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Based on the painting
"The Last of Atlantis" by Nicholas Roerich (1874-1947)
"Atlantis,"
J. Hetzel et Cie., Paris, 1895
"Atlantis,"
J. Hetzel et Cie., Paris, 1895
"Atlantis,"
J. Hetzel et Cie., Paris, 1895
Le 19 octobre de cette année-là, un accident bizarre et tragique advint à bord du croiseur l'Hercule, en route pour Lorient, après une longue et laborieuse station au golfe du Bénin.
On était en plein Atlantique, au-dessous des Açores, à peu près au point où le 25° de longitude E. coupe le 36° de latitude N. Le navire courait à toute vapeur au N.-N.-E. devant un cyclone qui l'avait rejoint vers six heures du soir. Il en était sept, et la nuit, sans étoile, ajoutait son horreur à celle de l'ouragan, — quand un faux coup de barre, à moins que ce ne fût une saute de vent, eut pour effet de présenter, pendant un court instant, le flanc du croiseur à la lame formidable qui arrivait de l'ouest.
Une montagne liquidé vint frapper de son marteau-pilon le tiers antérieur de l'Hercùle, brisant tout, emportant tout sur son passage, jusqu'au canon-barbette de tribord avec son affût — puis s'écoula en cataracte, laissant une surface de trente mètres carrés rasée comme un ponton.
L'instant d'après, le navire avait repris son allure et courait à nouveau devant le cyclone, quand deux cris éclatèrent coup sur coup dans la hune.
«Officier à la mer, par tribord!...
— Un homme blessé!...»
Au premier appel, la bouée lumineuse, abattue d'un coup de hache, était tombée par tribord, et le commandant Haraucourt, qui s'était précipité au porte-voix, donnait en personne l'ordre de stopper. En deux minutes, un des canots de sauvetage était descendu et paré; il partait à la découverte au milieu du tumulte des flots déchaînés et disparaissait dans la nuit.
Puis, tandis que la recherche s'opérait sous le grondement sinistre des vents, sous les coups furieux de la mer comme enragée de l'allure ralentie du croiseur l'officier de service apportait son rapport verbal au chef.
L'officier enlevé par la lame avec le canon de tribord était l'aspirant Caoudal. L'homme blessé à la cuisse par un éclat de bordage était le gabier de 2° classe, Yvon Kermadec.
Sur ces lugubres nouvelles, chacun attendit. Une demi-heure d'angoisse silencieuse s'écoula.
Puis le canot de sauvetage signala son retour et l'inutilité de ses recherches. Il fut hissé abord et l'équipage ruisselant gratifié d'une ration de thé au rhum.
Chacun dut, le cœur serré, s'avouer qu'il n'y avait plus rien à tenter; la mer tenait sa proie et ne la lâcherait point. L'Hercule reprit sa course avec le regret poignant, chez tous ceux qui le montaient, d'abandonner à l'abîme un homme jeune et brave, un officier d'avenir, tombé sans gloire et sans profit, en pleine santé, en pleine espérance, à l'heure la plus riante de la vie. René Caoudal était le meilleur et le plus apprécié des camarades, le plus juste des chefs. Il n'y avait pas, sur le croiseur, si rude matelot qui ne lui donnât une larme.
Quant à Yvon Kermadec, au moment où le commandant descendit à l'infirmerie pour le voir, il sortait d'un profond évanouissement grâce à l'énergique médication du docteur Patrice, et montrait des yeux bleus effarés dans sa brune et honnête figure bretonne. Bientôt le souvenir lui revint, avec la douleur; il expliqua ce qui s'était passé:
«J'étais adossé au mât de misaine. M. Caoudal allait et venait, comme surpris d'un changement dans la direction du vent, quand soudain la lame est arrivée droit sur nous. Jamais je n'ai rien vu de pareil, depuis cinq ans que j'ai quitté Paimpol, ni même avant, quand j'allais à la pêche de la morue. On aurait dit un mur de fonte liquide s'écroulant sur l'Hercule. Tout était pilé, mis en miettes et emporté. Dans une sorte de vision confuse, je me suis rendu compte que M. Caoudal, projeté et comme collé contre la culasse du canon de tribord, était enlevé, balayé avec tout le reste. Au même instant, j'étais moi-même frappé comme un pavillon sur le mât auquel je me trouvais adossé, tandis qu'une énorme pièce de bois me broyait la jambe gauche... j'ai perdu connaissance...
«... Mieux vaudrait sans -doute que j'eusse succombé, reprit le pauvre garçon d'un ton découragé. A quoi bon survivre si ce doit être avec une jambe de moins?... Je ne serai puis bon à rien... Mieux vaudrait que j'eusse été pris par la mer; a la place de M. Caoudal!... Un officier comme lui, cela ne se voit pas tous les jours!...»
