sa plus virile étendue, c'est-à-dire qu'Iphis devint ce qu'il faut être pour épouser une Femme.

«J'appellerais cette aventure-là un miracle, s'il me restait un nom pour intituler l'événement qui suit.

«Un jeune homme, fort accompli, qui s'appelait Narcisse, avait mérité par son amour l'affection d'une fille fort belle, que les Poëtes ont célébrée sous le nom d'Écho; mais, comme vous savez que les Femmes, plus que ceux de notre sexe, ne sont jamais assez chéries à leur gré, ayant ouï vanter la vertu des pommes d'Oreste, elle fit tant, qu'elle en recouvra de plusieurs endroits; et, parce qu'elle appréhendait l'amour, étant toujours craintive, que celles d'un arbre eussent moins de force que de l'autre, elle voulut qu'il goûtât de toutes les deux: mais, à peine les eut-il mangées, que l'image d'Écho s'effaça de sa mémoire, tout son amour se tourna vers celui qui avait digéré le fruit: il fut l'amant et l'aimé; car la substance, tirée de la pomme de Pylade, embrassa dedans lui celle de la pomme d'Oreste. Ce fruit jumeau, répandu par toute la masse du sang, excita toutes les parties de son corps à se caresser; son coeur, où s'écoulait leur double vertu, rayonna ses flammes en dedans; tous ses membres, animés de sa passion, voulurent se pénétrer l'un l'autre. Il n'est pas jusqu'à son image, qui, brûlant encore parmi la froideur des fontaines, n'attirât son corps pour s'y joindre: enfin, le pauvre Narcisse devint éperdument amoureux de lui-même.

«Je ne serai point ennuyeux à vous raconter sa déplorable catastrophe: les vieux siècles en ont assez parlé. Aussi bien, il me reste deux aventures à vous réciter qui consumeront mieux ce temps-là.

«Vous saurez donc que la belle Salmacis fréquentait le berger Hermaphrodite, mais sans autre privauté que celle que le voisinage de leur maison pouvait souffrir; quand la Fortune, qui se plaît à troubler les vies les plus tranquilles, permit que, dans une assemblée de jeux, où le prix de la beauté et celui de la course étaient deux de ces pommes, Hermaphrodite eût celle de la course, et Salmacis celle de la beauté. Elles avaient été cueillies, quoique ensemble, à divers rameaux, parce que ces fruits amoureux se mêlaient avec tant de ruse, qu'un de Pylade se rencontrait toujours avec un d'Oreste; et cela était cause que, paraissant jumeaux, on en détachait ordinairement une couple. La belle Salmacis mangea sa pomme, et le gentil Hermaphrodite serra la sienne dedans sa panetière. Salmacis, inspirée, des enthousiasmes de sa pomme et de la pomme du berger qui commençait à s'échauffer dans sa panetière, se sentit attirer vers lui par le flux et reflux sympathique de la sienne avec l'autre.

«Les parents du berger, qui s'aperçurent des amours de la nymphe, tâchèrent, à cause de l'avantage qu'ils trouvaient en cette alliance, de l'entretenir et de l'accroître. C'est pourquoi, ayant ouï vanter les pommes jumelles, pour un fruit dont le suc inclinait les esprits à l'amour, ils en distillèrent, et, de la quintessence la plus rectifiée, ils trouvèrent moyen d'en faire boire à leur fils et à son amante.

Son énergie, qu'ils avaient sublimée au plus haut degré qu'elle pouvait monter, alluma dans le coeur de ces amoureux un si véhément désir de se joindre, qu'à la première vue Hermaphrodite s'absorba dans Salmacis, et Salmacis se fondit entre les bras d'Hermaphrodite, Ils passèrent l'un dans l'autre, et de deux personnes de sexe différent, ils en composèrent un double je ne sais quoi qui ne fut ni homme ni femme. Quand Hermaphrodite voulut jouir de Salmacis, il se trouva être la Nymphe; et, quand Salmacis voulut qu'Hermaphrodite l'embrassât, elle se sentit être le Berger. Ce double je ne sais quoi gardait pourtant son unité; il engendrait et concevait, sans être ni Homme ni Femme; enfin, la Nature, en lui, fit voir une merveille, qu'elle n'a jamais su depuis empêcher d'être unique.

«Eh bien, ces histoires-là ne sont-elles pas étonnantes? Elles le sont, car de voir une Fille s'accoupler à son Père, une jeune Princesse assouvir les amours d'un Taureau, un Homme aspirer à la jouissance d'une Pierre, un autre se marier avec soi-même; celle-ci célébrer fille un mariage qu'elle consomme garçon, cesser d'être Homme sans commencer d'être Femme, devenir besson [1] hors du ventre de la mère, et jumeau d'une personne qui ne lui est point parent; tout cela est bien éloigné du chemin ordinaire de la Nature; et cependant, ce que je vous vais conter vous surprendra davantage.

[1] Vieux mot, qui signifie double, et qui dérive du latin bis homo, que la langue d'oïl avait transformé en beshoms.


«Parmi la somptueuse diversité de toutes sortes de fruits qu'on avait apportés des plus lointains climats, pour le festin des noces de Cambyse, on lui présenta une greffe d'Oreste, qu'il fit enter sur un Platane; et, parmi les autres délicatesses du dessert, on lui servit des pommes du même arbre.

«La friandise du mets le convia d'en manger beaucoup; et la substance de ce fruit étant convertie, après les trois coctions, en un germe parfait, il en forma au ventre de la Reine l'embryon de son fils Artaxerxe, car toutes les particularités de sa vie ont fait conjecturer à ses Médecins qu'il doit avoir été produit de la sorte.

«Quand le jeune coeur de ce Prince fut en âge de mériter la colère d'Amour, on ne remarqua point qu'il soupirât pour ses semblables: il n'aimait que les arbres, les vergers et les bois; mais, par-dessus tous ceux pour lesquels il parut sensible, le beau Platane, sur lequel son père Cambyse avait jadis fait enter cette greffe d'Oreste, le consuma d'amour.

«Son tempérament suivait avec tant de scrupule le progrès du Platane, qu'il semblait croître avec les branches de cet arbre; tous les jours, il l'allait embrasser; dans le sommeil, il ne songeait que de lui; et, dessous le contour de ses vertes tapisseries, il ordonnait de toutes ses affaires. On connut bien que le Platane, piqué d'une ardeur réciproque, était ravi de ses caresses, car, à tous coups, sans aucune raison apparente, on apercevait ses feuilles trémousser et comme tressaillir de joie, les rameaux se courber en rond sur sa tête comme pour lui faire une couronne et descendre près de son visage, et il était facile à connaître que c'était plutôt pour le baiser, que par inclination naturelle de tendre en bas. On remarquait même que de jalousie il arrangeait et pressait ses feuilles l'une contre l'autre, de peur que les rayons du jour, se glissant à travers, ne le baisassent aussi bien que lui. Le Roi, de son côté, ne garda plus de bornes dans son amour. Il fit dresser son lit au pied du Platane, et le Platane, qui ne savait comment se revenger de tant d'amitié, lui donnait ce que les arbres ont de plus cher: c'était son miel et sa rosée, qu'il distillait tous les matins sur lui.


«Leurs caresses auraient duré davantage, si la mort, ennemie des belles choses, ne les eût terminées: Artaxerxe expira d'amour dans les embrassements de son cher Platane; et tous les Perses, affligés de la perte d'un si bon Prince, voulurent, pour lui donner encore quelque satisfaction après sa mort, que son corps fût brûlé avec les branches de cet arbre, sans qu'aucun autre bois fût employé à le consumer.

«Quand le bûcher fut allumé, on vit sa flamme s'entortiller avec celle de la graisse du corps; et leurs chevelures ardentes, qui se bouclaient l'une à l'autre, s'effiler en pyramide jusqu'à perte de vue. Ce feu pur et subtil ne se divisa point; mais, quand il fut arrivé au Soleil, où, comme vous savez, toute matière innée aboutit, il forma le germe du pommier d'Oreste, que vous voyez là à votre main droite.

«Or, l'engeance de ce fruit s'est perdue en votre Monde; et voici comment ce malheur arriva. Les pères et les mères, qui, comme vous savez, au gouvernement de leurs familles ne se laissent conduire que par l'intérêt, fâchés que leurs enfants, aussitôt qu'ils avaient goûté de ces pommes, prodiguaient à leur ami tout ce qu'ils possédaient, brûlèrent autant de ces plantes qu'ils en purent découvrir. Ainsi, l'espèce étant perdue, c'est pour cela qu'on ne trouve plus aucun ami véritable.

«A mesure donc que ces arbres furent consumés par le feu, les pluies qui tombèrent dessus en calcinèrent la cendre, si bien que ce suc congelé se pétrifia de la même façon que l'humeur de la fougère brûlée se métamorphose en verre, de sorte qu'il se forma, par tous les climats de la Terre, des cendres de ces arbres jumeaux, deux pierres métalliques, qu'on appelle aujourd'hui le fer et l'aimant, qui, à cause de la sympathie des fruits de Pylade et d'Oreste, dont ils ont toujours conservé la vertu, aspirent encore tous les jours de s'embrasser; et remarquez que, si le morceau d'aimant est plus gros, il attire le fer; ou, si la pièce de fer excède en quantité, c'est elle qui attire l'aimant, comme il arrivait jadis dans le miraculeux effet des pommes de Pylade et d'Oreste, de l'une desquelles quiconque avait mangé davantage était le plus aimé par celui qui avait mangé de l'autre.

«Or, le fer se nourrit d'aimant, et l'aimant se nourrit de fer si visiblement, que celui-ci perd sa force, à moins qu'on ne les produise l'un à l'autre pour réparer ce qui se perd de leur substance.