L'accent du gabier était si sincère que le jeune docteur en fut profondément ému. Personne ne savait mieux que lui la perte irréparable que venait de faire la marine française en René Caoudal. Il était son ami le plus intime et son compagnon depuis l'enfance. L'hommage rendu à celui qu'il considérait comme un frère le toucha à ce point que sa main en devint moins sûre et moins ferme; il dut suspendre un instant le pansement minutieux auquel il se livrait.
«Allons, allons, mon brave Kermadec, pas de faiblesse, dit-il au gabier. Ta jambe n'est pas perdue, tant s'en faut, et j'espère bien arriver à te la conserver; mais il n'en serait pas ainsi, que tu aurais cent moyens pour un de rendre ta vie utile et belle... Quant aux regrets que tu exprimes sur la fin prématurée de M. Caoudal, certes, ils sont légitimes!... Un plus brave cœur, un officier plus intelligent et plus distingué, un meilleur fils, il n'en fut jamais!...
— Sa pauvre maman aura bien de la peine, poursuivit le gabier en répondant à son insu à la pensée même du docteur Patrice. C'est ce qu'il y a de dur dans notre métier, quand on s'en va, de savoir le chagrin qu'on leur laisse, à ceux de là-bas, qui vous attendent... Des fois je me dis que ce n'est pas juste et qu'il devrait y avoir entre les êtres qui s'aiment le pacte de mourir ensemble... Cher monsieur René!… C'est lui qui m'avait fait comprendre la bêtise d'apporter notre argent au cabaret, comme nous faisions tous quand nous descendions à terre... J'étais content d'avoir perdu cette sotte habitude!... Maintenant, qui me donnera un bon conseil?… qui s'intéressera à savoir si je marche droit? Savant; comme il était, il ne dédaignait pas de causer avec moi, de m'apprendre un tas de choses. Il m'appelait l'ami Kermadec… Ah! tenez, je me serais vingt fois jeté au feu pour lui... Et le voir emporté ainsi, sous mes yeux, sans être capable de lever seulement un doigt pour l'aider!...»
Le gabier s'arrêta, étranglé par le chagrin. Quant au jeune docteur, il n'était pas moins ému que le blessé, et, lui aussi, il resta un instant incapable d'articuler un mot.
«Tu sais s'il m'était cher, mon brave Kermadec, dit-il enfin. Je tâcherai de le remplacer auprès de toi. Si jamais tu as besoin d'aide ou de conseil, si tu crois que je puisse t'être utile en quelque façon, viens à moi avec confiance; en souvenir de lui, je serai toujours heureux de te servir...»
Le pansement était achevé. Le commandant Haraucourt et le docteur, après avoir serré cordialement la main du blessé, le quittèrent pour remonter sur le pont. Ils s'entretinrent quelques instants encore du déplorable événement qui venait de priver l'Hercule de son plus brillant officier, puis se séparèrent, l'un pour aller rédiger son rapport, l'autre pour regagner le carré.
Là aussi, chacun attendait Patrice avec impatience. Tout jeune encore, mais savant autant que modeste, gai, obligeant, bon camarade, le docteur avait l'estime et l'affection de tous. La partie n'était jamais complète sans lui. Mais aujourd'hui chacun avait à cœur de lui témoigner plus que l'ordinaire cordialité. On savait les liens de profonde tendresse qui l'unissaient à René Caoudal. On écouta avec le plus ardent intérêt les détails qu'il venait de recueillir de la bouche de Kermadec et aussi l'éloge naïf et sincère que le gabier venait de faire du mort.
«Ce que vous nous dites augmente encore notre deuil, dit le lieutenant Briant, un officier d'une quarantaine d'années, aux gros yeux myopes et saillants, à la physionomie sérieuse et farouche. Et, pour mon compte, je ne puis exprimer toute la peine que me cause cette fin prématurée.
— Brave et cher Caoudal! s'écria l'enseigne Des Bruyères. S'il était bon et secourable à plus petit que lui, il n'y avait pas non plus de meilleur camarade. Où retrouverons-nous jamais cet esprit, cette gaieté, cette fantaisie qui animaient notre table!... Jamais il ne sera remplacé parmi nous...»
Par une pente naturelle, la causerie se porta sur la famille de l'aspirant Caoudal, Le docteur conta tout ce qui pouvait satisfaire, la curiosité respectueuse de ses compagnons.
«René, dit-il, était, vous le savez, fils et petit-fils de marins. Comme lui, son père et son grand-père ont eu la mer pour tombeau. Il était fils unique; aussi la pauvre Mme Caoudal avait-elle horreur de voir son enfant embrasser une profession si cruelle, et de tout temps, elle avait pris à tâche de combattre chez lui le plus léger symptôme de vocation pour cette mer féroce, à qui elle garde une rancune inguérissable. Les amis, les domestiques étaient avertis, les livres choisis avec soin, les images et les souvenirs nautiques systématiquement écartés. Vaines précautions! autant aurait valu chercher à empêcher un poisson de nager. René était marin de naissance; aucune éducation n'aurait su faire de lui autre chose qu'un marin. On ne pouvait éviter qu'il aperçut par échappées un coin de rivière, une silhouette fuyante de navire, et ce qu'on ne lui disait pas, il le devinait. Aucun bateau n'avait jamais figuré parmi ses jouets; à sept ans, on le trouva un jour occupé à s'en construire un. Où en avait-il puisé l'idée? Sans doute dans un atavisme confus. Toujours est-il qu'à dater de ce moment il ne rêva plus que voyages lointains, au désespoir muet de la pauvre mère, qui voyait naître et grandir sous ses yeux une force contre laquelle elle restait impuissante.
«Ce fut bien pis encore, quand sa petite cousine Hélène vint demeurer avec eux. Fille d'une sœur du lieutenant Caoudal, Hélène avait été élevée par sa mère dans le culte de la profession navale et l'admiration la plus ardente pour les exploits maritimes. L'enfant était devenue subitement orpheline; Mme Caoudal lui donna l'abri de son toit, et, avec la venue de sa nièce, tombèrent les faibles barrières qu'elle essayait en vain d'élever entre René et une vocation irrésistible.
«Les deux enfants avaient à cette époque une douzaine d'années. Ils ne se connaissaient pas auparavant, la fillette ayant toujours vécu en Algérie, mais, du premier jour, ils furent amis. Ils avaient les mêmes goûts, les mêmes ambitions. Leurs entretiens roulaient toujours sur le même thème: navigations lointaines, expéditions au pôle Nord, batailles navales, découvertes de terres inconnues. L'amer regret d'Hélène de n'être qu'une fille se trouvait un peu adouci maintenant, à la pensée de voir son rêve prendre corps par procuration. En attendant, on se préparait aux exploits futurs, par les plus folles équipées. Nos navigateurs à venir se faisaient un devoir de ne pas laisser inexploré le moindre recoin du charmant pays qu'ils habitaient au bord de la Loire. Nombreuses furent leurs aventures de terre et de mer. Il n'était presque point de jour où ils ne rapportassent au logis, soit un front bossue, soit un membre plus ou moins endommagé et des vêtements en lambeaux. Il n'y avait plus désormais à vouloir pour René une autre carrière que celle de la marine. Mme Caoudal, qui était juste autant que tendre mère, le reconnut enfin, et sacrifiant dès lors l'espoir longtemps nourri de garder son fils auprès d'elle, fît taire généreusement ses répugnances. Elle ouvrit aux enfants l'armoire longtemps fermée où elle gardait les reliques sacrées du père et du grand-père. A partir de ce moment, tout ce qui touchait à la marine fut pour eux une religion.
«Il n'était plus question, maintenant d'aventures à la Robinson, mais bel et bien de préparer vaillamment l'examen de l'école navale. J'achevais mes études médicales l'année même où René y fut admis. Quoique six ans de distance entre nous, — distance énorme à cet âge, — n'eussent jamais permis une véritable intimité d'enfants, nous avions toujours été bons amis; nos demeures étaient voisines, et nos mères étroitement liées. Aussi une des joies de ma carrière avait-elle été de me trouver embarqué sur l'Hercule. J'attendais de grandes choses de ce vrai marin... Vous voyez comme nos espérances devaient être misérablement déçues!...» Tout le carré avait écouté ce simple récit avec une sympathie profonde. Le lieutenant Briant en exprima au nom de ses camarades ses remerciements au docteur:
«Les détails que vous venez de nous donner sur celui que nous perdons, ajouta-t-il, nous rendront sa mémoire plus chère, s'il est possible... C'est à vous, sans douté, mon pauvre docteur, que va échoir la triste mission de donner à sa mère la terrible nouvelle. Dites-lui bien, quand elle pourra vous entendre, en quelle estime et en quelle affection nous le tenions tous ici.
— Et sa cousine, dit assez étourdiment Des Bruyères, pour elle aussi le coup sera affreux. Peut-être était-elle sa fiancée!...
— Non, répliqua le docteur un peu sèchement. Mlle Hélène Rieux et Caoudal n'étaient point fiancés. Nous sommes ici en famille. Pourquoi ne conviendrais-je point que le désir de Mme Caoudal avait toujours été de les marier ensemble. Mais, de même que pour la vocation navale, le vœu de la pauvre mère ne devait point être exaucé, les deux enfants ayant nettement refusé de se prêter à ce projet. Hélène et René étaient frère et sœur, ou, pour mieux dire, ils étaient à l'égard l'un de l'autre comme deux frères...»
Pendant qu'on devisait ainsi au carré des officiers et que le commandant Haraucourt consignait sur le livre de bord les détails de la triste aventure, l'ouragan avait perdu sa force et ne tarda pas à tomber. Une mer démontée succéda aux lames formidables qui avaient fait subir un si rude assaut à l'Hercule. Le changement de bordée s'effectua à l'heure réglementaire. Les hommes de quart prirent le service, tandis que leurs camarades allaient chercher dans les hamacs un repos largement gagné.