«N'avez-vous jamais considéré un morceau d'aimant, appuyé sur de la limaille de fer? Vous voyez l'aimant se couvrir, en un tourne-main, de ces atomes métalliques; et l'amoureuse ardeur avec laquelle ils s'accrochent est si subite et si impatiente, qu'après s'être embrassés partout, vous diriez qu'il n'y à pas un grain d'aimant qui ne veuille baiser un grain de fer, et pas un grain de fer qui ne veuille s'unir avec un grain d'aimant; car le fer ou l'aimant, séparés, envoient continuellement de leur masse les petits corps les plus mobiles à la quête de ce qu'ils aiment. Mais, quand ils l'ont trouvé, n'ayant plus rien à désirer, chacun termine ses voyages, et l'aimant occupe son repos à posséder le fer, comme le fer ramasse tout son être à jouir de l'aimant. C'est donc de la séve de ces deux arbres qu'a découlé l'humeur dont ces deux métaux ont pris naissance.

Devant cela, ils étaient inconnus; et, si vous voulez savoir de quelle matière on fabriquait des armes pour la guerre: Samson s'armait d'une mâchoire d'âne contre les Philistins; Jupiter, Roi de Crète, de feux artificiels, par lesquels il imitait la foudre pour subjuguer ses ennemis; Hercule enfin, avec une massue, vainquit des tyrans et dompta des monstres. Mais ces deux métaux ont encore une relation bien plus spécifique avec nos deux arbres: vous saurez qu'encore que cette couple d'amoureux sans vie inclinent vers le pôle, ils ne s'y portent jamais qu'en compagnie l'un de l'autre; et je vous en vais découvrir la raison, après que je vous aurai un peu entretenu des pôles.

«Les pôles sont les bouches du Ciel, par lesquelles il reprend la lumière, la chaleur et les influences qu'il a répandues sur la Terre: autrement, si tous les trésors du Soleil ne remontaient à leur source, il y aurait longtemps (toute sa clarté n'étant qu'une poussière d'atomes enflammés qui se détachent de son globe) qu'elle, serait éteinte, et qu'il ne luirait plus; ou que cette abondance de petits corps ignés, qui s'amoncellent sur la Terre, pour n'en plus sortir, l'auraient déjà consommée. Il faut donc, comme je vous ai dit, qu'il y ait au Ciel des soupiraux par où se dégorgent les réplétions de la Terre, et d'autres par où le Ciel puisse réparer ses pertes, afin que l'éternelle circulation de ces petits corps de vie pénètre successivement tous les globes de ce grand Univers. Or, les soupiraux du Ciel sont les pôles, par où il se repaît des âmes de tout ce qui meurt dans les Mondes de chez lui, et tous les Astres sont ses bouches, et les pores par où s'exhalent derechef ses esprits.

Mais, pour vous montrer que ceci n'est pas une imagination si nouvelle, quand vos Poëtes anciens, à qui la Philosophie avait découvert les plus cachés secrets de la Nature, parlaient d'un Héros dont ils voulaient dire que l'âme était allée habiter avec les Dieux, ils s'exprimaient ainsi: Il est monté au pôle, Il est assis sur le pôle, Il a traversé le pôle, parce qu'ils savaient que les pôles étaient les seules entrées par où le Ciel reçoit tout ce qui est sorti de chez lui.

Si l'autorité de ces grands hommes ne vous satisfait pleinement, l'expérience de vos Modernes, qui ont voyagé vers le nord, vous contentera peut-être. Ils ont trouvé que, plus ils approchaient de l'Ourse, pendant les six mois de nuit dont on a cru que ce climat était tout noir, une grande lumière éclairait l'horizon, qui ne pouvait partir que du pôle, parce qu'à mesure qu'on s'en approchait, et qu'on s'éloignait par conséquent du Soleil, cette lumière devenait plus grande. Il est donc bien vraisemblable qu'elle procède des rayons du jour et d'un grand monceau d'âmes, lesquelles, comme vous savez, ne sont faites que d'atomes lumineux qui s'en retournent au Ciel par leurs portes accoutumées.

«Il n'est pas difficile, après cela, de comprendre pourquoi le fer frotté d'aimant, ou l'aimant frotté de fer, se tournent vers le pôle; car, étant un extrait du corps de Pylade et d'Oreste et ayant toujours conservé les inclinations des deux arbres, comme les deux arbres celle des deux amants, ils doivent aspirer de se rejoindre à leur âme; c'est pourquoi ils se guindent vers le pôle, par où ils sentent qu'elle est montée, avec cette retenue pourtant, que le fer ne s'y tourne point, s'il n'est frotté d'aimant; ni l'aimant, s'il n'est frotté de fer, à cause que le fer ne veut point abandonner un Monde, privé de son ami l'aimant; ni l'aimant, privé de son ami le fer; et qu'ils ne peuvent se résoudre à faire ce voyage l'un sans l'autre.»

Cette voix allait, je pense, entamer un autre discours; mais le bruit d'une grande alarme qui survint l'en empêcha. Toute la forêt en rumeur ne retentissait que de ces mots: Gare la peste! et Passe parole!

Je conjurai l'arbre, qui m'avait si longtemps entretenu, de m'apprendre d'où procédait un si grand désordre.

«Mon ami, me dit-il, nous ne sommes pas, en ces quartiers-ci, encore bien informés des particularités du mal. Je vous dirai seulement, en trois mots, que cette peste, dont nous sommes menacés, est ce qu'entre les hommes on appelle embrasement : nous pouvons bien le nommer ainsi, puisque parmi nous il n'y a point de maladie si contagieuse. Le remède que nous y allons apporter, c'est de raidir nos haleines et de souffler tous ensemble vers l'endroit d'où part l'inflammation, afin de repousser ce mauvais air. Je crois que ce qui nous aura apporté cette fièvre ardente est une Bête à feu [1] qui rôde depuis quelques jours à l'entour de nos bois; car, comme, elles ne vont jamais sans feu et ne s'en peuvent passer, celle-ci sera sans doute venue le mettre à quelqu'un de nos arbres.

[1] On appelait ainsi, dans le peuple, la Salamandre, parce qu'on lui attribuait le privilège de pouvoir vivre dans le feu et même de se nourrir de feu.


«Nous avions mandé l'animal Glaçon, pour venir à notre secours; cependant il n'est pas encore arrivé. Mais adieu, je n'ai pas le temps de vous entretenir: il faut songer au salut commun, et vous-même, prenez la fuite; autrement, vous courez risque d'être enveloppé dans notre ruine.»

Je suivis son conseil, sans toutefois me beaucoup presser, parce que je connoissais mes jambes. Cependant je savais si peu la carte du Pays, que je me trouvai, au bout de dix-huit heures de chemin, au derrière de la forêt dont je pensais fuir; et, pour surcroît d'appréhension, cent éclats épouvantables de tonnerre m'ébranlaient le cerveau, tandis que la funeste et blême lueur de mille éclairs venait éteindre mes prunelles.

De moment en moment, les coups redoublaient avec tant de furie, qu'on eût dit que les fondements du Monde allaient s'écrouler; et, malgré tout cela, le Ciel ne parut jamais plus serein. Comme je me vis au bout de mes raisons, enfin le désir de connaître la cause d'un événement si extraordinaire m'invita de marcher vers le lieu d'où le bruit semblait s'épandre.

Je marchai environ l'espace de quatre cents stades, à la fin desquels j'aperçus, au milieu d'une fort grande campagne, comme deux boules qui, après avoir en bruissant tourné longtemps à l'entour l'une de l'autre, s'approchaient et puis se reculaient. Et j'observai que, quand le heurt se faisait, c'était alors qu'on entendait ces grands coups; mais, à force de marcher plus avant, je reconnus que ce qui, de loin, m'avait paru deux boules, était deux animaux; l'un desquels, quoique rond par en bas, formait un triangle par le milieu, et sa tête fort élevée, avec sa rousse chevelure qui flottait contremont, s'aiguisait en pyramide; son corps était troué comme un crible, et, à travers ces pertuis déliés qui lui servaient de pores, on apercevait glisser de petites flammes qui semblaient le couvrir d'un plumage de feu.

En me promenant là autour, je rencontrai un Vieillard fort vénérable qui regardait ce fameux combat avec autant de curiosité que moi. Il me fit signe de m'approcher: j'obéis, et nous nous assîmes l'un auprès de l'autre.

J'avais dessein de lui demander le motif qui l'avait amené en cette contrée, mais il me ferma la bouche par ces paroles:

«Eh bien, vous le saurez, le motif qui m'amène en cette contrée!»

Et là-dessus, il me raconta fort au long toutes les particularités de son voyage. Je vous laisse à penser si je demeurai interdit. Cependant, pour accroître ma consternation, comme déjà je brûlais de lui demander quel Démon lui révélait mes pensées:

«Non, non, s'écria-t-il, ce n'est point un Démon qui me révèle vos pensées....»

Ce nouveau tour de Devin me le fit observer avec plus d'attention qu'auparavant, et je remarquai qu'il contrefaisait mon port, mes gestes, ma mine, situoit [1] tous ses membres, et figurait toutes les parties de son visage sur le patron des miennes; enfin, mon ombre en relief ne m'eût pas mieux représenté.

[1] Plaçait, établissait. On dit encore: «Situer une maison.»


«Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l'apprendre. Sachez donc qu'afin de connaître votre intérieur, j'arrange toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre; car, étant de toutes parts situé comme vous, j'excite en moi, par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière.

«Vous jugerez cet effet-là possible, si autrefois vous avez observé que les gémeaux [1] qui se ressemblent ont ordinairement l'esprit, les passions et la volonté semblables; jusque-là qu'il s'est rencontré à Paris deux bessons qui n'ont jamais eu que les mêmes maladies et la même santé; se sont mariés, sans savoir le dessein l'un de l'autre, à même heure et à même jour; se sont réciproquement écrit des lettres, dont le sens, les mots et la constitution étaient de même, et qui, enfin, ont composé, sur un même sujet, une même sorte de vers avec les mêmes pointes, le même tour et le même ordre.

[1] Jumeaux, gemini.


Mais ne voyez-vous pas qu'il était impossible que la composition des organes de leurs corps, étant pareille dans toutes ses circonstances, ils n'opérassent d'une façon pareille, puisque deux instruments égaux, touchés également, doivent rendre une harmonie égale? Et qu'ainsi, conformant tout à fait mon corps au vôtre, et devenant, pour ainsi dire, votre gémeau, il est impossible qu'un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d'esprit.»