Toute la nuit, le croiseur roula comme un bouchon de liège sur les eaux clapoteuses.
Puis, vers le matin, tout s'apaisa et, quand le soleil parut à l'horizon, il éclaira une mer unie comme un miroir.
L'Hercule poursuivait sa course. Bientôt il toucha Lisbonne et put réparer ses avaries. Enfin, il reprit la mer et, en trois jours, arriva à Lorient. Il y en avait quinze qu'il avait perdu l'aspirant Caoudal, mais le lugubre événement était encore frais à toutes les mémoires. Kermadec, en bonne voie de guérison, pouvait déjà, en s'aidant d'une paire de béquilles, se hisser sur le pont. Le docteur Patrice avait le cœur lourd comme du plomb, à la pensée de la douloureuse mission qu'il allait remplir auprès de l'infortunée mère de son ami; par une attention délicate, le commandant avait voulu lui laisser ce soin, au lieu d'envoyer de Lisbonne une triste dépêche officielle.
Le canot du port venait d'accoster l'Hercule, apportant les lettres, impatiemment attendues de tous. Soudain, le commandant parut, le visage rayonnant, et, à la main, un papier bleu:
«Grande et bonne nouvelle, Messieurs!… disait-il. L'aspirant Caoudal est sain et sauf; recueilli en mer par le courrier de la Plata, il se trouve depuis deux jours à Lorient, en convalescence à l'hôpital!!!»
Autant le docteur Patrice avait eu de chagrin depuis deux semaines, autant il eut de joie en apprenant que son ami était vivant.
Quelle délivrance de ne plus avoir le douloureux mandat, d'apporter la lugubre nouvelle à Mme Caoudal, de ne plus redouter le désespoir de cette mère, de cette jeune fille si affreusement frappées! Et pour lui-même, quel bonheur de retrouver son compagnon préféré, de se dire que René vivrait encore de longues années pour tourmenter ceux qui l'aimaient, leur infliger mille morts par ses escapades et se faire chérir malgré tout!...
Mais vit-on jamais chance pareille?... Tomber à la mer par un ouragan furieux, et par quelque mille mètres de fond, — puis se retrouver bien tranquillement en rade à Lorient et y précéder de deux jours les camarades!... Il n'y avait que René Caoudal pour des aventures pareilles. Ah! le brigand!... Comme on allait l'embrasser de bon cœur!... Le docteur Patrice avait hâte de lui entendre, conter par quel concours inouï de circonstances il avait pu se tirer d'affaire.. A peine débarqué, il courut à l'hôpital maritime. Dix minutes plus tard il entrait dans la chambre où l'aspirant était couché. Les premières effusions passées, il examina attentivement le jeune homme, le palpant, l'auscultant, l'interrogeant, pour s'assurer qu'il n'avait rien de cassé. Son examen achevé, le docteur demeura assez surpris, car René paraissait physiquement en bon état, et rien ne semblait exiger qu'il gardât le lit, comme après une longue maladie... et pourtant le docteur crut constater un changement singulier dans l'état mental du jeune marin. Triste, préoccupé, le visage pâle, le regard distrait, on eût dit qu'il faisait un effort pénible pour fixer son attention, et ne répondait qu'à regret, aux questions empressées de son ami. A vrai dire,. il en paraissait importuné.
«Enfin, qu'as-tu?... demanda Patrice avec sollicitude. Tu ne me sembles pas, en somme, avoir souffert de ton immersion... et je dois te dire que je ne m'explique même pas trop pourquoi tu restes couché là comme un paquet... Allons, un petit effort! Viens faire un tour dehors. Cela te remettra sur pied, en un clin d'œil...
— Oh!... une promenade dans Lorient!... fit René d'un ton de profond dédain.
— Lorient n'est pas si méprisable!... s'écria le docteur. Dans tous les cas, cela vaudra mieux que de rester là à broyer du noir... Car tu broies du noir, c'est évident... Voyons, qu'est-ce qui te préoccupe?...»
Pour toute réponse, René haussa les épaules d'un air découragé.
«Tu te sens malade?...
— Malade?... Non... pas précisément...
— Alors, qu'éprouves-tu? de la fatigue musculaire?... de la courbature?... les membres brisés?... combien de temps as-tu passé dans l'eau?» continua le docteur.
De nouveau, René eut un haussement d'épaules.
«Est-ce que je sais?... qu'importe, d'ailleurs!...» murmura-t-il avec impatience.
Et se retournant vers le mur, il cacha son visage sous son bras, comme pour indiquer que la conversation lui était à charge. Le docteur le regardait avec une surprise qui se changeait rapidement en inquiétude. Qu'avait-il? Lui, si franc, si gai, d'une nature si ouverte, transparente pour mieux dire?... Sa tête avait-elle porté sur quelque récif dans son plongeon au fond de l'abîme?... fallait-il attribuer ce mutisme, cette maussaderie inusitée à une commotion du cerveau?...
«Comment tu ne sais pas?... s'écria le docteur décidé à le faire parler quand même. Tu dois bien te rappeler pourtant ce qui est arrivé lorsque tu es remonté à la surface?... Tu n'as pas passé bien longtemps sous l'eau probablement!... Combien de minutes, au jugé?...»
Un profond soupir fut la seule réponse du naufragé.
«Peut-être avais-tu perdu connaissance?...»
René se tut.
«... On t'a retrouvé amarré sur un tonneau vide, si je suis bien renseigné, continua Patrice. S'est-il écoulé longtemps avant que tu le rencontres?... Et la corde? D'où l'avais-tu tirée?»
De nouveau ce haussement d'épaules, ce geste impatient de la tête, comme pour chasser un bruit importun. On eût dit que la voix de son ami agissait sur les nerfs du malade à la façon d'une scie grinçant sur du marbre. Pendant plusieurs minutes le docteur le pressa de questions sans parvenir à rien tirer de lui. f
«Mon cher ami, fit-il enfin, énervé à son tour par cette attitude, ton bain froid me semble avoir agi de la façon la plus fâcheuse sur ton humeur... tu n'es pas malade, c'est possible, mais tu es fort maussade!... Si je te gêne, il faut le dire!... je m'en vais, c'est très simple!...»
Il se dirigeait, vers la porte. Alors René parut faire un effort pour sortir de son accablement.
«Patrice!... Etienne! cria-t-il. Ne te fâche pas. Reviens. Tu sais bien que je suis aise de te voir. Tu n'as pas besoin que je me jette à ton cou pour te le prouver, je pense?...
— Dame!... entre se jeter à mon cou et me faire un pareil accueil, tu l'avoueras, il y a une légère différence!...»
René soupira derechef, en secouant la tête d'une façon lugubre.
«Allons!.... le voilà qui recommence!... s'écria le docteur. A qui diable en as-tu, avec tes soupirs et tes hochements de tête?... On dirait d'un homme gros de quelque terrible secret!... Aurais-tu découvert une conspiration parmi les monstres de l'abîme!... ou bien tu as entendu chanter les sirènes au fond de l'eau, et tu n'as plus goût qu'à leur musique?...»
A la grande surprise du docteur, une vive rougeur colora tout à coup le visage pâle de René, et un éclair jaillit de ses yeux, tandis qu'un sourire se dessinait sur ses lèvres.
Les deux amis restèrent un moment silencieux, se regardant bien en face.
«Voyons, explique-toi, je t'en prie, dit enfin le docteur, croisant ses bras sur sa poitrine.»
Déjà René avait repris sa pose accablée.
«A quoi bon? fit-il d'un ton de lassitude, tu ne me croirais pas...
— Pourquoi?..»
— Parce que, si je parlais, ce serait pour te raconter des choses si invraisemblables... si folles... tu ne me croirais pas!... Et tu aurais raison sans doute, s'il n'y avait pas un épreuve irréfutable, —une preuve matérielle...
— Une preuve de quoi?...
— De... ce qui m'est arrivé...
— Où!... Quand?... Comment?... Tu ferais damner un saint avec tes réticences!... J'ai bonne envie de t'administrer une douche!...»
René demeura un instant silencieux. Puis il parut prendre une résolution,
«Tiens, tâte-moi le pouls, dit-il. Ai-je de la fièvre?
—Pas ombre de fièvre. La peau fraîche, le pouls calme comme le mien.
— Regarde-moi bien. Ai-je l'œil égaré, le front brûlant? Est-ce que je ressemble à un homme en démence, sous l'influence du délire?...
— Pas le moins du monde. Tu ressembles à un brave garçon de mes amis, en proie à un accès d'humeur inaccoutumée, mais en possession de toutes ses facultés.
— Alors, quoi que je te raconte, tu le croiras?...
— Si tu m'affirmes que tu parles sérieusement, je te croirai sans nul doute,
— Je te donne ma parole d'honneur que ce que je vais te dire est la stricte vérité!... Et cependant j'hésite...
— Mais va donc!... Je ne t'ai jamais connu si soupçonneux!...
— C'est que tu ne m'as jamais connu dans des circonstances comme celles où je me trouve... Etienne, tu es mon ami le plus cher, presque mon frère aîné... Je ne voudrais pas te tromper, n'est-ce pas?... D'ailleurs, dans quel but?... Ce que je vais te dire est vrai;— c'est incompréhensible, mais c'est vrai... Je pourrais garder pour moi le secret de cette étrange aventure, et j'avais résolu de n'en parler à personne, certain de n'être pas cru. Mais tu es là, tu me questionnes, et j'ai tellement l'habitude de te confier tout ce qui m'arrive que, ma foi, je me risque... Qui sait?... peut-être à nous deux arriverons-nous à quelque théorie plausible... à quelque conclusion pratique...»