Après cela, il se remit encore à me contrefaire, et poursuivit ainsi:

«Vous êtes maintenant fort en peine de l'origine du combat de ces deux monstres, mais je veux vous l'apprendre. Sachez donc que les arbres de la forêt, que nous avons à dos, n'ayant pu repousser avec leurs souffles les violents efforts de la Bête à feu, ont eu recours à l'animal Glaçon.

—Je n'ai encore, lui dis-je, entendu parler de ces animaux-là qu'à un Chêne de cette contrée, mais fort à la hâte, car il ne songeait qu'à se garantir. C'est pourquoi je vous supplie de m'en instruire.»

Voici comment il me parla.

«On verrait, en ce globe où nous sommes, les bois fort clairsemés, à cause du grand nombre de Bêtes à feu qui les désolent, sans les animaux Glaçons qui, tous les jours, à la prière des Forêts, leurs amies, viennent guérir les arbres malades; je dis guérir, car, à peine de leur bouche gelée ont-ils soufflé sur les charbons de cette peste, qu'ils l'éteignent.

«Au Monde de la Terre d'où vous êtes et d'où je suis, la Bête à feu s'appelle Salamandre, et l'animal Glaçon y est connu sous le nom de Remore. Or, vous saurez que les Remores habitent vers l'extrémité du pôle, au plus profond de la mer Glaciale, et c'est la froideur évaporée de ces poissons, à travers leurs écailles, qui fait geler en ces quartiers-là l'eau de la mer, quoique salée.

«La plupart des Pilotes, qui ont voyagé pour la découverte du Groënland, ont enfin expérimenté qu'en certaine saison les glaces qui, d'autres fois, les avaient arrêtés, ne se rencontraient plus; mais, encore que cette mer fût libre dans le temps où l'hiver est le plus âpre, ils n'ont pas laissé d'en attribuer la cause à quelque chaleur secrète qui les avait fondues. Mais il est bien plus vraisemblable que les Remores, qui ne se nourrissent que de glace, les avaient alors absorbées. Or, vous devez savoir que, quelques mois après qu'elles se sont repues, cette effroyable digestion leur rend l'estomac si morfondu, que la seule haleine qu'elles respirent reglace de rechef toute la mer du Pôle. Quand elles sortent sur la terre (car elles vivent dans l'un et dans l'autre élément), elles ne se rassasient que de ciguë, d'aconit, d'opium et de mandragore.

«On s'étonne, en notre Monde, d'où procèdent ces frileux vents du nord, qui traînent toujours la gelée; mais, si nos compatriotes savaient, comme nous, que les Remores habitent en ce climat, ils connaîtraient, comme nous, qu'ils proviennent du souffle avec lequel elles essayent de repousser la chaleur du Soleil qui les approche.

«Cette eau stigiade, de laquelle on empoisonna le grand Alexandre, et dont la froideur pétrifia ses entrailles, était du pissat d'un de ces animaux. Enfin, la Remore contient si éminemment tous les principes de froidure, que, passant par-dessous un vaisseau, le vaisseau se trouve saisi du froid, en sorte qu'il en demeure tout engourdi jusqu'à ne pouvoir démarrer de sa place. C'est pour cela que la moitié de ceux qui ont cinglé, vers le nord, à la découverte du Pôle, n'en sont point revenus, parce que c'est un miracle si les Remores, dont le nombre est si grand dans cette mer, n'arrêtent leurs vaisseaux. Voilà pour ce qui est des animaux Glaçons.

«Mais, quant aux Bêtes à feu, elles logent dans la terre, sous des montagnes de bitume allumé, comme l'Etna , le Vésuve et le cap Rouge [1]. Ces boutons, que vous voyez à la gorge de celui-ci, qui procèdent de l'inflammation de son foie, ce sont...»

[1] C'est sans doute la Terre de Feu ou le cap Horn. On pourrait croire cependant que ce nom s'applique aussi à la côte de l'île de Ténériffe. Il y a aussi un cap Rouge, mais sans volcan, au Canada, entre Québec et Montréal.


Nous restâmes, après cela, sans parler, pour nous rendre attentifs à ce fameux duel.

La Salamandre attaquait avec beaucoup d'ardeur, mais la Remore soutenait impénétrablement. Chaque heurt qu'ils se donnaient engendrait un coup de tonnerre , comme il arrive dans les Mondes d'ici autour, où la rencontre d'une nue chaude avec une froide excite le même bruit.

Des yeux de la Salamandre, il sortait, à chaque oeillade de colère qu'elle dardait contre son ennemi, une rouge lumière dont l'air paraissait allumé: en volant, elle suait de l'huile bouillante et pissait de l'eau-forte.

La Remore, de son côté, grosse, pesante et carrée, montrait un corps tout écaillé de glaçons. Ses larges yeux paraissaient deux assiettes de cristal, dont les regards portaient une lumière si morfondante, que je sentais frissonner l'hiver sur chaque membre de mon corps où elle les attachait. Si je pensais mettre ma main au devant, ma main en prenait l'onglée; l'air même, autour d'elle, atteint de sa rigueur, s'épaississait en neige; la terre durcissait sous ses pas, et je pouvais compter les traces de la bête par le nombre des engelures qui m'accueillaient quand je marchais dessus.

Au commencement du combat, la Salamandre, à cause de la vigoureuse contention de sa première ardeur, avait fait suer la Remore; mais, à la longue, cette sueur s'étant refroidie, émailla toute la plaine d'un verglas si glissant, que la Salamandre ne pouvait joindre la Remore sans tomber. Nous connûmes bien, le Philosophe et moi, qu'à force de choir et de se relever tant de fois, elle s'était fatiguée; car ces éclats de tonnerre, auparavant si effroyables, qu'enfantait le choc dont elle heurtait son ennemie, n'étaient plus que le bruit sourd de ces petits coups qui marquent la fin d'une tempête, et ce bruit sourd, amorti peu à peu, dégénéra en un frémissement semblable à celui d'un fer rouge plongé dans de l'eau froide.

Quand la Remore connut que le combat tirait aux abois par l'alfaiblissement du choc dont elle se sentait à peine ébranlée, elle se dressa sur un angle de son cube et se laissa tomber de toute sa pesanteur sur l'estomac de la Salamandre avec un tel succès, que le coeur de la pauvre Salamandre, où tout le reste de son ardeur s'était concentrée, en se crevant, fit un éclat si épouvantable, que je ne sais rien dans la Nature pour le comparer.

Ainsi mourut la Bête à feu sous la paresseuse résistance de l'animal Glaçon.

Quelque temps après que la Remore se fut retirée, nous nous approchâmes du champ de bataille, et le vieillard, s'étant enduit les mains de la terre sur laquelle elle avait marché comme d'un préservatif contre la brûlure, il empoigna le cadavre de la Salamandre.

«Avec le corps de cet animal, me dit-il, je n'ai que faire de feu dans ma cuisine; car, pourvu qu'il soit pendu à ma crémaillère, il fera bouillir et rôtir tout ce que j'aurai mis à l'âtre. Quant aux yeux, je les garde soigneusement; s'ils étaient nettoyés des ombres de la mort, vous les prendriez pour deux petits Soleils. Les Anciens de notre Monde les savaient bien mettre en oeuvre; c'est ce qu'ils nommaient des lampes ardentes, et l'on ne les appendait qu'aux sépultures pompeuses des personnes illustres.

«Nos Modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux; mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver derrière les membranes rompues ce feu qu'ils y voyaient reluire.»

Le Vieillard marchait toujours, et moi je le suivais, attentif aux merveilles qu'il me débitait. Or, à propos du combat, il ne faut pas que j'oublie l'entretien que nous eûmes touchant l'animal Glaçon.

«Je ne crois pas, me dit-il, que vous ayez jamais vu de Remores, car ces poissons ne s'élèvent guère à fleur d'eau; encore, n'abandonnent-ils quasi point l'océan Septentrional. Mais sans doute vous aurez vu de certains animaux, qui, en quelque façon, se peuvent dire de leur espèce. Je vous ai tantôt dit que cette Mer, en tirant vers le Pôle, est toute pleine de Remores qui jettent leur frai sur la vase comme les autres poissons. Vous saurez donc que cette semence, extraite de toute leur masse, en contient si éminemment toute la froideur, que, si un navire est poussé par-dessus, le navire en contracte un ou plusieurs vers qui deviennent oiseaux, dont le sang, privé de chaleur, fait qu'on les range, quoiqu'ils aient des ailes, au nombre des poissons. Aussi, le Souverain Pontife, lequel connaît leur origine, ne défend pas d'en manger en carême. C'est ce que vous appelez des Macreuses[1].»

[1] Toutes ces questions délicates et merveilleuses sont examinées dans le curieux Traité de l'origine des macreuses, par André de Graindorge (Caen, J. Poisson, 1680, in-8°).


Je marchais toujours, sans autre dessein que de le suivre, mais tellement ravi d'avoir trouvé un Homme, que je n'osais détourner les yeux de dessus lui, tant j'avais peur de le perdre:

«Jeune mortel, me dit-il (car je vois bien que vous n'avez pas encore, comme moi, satisfait au tribut que nous devons à la Nature), aussitôt que je vous ai vu, j'ai rencontré sur votre visage ce je ne sais quoi qui donne envie de connaître les gens. Si je ne me trompe aux circonstances de la conformation de votre corps, vous devez être François et natif de Paris? Cette ville est le lieu où, après avoir promené mes disgrâces par toute l'Europe, je les ai terminées.

«Je me nomme Campanella, et suis Calabrois de nation. Depuis ma venue au Soleil, j'ai employé mon temps à visiter les climats de ce grand globe pour en découvrir les merveilles: il est divisé en Royaumes, Républiques, États et Principautés, comme la Terre. Ainsi les quadrupèdes, les volatiles, les plantés, les pierres, chacun y a le sien; et, quoique quelques-uns de ceux-là n'en permettent point l'entrée aux animaux d'espèce étrangère, particulièrement aux Hommes, que les Oiseaux par-dessus tout haïssent à la mort, je puis voyager partout, sans courir de risque, à cause qu'une âme de Philosophe est tissue de parties bien plus déliées que les instruments dont on se servirait à la tourmenter. Je me suis trouvé heureusement dans la province des Arbres, quand les désordres de la Salamandre ont commencé; ces grands éclats de tonnerre, que vous devez avoir entendus aussi bien que moi, m'ont conduit à leur champ de bataille, où vous êtes venu un moment après. Au reste, je m'en retourne à la province des Philosophes...

—Quoi, lui dis-je, il y a donc aussi des Philosophes dans le Soleil?

—S'il y en a! répliqua le bonhomme, oui, certes, et ce sont les principaux habitants du Soleil, et ceux-là mêmes dont la renommée de votre Monde a la bouche si pleine. Vous pourrez bientôt converser avec eux, pourvu que vous ayez le courage de me suivre; car j'espère mettre le pied dans leur Ville, avant qu'il soit trois jours. Je ne crois pas que vous puissiez concevoir de quelle façon ces grands génies se sont transportés ici?

—Non, certes, m'écriai-je; car tant d'autres personnes auraient-elles eu jusqu'à présent les yeux bouchés, pour n'en pas trouver le chemin? Ou bien est-ce qu'après la mort nous tombons entre les mains d'un Examinateur des esprits, lequel, selon notre capacité, nous accorde ou nous refuse le droit de bourgeoisie au Soleil?

—Ce n'est rien de tout cela, repartit le Vieillard; les âmes viennent, par un principe de ressemblance, se joindre à cette masse de lumière; car ce Monde-ci n'est formé d'autre chose que des esprits de tout ce qui meurt dans les orbes d'autour, comme sont Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne.

«Ainsi, dès qu'une Plante, une Bête, ou un Homme, expirent, leurs âmes montent, sans s'éteindre, à sa sphère, de même que vous voyez la flamme d'une chandelle y voler en pointe, malgré le suif qui la tient par les pieds. Or, toutes ces âmes, unies qu'elles sont à la source du jour, et purgées de la grosse matière qui les empêchait, elles exercent des fonctions bien plus nobles que celle de croître, de sentir et de raisonner; car elles sont employées à former le sang et les esprits vitaux du Soleil, ce grand et parfait animal. Et c'est aussi pourquoi vous ne devez point douter que le Soleil n'opère de l'esprit bien plus parfaitement que vous, puisque c'est par la chaleur d'un million de ces âmes rectifiées, dont la sienne est un élixir, qu'il connaît le secret de la vie, qu'il influe à la matière de vos Mondes la puissance d'engendrer, qu'il rend des corps capables de se sentir être, et enfin qu'il se fait voir et fait voir toutes choses.

«Il me reste maintenant à vous expliquer pourquoi les âmes des Philosophes ne se joignent pas essentiellement à la masse du Soleil, comme celles des autres Hommes.

«Il y a trois ordres d'esprits dans toutes les Planètes, c'est-à-dire dans les petits Mondes qui se meuvent à l'entour de celui-ci.

«Les plus grossiers servent simplement à réparer l'embonpoint du Soleil. Les subtils s'insinuent à la place de ses rayons; mais ceux des Philosophes, sans avoir rien contracté d'impur dans leur exil, arrivent tout entiers à la sphère du jour, pour ou être habitants. Or, elles ne deviennent pas, comme lès autres, une partie intégrante de sa masse, parce que la matière qui les compose, au point de leur génération, se mêle si exactement, que rien ne la peut plus déprendre; semblable à celle qui forme l'or, les diamants et les Astres, dont toutes les parties sont mêlées par tant d'enlacements, que le plus fort dissolvant n'en saurait relâcher l'étreinte.

«Or, ces âmes de Philosophes sont tellement à l'égard des autres âmes, ce que l'or, les diamants et les Astres sont à l'égard des autres corps, qu'Épicure dans le Soleil est le même Épicure qui vivait jadis sur la terre.»

Le plaisir que je recevais en écoutant ce grand homme m'accourcissait le chemin, et j'entamais souvent tout exprès des matières savantes et curieuses, sur lesquelles je sollicitais sa pensée, afin de m'instruira. Et certes, je n'ai jamais vu de bonté si grande que la sienne; car, quoiqu'il pût, à cause de l'agilité de sa substance, arriver tout seul,en fort peu de journées, au royaume des Philosophes, il aima mieux s'ennuyer longtemps avec moi que de m'abandonner parmi ces vastes solitudes.

Cependant il était pressé; car je me souviens que, m'étant avisé de lui demander pourquoi il s'en retournait avant d'avoir reconnu toutes les régions de ce grand Monde, il me répondit que l'impatience de voir un de ses amis, lequel était nouvellement arrivé [1], l'obligeait à rompre son voyage. Je reconnus, par la suite de son discours, que cet ami était ce fameux Philosophe de notre temps, Monsieur Descartes, et qu'il ne se hâtait que pour le joindre.

[1] Descartes étant mort à Stockholm le 11 février 1650, nous pouvons supposer que l'Histoire des États et empires du Soleil fut composée peu de temps après cette date, puisque Cyrano représente l'illustre philosophe comme nouvellement arrivé dans les régions solaires.


Il me répondit encore, sur ce que je lui demandai quelle estime il avait pour sa Physique : qu'on ne la devait lire qu'avec le même respect qu'on écoute prononcer des oracles.

«Ce n'est pas, ajouta-t-il, que la science des choses naturelles n'ait besoin, comme les autres sciences, de préoccuper notre jugement d'axiomes qu'elle ne prouve point; mais les principes de la sienne sont simples et si naturels, que, étant supposés, il n'y en a aucune qui satisfasse plus nécessairement à toutes les apparences.»

Je ne pus, en cet endroit, m'empêcher de l'interrompre:

«Mais, lui dis-je, il me semble que ce Philosophe a toujours impugné [1] le vide; et cependant, quoiqu'il fût Épicurien, afin d'avoir l'honneur de donner un principe aux principes d'Épicure, c'est-à-dire aux atomes, il a établi pour commencement des choses un chaos de matière tout à fait solide, que Dieu divisa en un nombre innombrable de petits carreaux, à chacun desquels il imprima des mouvements opposés. Or, il veut que ces cubes, en se froissant l'un contre l'autre, se soient égrugés en parcelles de toutes sortes de figures.

[1] Combattu le système du vide.


Mais comment peut-il concevoir que ces pièces carrées aient commencé de tourner séparément, sans avouer qu'il s'est fait du vide entre leurs angles? Ne s'en rencontrait-il pas nécessairement dans les espaces que les angles de ces carreaux étaient contraints d'abandonner, pour se mouvoir? Et puis, ces carreaux qui n'occupaient qu'une certaine étendue, avant que de tourner, peuvent-ils s'être mus en cercle, qu'ils n'en aient occupé dans leur circonférence encore une fois autant? La Géométrie nous enseigne que cela ne se peut; donc, la moitié de cette espace [1] a dû nécessairement demeurer vide, puisqu'il n'y avait point encore d'atomes pour la remplir.»

[1] Cyrano, sans se préoccuper de l'étymologie latine et italienne, spatium et spazio, écrit souvent au féminin le mot espace.


Mon Philosophe me répondit que Monsieur Descartes nous rendrait raison de cela lui-même, et qu'étant né aussi obligeant que Philosophe, il serait assurément ravi de trouver en ce monde un homme mortel, pour l'éclaircir des doutes que la surprise de la Mort l'avait contraint de laisser à la Terre qu'il venait de quitter; qu'il ne croyait pas qu'il eût grande difficulté à y répondre, suivant ses principes que je n'avais examinés qu'autant que la faiblesse de mon esprit me le pouvait permettre [1]; «parce, disait-t-il, que les ouvrages de ce grand homme sont si pleins et si subtils, qu'il faut une attention, pour les entendre, qui demande l'âme d'un vrai et consommé Philosophe. Ce qui fait qu'il n'y a pas un Philosophe dans le Soleil, qui n'ait de la vénération pour lui; jusque-là que l'on ne veut pas lui contester le premier rang, si sa modestie ne l'en éloigne.

[1] Il faut remarquer que Cyrano n'hésite pas à exprimer ses sympathies pour le système de Descartes, quoique ce système eût été vivement combattu par Gassendi et que ce dernier fût encore vivant, tandis que l'autre était mort. Il résulte de là que Cyrano, quoique gassendiste, avait adopté les principes de la philosophie cartésienne, à quelques exceptions près.


«Pour tromper la peine que la longueur du chemin pourrait vous apporter, nous en discourrons suivant ses principes, qui sont assurément si clairs, et semblent si bien satisfaire à tout par l'admirable lumière de ce grand génie; qu'on dirait qu'il a concouru à la belle et magnifique structure de cet Univers.

«Vous vous souvenez bien qu'il dit que notre entendement est fini. Ainsi, la matière étant divisible à l'infini, il ne faut pas douter que c'est une de ces choses qu'il ne peut comprendre ni imaginer, et qu'il est bien au-dessus de lui d'en rendre raison.

«Mais, dit-il, quoique cela ne puisse tomber sous les sens, nous ne laissons pas de concevoir que cela se fait par la connoissance que nous avons de la matière; et nous ne devons pas, dit-il, hésiter à déterminer notre jugement suivies choses que nous concevons.»

En effet, pouvons-nous imaginer la manière dont l'âme agit sur le corps? Cependant, on ne peut nier cette vérité, ni la révoquer en doute; au lieu que c'est une absurdité bien plus grande d'attribuer au vide une espace qui est une propriété qui appartient au corps de l'étendue [1], vu que l'on confondroit l'idée du rien avec celle de l'être, et que l'on lui donnerait des qualités, à lui qui ne peut rien produire, et ne peut être auteur de quoi que ce soit.

[1] Dans l'édit. de 1761, ce passage est ainsi modifié: «C'est une absurdité bien plus grande d'attribuer au vide cette qualité de céder au corps et cet espace, qui sont les dépendances d'une étendue, qui ne peut convenir qu'à la substance, vu que l'on confondrait,» etc.