Vivement intrigué par ce préambule, non moins que par l'expression sérieuse et émue du visage de l'aspirant, le docteur prit un siège à son chevet et se prépara à l'écouter. René, appuyé sur son coude, le regard rêveur et comme fixé sur une image visible pour lui seul, commença son récit en ces termes:
«Tu n'as pas oublié dans quelles circonstances je fus précipité à la mer, ce lundi 19 octobre. Nous étions en plein cyclone, courant au N.-N.-E., sur des lames furieuses. Vous savez tous sans doute, à bord, comment un coup de mer m'a enlevé avec un canon? Je ne doute pas qu'on m'ait cherché, qu'on ait stoppé pour m'attendre; je sais comment les choses se passent en pareil cas, et, à ce moment, ma première idée a été que je serais infailliblement secouru...»
Le docteur fit signe de la tête que tout avait eu lieu selon les prévisions de René.
«Malheureusement, ou plutôt heureusement, car, si j'avais été bêtement repêché tout de suite, j'aurais perdu un spectacle inouï— en tombant, un instinct irrésistible m'avait poussé à me cramponner des deux bras et des deux jambes à la culasse de mon canon. La masse d'acier s'est engloutie droit dans l'eau et m'a entraîné par son poids...
«Au moment même où, sentant la stupidité de mon action machinale, j'ai voulu relâcher mon étreinte pour remonter à la surface, j'ai perdu connaissance...
«Jusqu'ici, rien de singulier, n'est-ce pas?... Je tombe, je pense qu'on va me repêcher: je m'accroche instinctivement au canon, qui fend l'eau avec la rapidité d'une flèche: je comprends qu'il faut me séparer de cette lourde masse pour remonter: j'ouvre les bras, je m'évanouis. Ma dernière pensée lucide est que je vais surnager et flotter comme un poisson mort..,
«Tout s'enchaîne: je vois parfaitement les choses comme elles se sont passées; je revis la sensation du plongeon, je sens le froid de l'acier entre, mes bras, j'éprouve de nouveau la perte d'haleine que me cause la chute rapide à travers l'abîme... Puis, je perds une seconde fois connaissance... Combien de temps suis-je resté ainsi?... Qui me le dira jamais?... Où étais-je?... Où a-t-elle eu lieu, cette scène inoubliable?...»
L'aspirant se tut un instant, l'œil vague, le front de plus en plus pâle.
«Quand je repris mes sens, dit-il après un silence, j'étais allongé sur une couche moelleuse. Tout d'abord, je n'ai pu ouvrir les yeux; le sentiment me revenait, mais par degrés seulement; j'entendais — mais sans comprendre ce qui se passait autour de moi. Des voix s'entretenaient à mes côtés dans un idiome inconnu. D'abord, je me suis laissé aller à une langueur vague, une sorte de rêverie... Puis les voix se sont tues. Brusquement, le souvenir m'est revenu; j'ai pensé:
«Je suis tombé à l'eau, j'ai eu un commencement d'asphyxie. On m'a repêché...
«J'ai ouvert les yeux, avec peine, — mes paupières étaient lourdes comme du plomb, — m'attendant à me trouver, à l'infirmerie, toi penché sur moi d'un côté, brosses et flanelles à la main, mon brave Kermadec de l'autre, occupé à frictionner son officier... Je me suis demandé, je m'en souviens, lequel de mes deux camarades avait pris le quart à ma place...
«Au lieu de l'infirmerie, au lieu de vos figures, voici ce que j'ai vu:
«J'étais couché au centre d'une grotte spacieuse dont les parois semblaient formées de corail rose, d'une douceur de coloris incomparable... Une lumière argentée tombait du haut de cette grotte, éclairant un lit d'ivoire recouvert d'un tissu pourpre doux au toucher comme, du velours, épais et moelleux. Sous ma tête se trouvaient empilés des coussins d'étoffe précieuse curieusement brodés. Le sol de la grotte était couvert du sable le plus fin; çà et là s'étalaient de magnifiques tapis. Des sièges d'ivoire de forme antique étaient disposés dans la grotte. Un métier, d'ivoire uni, portait un ouvrage de broderie commencé; une lyre d'écaille blonde reposait sur une pile de coussins froissés, comme si on l'y eût jetée à la hâte... Dans une corbeille de joncs, je vis des laines aux couleurs passées, un rouleau de papyrus entr'ouvert.
«Je restais ébahi, regardant autour de moi, me demandant dans quel monde j'avais pénétré, lorsqu'une voix douce, aux sonorités cristallines, poussa tout à coup une exclamation...
«Je tournai vivement la tête...
«Comment te dépeindre ce que je vis?...
«Une jeune fille et un vieillard se tenaient debout à côté de ma couche et paraissaient venir d'une grotte intérieure qui s'ouvrait à la tête du lit...
«Le vieillard, de taille élevée, presque gigantesque, était superbe de majesté. Il avait autour du front une bandelette d'or; sa longue barbe couvrait sa poitrine de flocons neigeux. Drapé dans un vaste manteau de laine blanche rehaussé d'une bordure brodée en couleurs, il avait l'air d'une statue antique animée...
«Quant à la jeune fille, jamais je n'ai rien vu d'aussi beau...
«Elle me parut en quelque sorte translucide et comme faite de lumière pareille à celle qui tombait du haut de la grotte... grande, élancée, svelte ainsi qu'un roseau, elle était vêtue d'une molle tunique chatoyante, d'un-vert pâle comme certaines vagues au soleil levant. Ses cheveux blonds, entremêlés de cordons de perles, roulaient en masse soyeuse jusqu'à ses pieds. Son front pur était couronné d'une épaisse guirlande d'algues marines... et, dans ses yeux clairs, je crus voir l'Esprit de l'Océan même...
«Elle me regardait; puis, me désignant de sa main effilée, elle prononça une courte phrase... Le vieillard répondit... Au milieu de mon trouble, je fis effort pour comprendre; mais je n'entendis rien à leur discours. Si mes souvenirs classiques, — assez nébuleux, je dois le dire, — ne me trompent beaucoup, la langue dans laquelle ils s'entretenaient ressemblait au grec.
«Cependant le vieillard s'approcha de moi, posa sa main sur mon front, sur ma tête, me tâta le pouls; comme tu aurais pu le faire toi-même, mon cher Étienne. La jeune fille, penchée sur son épaule, montrait son ravissant visage, d'un air à demi curieux, à demi moqueur... Et je me dis tout à coup que mon uniforme moderne, mes galons, mes chaussures de cuir, devaient faire un piètre effet sur cette couche royale... Tu ne peux imaginer combien je me parus à moi-même étriqué et mesquin au milieu de ce luxe, de cette pompe féerique, archaïque, fantastique à la fois...
«Cependant mes hôtes continuaient à s'entretenir auprès de ma couche; à la direction de leurs regards, à leurs attitudes, je voyais qu'ils parlaient de moi. Le vieillard prenait un air de plus en plus grave; plusieurs fois il fit un geste de la main vers le haut de la grotte. II. me sembla que la jeune fille demandait quelque chose, gaiement d'abord, comme en se jouant, puis en se fâchant presque... Son front charmant s'assombrit; elle fronça le sourcil, et ses yeux limpides jetèrent des éclairs. Le vieillard, sans s'inquiéter de cette colère, faisait «non» de la tête, d'un ton de plus en plus sévère... Enfin, repoussant doucement mais avec fermeté la jeune fille qui s'attachait à lui et semblait vouloir le retenir, il marcha vers un coffre d'ivoire, y prit une coupe d'or et se mit à préparer un breuvage...
«La jeune fille était restée auprès de moi... Elle regarda un instant le vieillard, les sourcils abaissés sur les yeux, se mordant la lèvre d'un air de colère qui ne parvenait pas à enlaidir; et, tout à coup, avec un mouvement de tête plein d'une mutinerie charmante, elle sourit, s'approcha de moi et me passa rapidement au doigt une bague... En se relevant, elle fit un geste qui à cours dans tous les pays, paraît-il... Elle mit un doigt sur ses lèvres souriantes... puis, courant aux coussins empilés près du métier, elle s'y posa légère comme une hirondelle, et, prenant la lyre d'écaille entre ses bras de neige, elle commença un chant inoubliable...
«Oh!... cette voix de cristal!... cette musique étrange, irréelle, cette mélodie bizarre, et pourtant délicieuse... Tu as parlé du chant des sirènes, tout à l'heure... mon cher Etienne, quelle sirène chanta jamais comme la mienne?... En l'écoutant, en la regardant, je me sentais vivre dans un monde inconnu... Une joie singulière, associée à une mélancolie sans nom, me pénétrait... J'aurais voulu toujours l'entendre, et mourir pour ne l'écouter plus... Des larmes mouillaient mes yeux malgré moi; j'étais transporté — et pourtant je souffrais...
«Elle me regardait, en égrenant ces notes exquises à travers l'étrange atmosphère de la grotte. Il me semblait que les rayons de ses yeux portaient jusqu'à moi la mélodie fantastique... En face d'elle, une des parois paraissait être de glace, je croyais distinguer une lueur, verte comme celle des eaux de la mer; j'entrevoyais de grands corps allongés qui venaient frôler ce mur transparent, attirés, retenus comme moi par le chant magique...