«Mais, dit-il, pauvre mortel, je sens que ces spéculations te fatiguent, parce que, comme dit cet excellent homme, tu n'as jamais pris peine à bien épurer ton esprit d'avec la masse de ton corps, et parce que tu l'as rendu si paresseux, qu'il ne veut plus faire aucunes fonctions sans le secours des sens.»

Je lui allais repartir, lorsqu'il me tira par le bras pour me montrer un vallon de merveilleuse beauté.

«Apercevez-vous, me dit-il, cette enfonçure de terre où nous allons descendre? On dirait que le coupeau des collines qui la bornent se soit exprès couronné d'arbres, pour inviter, par la fraîcheur de son ombre, les passants au repos.

«C'est au pied de l'un de ces coteaux que le Lac du Sommeil prend sa source; il n'est formé que de la liqueur des cinq Fontaines.

«Au reste, s'il ne se mêlait aux trois Fleuves, et par sa pesanteur n'engourdissait leurs eaux, aucun animal de notre Monde ne dormirait.»

Je ne puis exprimer l'impatience qui me pressait de le questionner sur ces trois Fleuves, dont je n'avais point encore ouï parler: mais je restai content, quand il m'eut promis que je verrais tout.

Nous arrivâmes bientôt après dans le vallon, et quasi au même temps sur le tapis qui borde ce grand Lac.

«En vérité, me dit Campanella, vous êtes bien heureux de voir, avant de mourir, toutes les merveilles de ce Monde; c'est un bien pour les habitants de votre globe d'avoir porté un Homme qui lui puisse apprendre les merveilles du Soleil, puisque sans vous ils étaient en danger de vivre dans une grossière ignorance, et de goûter cent douceurs, sans savoir d'où elles viennent; car on ne saurait imaginer les libéralités que le Soleil fait à tous vos petits globes; et ce vallon seul répand une infinité de biens par tout l'Univers, sans lesquels vous ne pourriez vivre, et ne pourriez pas seulement voir le jour. Il me semble que c'est assez d'avoir vu cette contrée, pour vous faire avouer que le Soleil est votre père, et qu'il est l'auteur de toutes choses.

Pource que ces cinq Ruisseaux viennent se dégorger dedans, ils ne courent que quinze ou seize heures; et cependant ils paraissent si fatigués, quand ils arrivent, qu'à peine se peuvent-ils remuer; mais ils témoignent leur lassitude par des effets bien différents, car celui de la Vue s'étrécit, à mesure qu'il s'approche de l'étang du Sommeil; l'Ouïe, à son embouchure, se confond, s'égare et se perd dans la vase; l'Odorat excite un murmure semblable à celui d'un homme qui ronfle; le Goût, affadi du chemin, devient tout à fait insipide; et le Toucher, naguère si puissant, qu'il logeait tous ses compagnons, est réduit à cacher sa demeure. De son côté, la Nymphe de la Paix, qui fait sa demeure au milieu du Lac, reçoit ses hôtes à bras ouverts, les couche dans son lit, et les dorlote avec tant de délicatesse, que, pour les endormir, elle prend elle-même le soin de les bercer. Quelque temps après s'être ainsi confondus dans ce vaste rondeau, on le voit à l'autre bout se partager derechef en cinq Ruisseaux, qui reprennent les mêmes noms, en sortant, qu'ils avaient laissés en entrant.

Mais les plus hâtés de partir, et qui tiraillent leurs compagnons pour se mettre en chemin, c'est l'Ouïe et le Toucher; car, pour les trois autres, ils attendent que ceux-ci les éveillent, et le Goût spécialement demeure toujours derrière les autres.»

Le noir concave d'une grotte se voûte par-dessus le lac du Sommeil. Quantité de tortues se promènent à pas lents sur les rivages; mille fleurs de pavot communiquent à l'eau, en s'y mirant, la vertu d'endormir; on voit jusqu'à des marmottes arriver de cinquante lieues, pour y boire; et le gazouillis de l'onde est si charmant, qu'il semble qu'elle se froisse contre les cailloux avec mesure, et tâche de composer une musique assoupissante.

Le sage Campanella prévit sans doute que j'en allais sentir quelque atteinte; c'est pourquoi il me conseilla de doubler le pas. Je lui eusse obéi, mais les charmes de cette eau m'avaient tellement enveloppé la raison, qu'il ne m'en resta presque pas assez pour entendre ces dernières paroles.

«Dormez donc, dormez! je vous laisse; aussi bien, les songes qu'on fait ici sont tellement parfaits, que vous serez quelque jour bien aise de vous ressouvenir de celui que vous allez faire. Je me divertirai cependant à visiter les raretés du lieu, et puis, je vous viendrai rejoindre.»

Je crois qu'il ne discourut pas davantage, ou bien la vapeur du sommeil m'avait déjà mis hors d'état de pouvoir l'écouter.

J'étais au milieu d'un songe le plus savant et le mieux conçu du monde, quand mon Philosophe me vint éveiller. Je vous en ferai le récit, lorsque cela n'interrompra point le fil de mon discours; car il est tout à fait important que vous le sachiez, pour vous faire connaître avec quelle liberté l'esprit des habitants du Soleil agit, pendant que le sommeil captive les sens. Pour moi, je pense que ce lac évapore un air qui a la propriété d'épurer entièrement l'esprit de l'embarras des sens; car il ne se présente rien à votre pensée qui ne semble, vous perfectionner et vous instruire: c'est ce qui fait que j'ai le plus grand respect du monde pour ces Philosophes, qu'on nomme rêveurs, dont nos ignorants se moquent.

J'ouvris donc les yeux comme en sursaut: il me semble que j'ouïs qu'il disait:

«Mortel, c'est assez dormir! levez-vous, si vous désirez voir une rareté qu'on n'imaginerait jamais dans votre Monde. Depuis une heure environ que je vous ai quitté, pour ne point troubler votre repos, je me suis toujours promené le long des cinq Fontaines qui sortent de l'étang du Sommeil. Vous pouvez croire avec combien d'attention je les ai toutes considérées; elles portent le nom des cinq Sens, et coulent fort près l'une de l'autre. Celle de la Vue semble un tuyau fourchu, plein de diamants en poudre et de petits miroirs, qui dérobent et restituent les images de tout ce qui se présente: elle environne de son cours le royaume des Lynx. Celle de l'Ouïe est pareillement double; elle tourne, en s'insinuant comme un dédale, et l'on ouït retentir, au plus creux des concavités de sa couche, un écho de tout le bruit qui résonne alentour; je suis fort trompé si ce ne sont des renards que j'ai vu s'y curer les oreilles. Celle de l'Odorat paraît comme les précédentes, qui se divise en deux petits canaux cachés sous une seule voûte; elle extrait de tout ce qu'elle rencontre je ne sais quoi d'invisible, dont elle compose mille sortes d'odeurs qui lui tiennent lieu d'eau; on trouve, aux bords de cette source, force chiens qui s'affinent le nez. Celle du Goût coule par saillies, lesquelles n'arrivent ordinairement que trois ou quatre fois le jour; encore, faut-il qu'une grande vanne de corail soit levée, et, par-dessous celle-là, quantité d'autres fort petites qui sont d'ivoire; sa liqueur ressemble à de la salive. Mais, quant à la cinquième, celle du Toucher, elle est si vaste et si profonde, qu'elle environne toutes ses soeurs, jusqu'à se coucher de son long dans leur lit, et son humeur épaisse se répand au large sur des gazons tout verts de plantes sensitives.

«Or, vous saurez que j'admirais, glacé de vénération, les mystérieux détours de toutes ces fontaines, quand, à force de marcher, je me suis trouvé à l'embouchure où elles se dégorgent, dans les trois Rivières. Mais suivez-moi, vous comprendrez beaucoup mieux la disposition de toutes ces choses, en les voyant.»

Une promesse, si forte selon moi, acheva de m'éveiller; je lui tendis le bras, et nous marchâmes par le même chemin qu'il avait tenu le long des levées qui compriment les cinq Ruisseaux, chacun dans son canal.

Au bout environ d'un stade, quelque chose d'aussi luisant qu'un lac parvint à nos yeux. Le sage Campanella ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'il me dit

«Enfin, mon fils, nous touchons au port; je vois distinctement les trois Rivières.»

A cette nouvelle, je me sentis transporter d'une telle ardeur, que je pensais être devenu aigle. Je volai plutôt que je ne marchai, et courus tout autour, d'une curiosité si avide, qu'en moins d'une heure mon conducteur et moi nous remarquâmes ce que vous allez entendre.

Trois grands Fleuves arrosent les campagnes brillantes de ce Monde embrasé. Le premier et le plus large se nomme la Mémoire; le second, plus étroit, mais plus creux, l'Imagination; le troisième, plus petit que les autres, s'appelle Jugement.

Sur les rives de la Mémoire, on entend jour et nuit un ramage importun de geais, de perroquets, de pies, d'étourneaux, de linottes, de pinsons et de toutes les espèces qui gazouillent ce qu'elles ont appris. La nuit, ils ne disent mot, car ils sont pour lors occupés à s'abreuver de la vapeur épaisse qu'exhalent ces lieux aquatiques. Mais leur estomac cacochyme la digère si mal, qu'au matin, quand ils pensent l'avoir convertie en leur substance, on la voit tomber de leur bec aussi pure qu'elle était dans la rivière.

L'eau de ce Fleuve paraît gluante, et roule avec beaucoup de bruit; les échos, qui se forment dans ses cavernes, répètent la parole jusqu'à plus de mille fois; elle engendre de certains monstres, dont le visage approche du visage de femme. Il s'y en voit d'autres plus furieux, qui ont la tête cornue et carrée, et à peu près semblable celle de nos pédants. Ceux-là ne s'occupent qu'à crier, et ne disent pourtant que ce qu'ils se sont entendu dire les uns aux autres.

Le Fleuve de l'Imagination coule, plus doucement; sa liqueur, légère et brillante, étincelle de tous côtés. Il semble, à regarder cette eau d'un torrent de bluettes humides, qu'elles n'observent en voltigeant aucun ordre certain. Après l'avoir considérée plus attentivement, je pris garde que l'humeur qu'elle routait dans sa couche était de pur or potable, et son écume de l'huile de talc.

Le poisson qu'elle nourrit, ce sont des remores, des sirènes et des salamandres; on y trouve, au lieu de gravier, de ces cailloux dont parle Pline, avec lesquels on devient pesant, quand on les touche par l'envers, et léger, quand on se les applique par l'endroit. J'y en remarquai de ces autres encore, dont Gigès avait un anneau, qui rendent invisibles; mais surtout un grand nombre de pierres philosophales éclatent parmi son sable.

Il y avait sur les rivages force arbres fruitiers, principalement de ceux que trouva Mahomet en Paradis; les branches fourmillaient de phénix, et j'y remarquai des sauvageons de ce fruitier [1] où la Discorde cueillit la pomme qu'elle jeta aux pieds des trois Déesses: on avait enté dessus des greffes du jardin des Hespérides.

[1] Arbre à fruit ou fruitier.


Chacun de ces deux larges Fleuves se divisé en une infinité de bras qui s'entrelacent; et j'observai que, quand un grand ruisseau de la Mémoire en approchait un plus petit de l'Imagination, il éteignait aussitôt celui-là: mais qu'au contraire si le ruisseau de l'Imagination était plus vaste, il tarissait celui de la Mémoire. Or, comme ces trois Fleuves, soit dans leur canal, soit dans leurs bras, coulent toujours à côté l'un de l'autre, partout où la Mémoire est forte, l'Imagination diminue; et celle-ci grossit, à mesure que l'autre s'abaisse.

Proche de là coule d'une lenteur incroyable la Rivière du Jugement: son canal est profond, son humeur semble froide; et, lorsqu'on en répand sur quelque chose, elle sèche, au lieu de mouiller. Il croît, parmi la vase de son lit, des plantes d'ellébore, dont la racine, qui s'étend en longs filaments, nettoie l'eau de sa bouche. Elle nourrit des serpents, et, dessus l'herbe molle qui tapisse ses rivages, un million d'éléphants se reposent. Elle se distribue, comme ses deux germaines, en une infinité de petits rameaux; elle grossit en coulant; et, quoiqu'elle gagne toujours pays, elle va et revient éternellement sur elle-même.

De l'humeur de ces trois Rivières, tout le Soleil est arrosé; elle sert à détremper les atomes brûlants de ceux qui meurent dans ce grand Monde; mais cela mérite bien d'être traité plus au long.

La vie des animaux du Soleil est fort longue; ils ne finissent que de mort naturelle, qui n'arrive qu'au bout de sept à huit mille ans, quand, pour les continus excès d'esprit où leur tempérament de feu les incline, l'ordre de la matière se brouille. Car, aussitôt que dans un corps la Nature sent qu'il faudrait plus de temps à réparer les ruines de son être, qu'à en composer un nouveau, elle aspire à se dissoudre, si bien que, de jour en jour, on voit, non pas pourrir, mais tomber l'animal en particules semblables à de la cendre rouge.

Le trépas n'arrive guère que de cette sorte. Expiré donc qu'il est, ou, pour mieux dire, éteint, les petits corps innés qui composaient sa substance entrent dans la grosse matière de ce Monde allumé, jusqu'à ce que le hasard les ait abreuvés de l'humeur des trois Rivières; car, alors, devenus mobiles par leur fluidité, afin d'exercer vitement les facultés dont cette eau leur vient d'imprimer l'obscure connaissance, ils s'attachent en longs filets, et, par un flux de points lumineux, s'aiguisent en rayons et se répandent aux sphères d'alentour, où ils ne sont pas plutôt enveloppés, qu'ils arrangent eux-mêmes la matière autant qu'ils peuvent dedans la forme propre à exercer toutes les fonctions dont ils ont contracté l'instinct dans l'eau des trois Rivières, des cinq Fontaines et de l'Etang. C'est pourquoi ils se laissent attirer aux plantes, pour végéter; les plantes se laissent brouter aux animaux, pour sentir; et les animaux se laissent manger aux hommes, afin qu'étant passés en leur substance, ils viennent à réparer ces trois facultés de la Mémoire, de l'Imagination et du Jugement, dont les Rivières du Soleil leur avaient fait pressentir la puissance.

Or, selon que les atomes ont ou plus ou moins trempé dedans l'humeur de ces trois Fleuves, ils apportent aux animaux plus ou moins de Mémoire, d'Imagination ou de Jugement, et, selon que, dans les trois Fleuves, ils ont plus ou moins contracté de la liqueur des cinq Fontaines et de celle du petit Lac, ils leur élaborent des sens plus ou moins parfaits, et produisent des âmes plus ou moins endormies.

Voici à peu près ce que nous observâmes touchant la nature de ces trois Fleuves. On en rencontre partout de petites veines écartées çà et là; mais; pour les bras principaux, ils vont droit aboutir à la Province des Philosophes. Aussi, nous rentrâmes dans le grand chemin, sans nous éloigner du courant que ce qu'il faut pour monter sur la chaussée. Nous vîmes toujours les trois grandes Rivières qui flottaient à côté de nous; mais, pour les cinq Fontaines, nous les regardions de haut en bas serpenter dans la prairie. Cette route est fort agréable, quoique solitaire; on y respire un air libre et subtil, qui nourrit l'âme et la fait régner sur les passions.

Au bout de cinq ou six journées de chemin, comme nous divertissions nos yeux à considérer le différent et riche aspect des paysages, une voix languissante, comme d'un malade qui gémirait, parvint à nos oreilles. Nous nous approchâmes du lieu d'où nous jugions qu'elle pouvait venir, et nous trouvâmes, sur la rive du fleuve Imagination, un vieillard, tombé à la renverse, qui poussait de grands cris. Les larmes de compassion m'en vinrent aux yeux, et la pitié que j'eus du mal de ce misérable me convia d'en demander la cause.

«Cet homme, me répondit Campanella, se tournant vers moi, est un Philosophe réduit à l'agonie, car nous mourons plus d'une fois; et, comme nous ne sommes que des parties de cet Univers, nous changeons de forme pour aller reprendre vie ailleurs; ce qui n'est point un mal, puisque c'est un chemin pour perfectionner son être et pour arriver à un nombre infini de connaissances. Son infirmité est celle qui fait mourir presque tous les grands hommes.»

Son discours m'obligea de considérer le malade plus attentivement, et, dès la première oeillade, j'aperçus qu'il avait la tête grasse comme un tonneau et ouverte par plusieurs endroits.

«Or sus! me dit Campanella, me tirant par le bras: toute l'assistance que nous croirions donner à ce moribond serait inutile et ne ferait que l'inquiéter. Passons outre; aussi bien, son mal est incurable. L'enflure de sa tête provient d'avoir trop exercé son esprit; car, encore que les espèces dont il a rempli les trois ventricules de son cerveau soient des images fort petites, elles sont corporelles et capables, par conséquent, de remplir un grand lieu, quand elles sont fort nombreuses. Or vous saurez que ce Philosophe a tellement grossi sa cervelle à force d'entasser image sur image, que, ne les pouvant plus contenir, elle s'est éclatée. Cette façon de mourir est celle des grands Génies, et cela s'appelle crever d'esprit

Nous marchions toujours en parlant, et les premières choses qui se présentaient à nous nous fournissaient matière d'entretien; j'eusse pourtant bien voulu sortir des régions opaques du Soleil pour rentrer dans les lumineuses; car le Lecteur saura que toutes les contrées n'en sont pas diaphanes: il y en a qui sont obscures comme celles de notre Monde, et qui, sans la lumière d'un Soleil qu'on aperçoit de là, seraient couvertes de ténèbres. Or, à mesure qu'on entre dans les opaques, on le devient insensiblement; et, de même, lorsqu'on approche des transparentes, on se sent dépouiller de cette noire obscurité, par la vigoureuse irradiation du climat.

Je me souviens qu'à propos de cette envie dont je brûlais, je demandai à Campanella si la Province des Philosophes était brillante ou ténébreuse:

«Elle est plus ténébreuse que brillante, me répondit-il; car, comme nous sympathisons encore beaucoup avec la Terre, notre pays natal, qui est opaque de sa nature, nous n'avons pas pu nous accommoder dans les régions de ce globe les plus éclairées. Nous pouvons toutefois, par une vigoureuse contention de la volonté, nous rendre diaphanes lorsqu'il nous en prend envie, et même la plus grande part des Philosophes ne parlent pas avec la langue; mais, quand ils veulent communiquer leur pensée, ils se purgent, par les élans de leur fantaisie, d'une sombre vapeur sous laquelle ordinairement ils tiennent leurs conceptions à couvert; et, sitôt qu'ils ont fait redescendre en son siége cette obscurité de raté qui les noircissait, comme leur corps est alors diaphane, on aperçoit, à travers leur cerveau, ce dont ils se souviennent, ce qu'ils s'imaginent, ce qu'ils jugent, et, dans leur foie et leur coeur, ce qu'ils désirent et ce qu'ils résolvent; car, quoique ces petits portraits soient plus imperceptibles qu'aucune chose que nous puissions figurer, nous avons en ce Monde-ci les yeux assez clairs pour distinguer facilement jusqu'aux moindres idées.

«Ainsi, quand quelqu'un de nous veut découvrir à son ami l'affection qu'il lui porte, on aperçoit son coeur élancer des rayons jusque dans sa mémoire sur l'image de celui qu'il aime; et quand, au contraire, il veut témoigner son aversion, on voit son coeur darder, contre l'image de celui qu'il hait, des tourbillons d'étincelles brûlantes et se retirer tant qu'il peut en arrière; de même, quand il parle en soi-même, on remarque clairement les espèces, c'est-à-dire les caractères de chaque chose qu'il médite, qui, s'imprimant ou se soulevant, viennent présenter aux yeux de celui qui regarde, non pas un discours articulé, mais une histoire en tableau de toutes ses pensées.»

Mon Guide voulait continuer, mais il en fut détourné par un accident jusqu'à cette heure inouï; ce fut que tout à coup nous aperçûmes la terre se noircir sous nos pas, et le Ciel, allumé de rayons, s'étendre sur nos têtes, comme si on eût développé entre nous et le Soleil un dais large de quatre lieues.

Il me paraît malaisé de vous dire ce que nous nous imaginâmes dans cette conjoncture. Toutes sortes de terreurs nous vinrent assaillir, jusqu'à celle, de la fin du Monde, et nulle de ces terreurs ne nous sembla hors d'apparence; car, de voir la nuit au Soleil ou l'air obscurci de nuages, c'est un miracle qui n'y arrive point. Ce ne fut pas toutefois encore tout; incontinent après, un bruit aigre et criard, semblable au son d'une poulie qui tournerait avec rapidité, vint frapper nos oreilles, et tout au même temps nous vîmes choir à nos pieds une cage. A peine eut-elle joint le sable, qu'elle s'ouvrit pour accoucher d'un Homme et d'une Femme: ils traînaient une ancre qu'ils accrochèrent aux racines d'un roc. En suite de quoi, nous les aperçûmes venir à nous. La Femme conduisait l'Homme et le tiraillait en le menaçant. Quand elle fut fort près de nous:

«Messieurs, dit-elle d'une voix un peu émue, n'est-ce pas ici la Province des Philosophes?»

Je répondis que non, mais que, dans vingt-quatre heures, nous espérions y arriver; que ce Vieillard, qui me souffrait en sa compagnie, était un des principaux Officiers de cette Monarchie.

«Puisque vous êtes Philosophe, répondit cette femme, adressant la parole à Campanella, il faut que, sans aller plus loin, je vous décharge ici mon coeur.

«Pour vous raconter donc en peu de mots le sujet qui m'amène, vous saurez que je viens me plaindre d'un assassinat commis en la personne du plus jeune de mes enfants; ce barbare que je tiens l'a tué deux fois, encore qu'il fût son père.»

Nous restâmes fort embarrassés de ce discours; c'est pourquoi je voulus savoir ce qu'elle entendait par un enfant tué deux fois.

«Sachez, répondit cette femme, qu'en notre pays il y a parmi les autres statuts d'amour une loi qui règle le nombre des baisers auxquels un Mari est obligé à sa Femme. C'est pourquoi tous les soirs chaque Médecin, dans son quartier, va par toutes les maisons, où, après avoir visité le Mari et la Femme, il les taxe pour cette nuit-là, selon leur santé, forte ou faible, à tant ou tant d'embrassements.

Or, le mien que voilà avait été mis à sept. Cependant, piqué de quelques paroles un peu fières que je lui avais dites en nous couchant, il ne m'approcha point tant que nous demeurâmes au lit.

Mais Dieu, qui venge la cause des affligés, permit qu'en songe ce misérable, chatouillé par le ressouvenir des baisers qu'il me retenait injustement, laissa perdre un Homme. Je vous ai dit que son père l'a tué deux fois, parce que, l'empêchant d'être, il a fait qu'il n'est point, voilà son premier assassinat, et a fait qu'il n'a point été, voilà son second; au lieu qu'un meurtrier ordinaire fait bien que celui qu'il prive du jour n'est plus, mais il ne saurait faire qu'il n'ait point été. Nos Magistrats en auraient fait bonne justice; mais l'artificieux a dit, pour excuse, qu'il aurait satisfait au devoir conjugal, s'il n'eût appréhendé (me baisant, au fort de la la colère où je l'avais mis,) d'engendrer un homme furieux.

«Le Sénat, embarrassé de cette justification, nous a ordonné de nous venir présenter aux Philosophes, et de plaider devant eux notre cause. Aussitôt que nous eûmes reçu l'ordre de partir, nous nous mîmes dans une cage pendue au cou de ce grand Oiseau que vous voyez, d'où, par le moyen d'une poulie que nous y attachâmes, nous descendons à terre et nous guindons en l'air. Il y a des personnes dans notre Province établies exprès pour les apprivoiser jeunes et les instruire aux travaux qui nous sont utiles. Ce qui les oblige principalement, contre leur nature féroce, à se rendre disciplinables, c'est qu'à leur faim, qui ne se peut presque assouvir, nous abandonnons les cadavres de toutes les bêtes qui meurent.

Au reste, quand nous voulons dormir (car, à cause des excès d'amour trop continus qui nous affaiblissent, nous avons besoin de repos), nous lâchons, à la campagne, d'espace en espace, vingt ou trente de ces Oiseaux attachés chacun à une corde, qui, prenant l'essor avec leurs grandes ailes, déploient dans le Ciel une nuit plus large que l'horizon.»

J'étais fort attentif à son discours et à considérer, tout extasié, l'énorme taille de cet oiseau géant; mais, sitôt que Campanella l'eut un peu regardé:

«Ah! vraiment, s'écria-t-il, c'est un de ces monstres à plume, appelés Condurs, qu'on voit dans l'île de Mandragore à notre Monde, et par toute la Zone Torride; ils y couvrent de leurs ailes un arpent de terre. Mais, comme ces animaux deviennent plus démesurés, à proportion que le Soleil, qui les a vus naître, est plus échauffé, il ne se peut qu'ils ne soient, au Monde du Soleil, d'une épouvantable grandeur.

«Toutefois, ajouta-t-il, se tournant vers la Femme, il faut nécessairement que vous acheviez votre voyage; car c'est à Socrate [1], auquel on a donné la Surintendance des moeurs, qu'appartient de vous juger. Je vous conjure cependant de nous apprendre de quelle contrée vous êtes, parce que, comme il n'y a que trois ou quatre ans que je suis arrivé en ce Monde-ci, je n'en connais encore guère la carte.

[1] Cyrano, en bon gassendiste, proteste ainsi contre la condamnation de Socrate, qui fut accusé d'avoir corrompu les moeurs de la jeunesse d'Athènes.


—Nous sommes, répondit-elle, du royaume des Amoureux: ce grand Etat confine d'un côté à la République de Paix, et de l'autre à celle des Justes.

«Au pays d'où je viens, à l'âge de seize ans, on met les garçons au Noviciat d'amour; c'est un palais fort somptueux qui contient presque le quart de la Cité. Pour les filles, elles n'y entrent qu'à treize. Ils font là, les uns et les autres leur année de probation, pendant laquelle les garçons ne s'occupent qu'à mériter l'affection des filles, et les filles à se rendre dignes de l'amitié des garçons.

Les douze mois expirés, la Faculté de Médecine va visiter en corps ce Séminaire d'Amants. Elle les tâte tous l'un après l'autre, jusqu'aux parties de leurs personnes les plus secrètes, les fait coupler à ses yeux, et puis, selon que le mâle se rencontre, à l'épreuve, vigoureux et bien conformé, on lui donne pour femmes dix, vingt, trente ou quarante filles de celles qui le chérissaient, pourvu qu'ils s'aiment réciproquement. Le marié, cependant, ne peut coucher qu'avec deux à la fois, et il ne lui est pas permis d'en embrasser aucune, tandis qu'elle est grosse. Celles qu'on reconnaît stériles ne sont employées qu'à servir, et des hommes impuissants se font les esclaves qui se peuvent mêler charnellement avec les bréhaignes.[1]

[1] Femmes stériles. C'est un mot de la vieille langue gauloise.

Au reste, quand une famille a plus d'enfants qu'elle n'en peut nourrir, la République les entretient; mais c'est un malheur qui n'arrive guère, parce qu'aussitôt qu'une femme accouche dans la Cité, l'Épargne [1] fournit une somme annuelle pour l'éducation de l'enfant, selon sa qualité, que les Trésoriers d'État portent eux-mêmes à certain jour à la maison du père.

[1] Trésor, caisse du réserve.


Mais, si vous voulez en savoir davantage, entrez dans notre mannequin, il est assez grand pour quatre. Puisque nous allons même route, nous tromperons, en causant, la longueur du voyage.»

Campanella fut d'avis que nous acceptassions l'offre. J'en fus pareillement fort joyeux, pour éviter la lassitude; mais, quand je vins pour leur aider à lever l'ancre, je fus bien étonné d'apercevoir qu'au lieu d'un gros câble qui la devait soutenir, elle n'était pendue qu'à un brin de soie aussi délié qu'un cheveu. Je demandai à Campanella comment il se pouvait faire qu'une masse lourde comme était cette ancre ne fit point rompre, par sa pesanteur, une chose si frêle, et le bon Homme me répondit que cette corde ne se rompait point, parce qu'ayant été filée très-égale partout, il n'y avait point de raison pourquoi elle dût se rompre plutôt à un endroit qu'à l'autre.

Nous nous entassâmes tous dans le panier, et ensuite nous pouliâmes [1] jusqu'au faîte du gosier de l'oiseau, où nous ne paraissions qu'un grelot qui pendait à son cou. Quand nous fûmes tout contre la poulie, nous arrêtâmes le câble, où notre cage était pendue, à une des plus légères plumes de son duvet, qui pourtant était grosse comme le pouce; et, dès que cette femme eut fait signe à l'oiseau de partir, nous nous sentîmes fendre le ciel d'une rapide violence. Le Condur modérait ou forçait son vol, haussait ou baissait, selon les volontés de sa maîtresse, dont la voix lui servait de bride.

[1] Cyrano a fabriqué sans façon le verbe poulier, qui signifie: élever en l'air un fardeau à l'aide d'une poulie.


Nous n'eûmes pas volé deux cents lieues, que nous aperçûmes sur la terre, à main gauche, une nuit semblable à celle que produisoit dessous lui notre vivant parasol. Nous demandâmes à l'étrangère ce qu'elle pensait que ce fût:

«C'est un autre coupable qui va aussi pour être jugé à la Province où nous allons; son Oiseau sans doute est plus fort que le nôtre, ou bien nous nous sommes beaucoup amusés, car il n'est parti que depuis moi.»

Je lui demandai de quel crime ce malheureux était accusé;

«Il n'est pas simplement accusé, nous répondit-elle; il est condamné à mourir, parce qu'il est déjà convaincu de ne pas craindre la mort.

—Comment donc? lui dit Campanella: les lois de votre Pays ordonnent de craindre la mort?

—Oui, répliqua cette femme, elles l'ordonnent à tous, hormis à ceux qui sont reçus au Collège des Sages; car nos magistrats ont éprouvé, par de funestes expériences, que qui ne craint pas de perdre la vie, est capable de l'ôter à tout le monde.»

Après quelques autres discours qu'attirèrent ceux-ci, Campanella voulut s'enquérir plus au long des moeurs de son Pays. Il lui demanda donc quelles étaient les lois et coutumes du Royaume des Amants; mais elle s'excusa d'en parler, à cause que, n'y étant pas née, et ne le connaissant qu'à demi, elle craignait d'en dire plus ou moins.

«J'arrive, à la vérité, de cette Province, continua cette femme; mais je suis, moi et tous mes prédécesseurs, originaire du Royaume de Vérité. Ma mère y accoucha de moi, et n'a point eu d'autre enfant. Elle m'éleva dans le pays jusqu'à l'âge de treize ans, que le Roi, par avis des Médecins, lui commanda de me conduire au Royaume des Amants, d'où je viens, afin qu'étant élevée dans le palais d'Amour, une éducation plus joyeuse et plus molle que celle de notre Pays me rendit plus féconde qu'elle. Ma mère m'y transporta et me mit dans cette maison de plaisance.

«J'eus bien de la peine avant que de m'apprivoiser à leurs coutumes: d'abord elles me semblèrent fort rudes; car, comme vous savez, les opinions que nous avons sucées avec le lait nous paraissent toujours les plus raisonnables, et je ne faisais encore que d'arriver du Royaume de Vérité, mon pays natal.

«Ce n'est pas que je ne connusse bien que cette Nation des Amants vivait avec beaucoup plus de douceur et d'indulgence que la nôtre; car, encore que chacun publiât que ma vue blessait dangereusement, que mes regards faisaient mourir, et qu'il sortait de mes yeux de la flamme qui consumait les coeurs, la bonté cependant de tout le monde, et principalement des jeunes hommes, était si grande, qu'ils me caressaient, me baisaient et m'embrassaient, au lieu de se venger du mal que je leur avais fait. J'entrai même en colère contre moi pour les désordres dont j'étais cause, et cela fit que, émue de compassion, je leur découvris un jour la résolution que j'avais prise de m'enfuir.

«Mais, hélas! comment vous sauver? s'écrièrent-ils tous, se jetant à mon cou et me baisant les mains: votre maison de toutes parts est assiégée d'eau, et le danger parait si grand, qu'indubitablement sans un miracle vous et nous serions déjà noyés.»

—Quoi donc! interrompis-je, la contrée des Amants est-elle sujette aux inondations?

—Il le faut bien dire, me répliqua-t-elle; car l'un de mes Amoureux (et cet homme ne m'aurait pas voulu tromper, puisqu'il m'aimait) m'écrivit que, du regret de mon départ, il venait de répandre un océan de pleurs. J'en vis un autre qui m'assura que ses prunelles, depuis trois jours, avaient distillé une source de larmes; et, comme je maudissais, pour l'amour d'eux, l'heure fatale où ils m'avaient vue, un de ceux qui se comptaient du nombre de mes esclaves m'envoya dire que, la nuit précédente, ses yeux débordés avaient fait un déluge.

Je m'allais ôter du monde, afin de n'être plus la cause de tant de malheurs, si le Courrier n'eût ajouté ensuite que son Maître lui avait donné charge de m'assurer qu'il n'y avait rien à craindre, parce que la fournaise de sa poitrine avait desséché ce déluge. Enfin, vous pouvez conjecturer que le Royaume des Amants doit être bien aquatique, puisque entre eux ce n'est pleurer qu'à demi, quand il ne sort de dessous leurs paupières que des ruisseaux, des fontaines et des torrents [1].

[1] Tout ce passage est une critique très-sensée de l'exagération du style galant à cette époque. Mais Cyrano, dans ses Lettres amoureuses, a poussé encore plus loin que les auteurs contemporains l'abus des métaphores, qu'il blâme ici.


«J'étais fort en peine dans quelle machine je me sauverais de toutes ces eaux qui m'allaient gagner; mais un de mes Amants, qu'on appelait le Jaloux, me conseilla de m'arracher le coeur, et puis, que je m'embarquasse dedans; qu'au reste je ne devais pas appréhender de n'y pouvoir tenir, puisqu'il y en tenait tant d'autres; ni d'aller au fond, parce qu'il était trop léger; que tout ce que j'aurais à craindre serait l'embrasement, d'autant que la matière d'un tel vaisseau était fort sujette au feu; que je partisse donc sur la mer de ses larmes, que le bandeau de son amour me servirait de voile, et que le vent favorable de ses soupirs, malgré la tempête de ses rivaux, me pousserait à bon port.

«Je fus longtemps à rêver comment je pourrais mettre cette entreprise à exécution. La timidité naturelle à mon sexe m'empêchait de l'oser; mais, enfin, l'opinion que j'eus que, si la chose n'était possible, un Homme ne serait pas si fou de la conseiller, et encore moins un amoureux à son amante, me donna de la hardiesse.

«J'empoignai un couteau et me fendis la poitrine; déjà même, avec mes deux mains, je fouillais dans la plaie; et, d'un regard intrépide, je choisissais mon coeur pour l'arracher, quand un jeune Homme qui m'aimait survint. Il m'ôta le fer malgré moi, et puis me demanda le motif de cette action qu'il appelait désespérée. Je lui en fis le conte; mais je restai bien surprise, quand, un quart d'heure après, je sus qu'il avait déféré le Jaloux en justice..

«Les Magistrats, néanmoins, qui peut-être craignirent de donner trop à l'exemple ou à la nouveauté de l'accident, envoyèrent cette cause au Parlement du Royaume des Justes. Là il fut condamné, outre le bannissement perpétuel, d'aller finir ses jours, en qualité d'esclave, sur les terres de la République de Vérité, avec défenses à tous ceux qui descendront de lui, avant la quatrième génération, de remettre le pied dans la Province des Amants; même il lui fut enjoint de n'user jamais d'hyperbole, sur peine de la vie.

«Je conçus, depuis ce temps-là, beaucoup d'affection pour ce jeune Homme qui m'avait conservée; et, soit à cause de ce bon office, soit à cause de la passion avec laquelle il m'avait servie, je ne le refusai point, son noviciat et le mien étant achevés, quand il me demanda pour être l'une de ses femmes.

«Nous avons toujours bien vécu ensemble, et nous vivrions bien encore, sans qu'il a tué, comme je vous l'ai dit, un de mes enfants par deux fois, dont je m'en vais implorer vengeance au Royaume des Philosophes.»

Nous étions, Campanella et moi, fort étonnés du grand silence de cet Homme; c'est pourquoi je tâchai de le consoler, jugeant bien qu'une si profonde taciturnité était fille d'une douleur très-profonde; mais sa Femme m'en empêcha.

«Ce n'est pas, dit-elle, l'excès de sa tristesse qui lui ferme la bouche, ce sont nos lois, qui défendent à tout criminel cité en justice de parler, que devant les juges.»

Pendant cet entretien, l'Oiseau avançait toujours pays. Je fus tout étonné, quand j'entendis Campanella, d'un visage plein de joie et de transport, s'écrier;

«Soyez le très-bien venu, le plus cher de tous mes amis! Allons, Messieurs, allons, continua ce bon Homme, au-devant de Monsieur Descartes; descendons, le voilà qui arrive, il n'est qu'à trois lieues d'ici.»

Pour moi, je demeurai fort surpris de cette saillie; car je ne pouvais comprendre comment il avait pu savoir l'arrivée d'une personne de qui nous n'avions point reçu de nouvelles.

«Assurément, lui dis-je, vous venez de le voir en songe?

—Si vous appelez songe, dit-il, ce que votre âme peut voir avec autant de certitude, que vos yeux le jour quand il luit, je le confesse.

—Mais, m'écriai-je, n'est-ce pas une rêverie, que de croire que Monsieur Descartes, que vous n'avez point vu depuis votre sortie du Monde de la Terre, est à trois lieues d'ici, parce que vous vous l'êtes imaginé?»

Je proférais la dernière syllabe, quand nous vîmes arriver Descartes. Aussitôt Campanella courut l'embrasser. Ils se parlèrent longtemps; mais je ne pus être attentif à ce qu'ils se dirent réciproquement d'obligeant, tant je brûlois d'apprendre de Campanella son secret pour deviner. Ce Philosophe, qui lut ma passion sur mon visage, en fit le conte à son ami, et le pria de trouver bon qu'il me contentât. M. Descartes riposta d'un souris, et mon savant précepteur discourut de cette sorte:

«Il s'exhale, de tous les corps, des espèces, c'est-à-dire des images corporelles qui voltigent en l'air. Or, ces images conservent toujours, malgré leur agitation, la figure, la couleur et toutes les autres proportions de l'objet dont elles parlent; mais, comme elles sont très-subtiles et très-déliées, elles passent au travers de nos organes, sans y causer aucune sensation; elles vont jusqu'à l'âme, où elles s'impriment à cause de la délicatesse de sa substance, et lui font ainsi voir des choses très-éloignées, que les sens ne peuvent apercevoir: ce qui arrive ici ordinairement, où l'esprit n'est point engagé dans un corps formé de matière grossière, comme dans ton Monde. Nous te dirons comment cela se fait, lorsque nous aurons eu le loisir de satisfaire pleinement l'ardeur que nous avons mutuellement de nous entretenir; car, assurément, tu mérites bien qu'on ait pour toi la dernière complaisance [1].»

[1] Il est probable que Cyrano mourut sans avoir achevé son Histoire comique des États et empires du Soleil; cependant son Histoire de l'Étincelle, qui a été perdue et qui était probablement un épisode de l'ouvrage précédent, pouvait être placée ici comme la suite naturelle de la révélation de Campanella sur la nature de l'âme.



FIN


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