«Ne pouvant plus supporter mon inaction, je me soulevais sur ma couche, quand le vieillard, revenu sans bruit auprès de moi, posa lourdement sa main sur mon épaule. En même temps il m'offrait la coupe d'or ciselée, pleine d'un breuvage à l'odeur aromatique. J'allais refuser de boire, mais, sur un mot du vieil homme, la jeune fille se leva, elle s'approcha légère comme une ombre et, le sourire aux lèvres, elle m'offrit la coupe...»
«Je la vidai d'un trait...
«Le breuvage avait un goût singulier assez agréable. Dès que je l'eus avalé, je retombai sur mes coussins, comme paralysé... La jeune fille s'était remise à chanter... Autour de moi, tout tournait; la grotte, ses habitants, les meubles, les grands poissons étranges qui frôlaient la muraille transparente... je crus voir se pencher sur ma couche des figures amies,—la tienne, celle de ma mère, celle d'Hélène... je fermai les yeux pour échapper à l'écœurante sensation de vertige... La voix de cristal sembla s'éteindre dans le lointain. Une fois de plus je perdis connaissance...
«Quand je revins à moi, le soleil du matin étincelait sur les vagues. J'étais seul, point imperceptible au milieu de l'immensité azurée. Solidement amarré sur un tonneau vide, je flottais à l'aventure en plein Atlantique...
«J'y ai passé deux jours et deux nuits, dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, torturé le jour par la soif et par la chaleur du soleil, les membres raidis par le froid pendant la nuit. J'y serais mort sans pouvoir faire un mouvement, si le courrier français de la Plata ne m'avait recueilli par hasard. On m'a ramené ici, on m'a soigné, et je serais remis depuis longtemps, je pense, si je n'étais dévoré d'un désir que tu comprendras sans peine et qui me consume comme une fièvre ardente, celui de revoir ma jeune ondine...»
Le docteur Patrice avait écouté avec surprise d'abord, ensuite avec inquiétude, l'étrange récit de l'aspirant. Que celui-ci, sous l'empire d'une hallucination causée par la fièvre, l'exposition aux rayons du soleil, la soif, l'inanition, eût rêvé toute son aventure, rien de plus naturel; mais que l'hallucination persistât, qu'il crût de bonne foi tout ce qu'il racontait, voilà qui était plus grave, et qui pouvait même inspirer des craintes sérieuses sur son état mental. En le raillant doucement, puis en lui parlant très sérieusement, Patrice s'efforça de ramener son jeune ami à des idées plus rationnelles. Mais tout fut vain; René ne voulut pas démordre d'un seul point de son récit. Il avait vu la grotte, le vieillard, la jeune fille, — et qui plus est, il les reverrait, il y était fermement résolu!... Il mourrait à la peine s'il le fallait, mais il les retrouverait; — il entendrait de nouveau cette musique féerique, ce chant de sirène qui semblait lui avoir fait perdre l'esprit...
Tous les raisonnements de Patrice ne firent que l'ancrer dans sa détermination.
«Enfin, mon cher ami, finit par s'écrier le docteur véritablement en colère, permets-moi de te donner un conseil. C'est de taire soigneusement toute cette belle aventure, si tu ne souhaites qu'on t'envoie tout droit à Charenton!... Comment veux-tu que des gens sains d'esprit ajoutent foi une minute à de pareils contes de fée?...
— Aussi n'ai-je aucunement l'intention de les confier à qui que ce soit, — toi excepté, s'écria René non moins exaspéré. Mais en attendant, puisque tu es si fort,— tiens! fais-moi le plaisir de m'expliquer d'où me vient cette bague, si ce n'est pas l'Ondine qui me la donnée!...»
Ce disant, René Caoudal tendait au docteur sa main gauche, où brillait une perle superbement enchâssée.
Etienne Patrice demeura un long moment silencieux, les yeux rivés sur cet anneau, stupéfié, perplexe, sentant mille arguments contradictoires se choquer dans sa tête.
D'abord, et quoique sa raison en pût dire, il sentait bien, en sa qualité de médecin, que René ne délirait pas. Qu'il se permît de lui faire un conte à dormir debout, il ne pouvait l'admettre un instant: sa franchise et sa loyauté lui étaient trop connues. Mais, en dehors du témoignage moral que le docteur retirait du caractère comme de la physionomie de son jeune ami, il y avait cette étrange relique, cette bague qui, même présentée dans des circonstances ordinaires, aurait frappé l'œil le plus indifférent. La beauté unique de cette perle constituait à elle seule un mystère. D'où venait-elle? Sa pureté, sa forme, sa grosseur, sa perfection incomparable l'attestaient, c'était là un bijou royal, un joyau historique, d'un prix unique, qui n'aurait pu disparaître d'un écrin sans que le possesseur jetât les hauts cris, ni courir le monde sans que l'auteur du larcin fût vite découvert.
Il devait être célèbre, décrit minutieusement dans les archives de quelque antique maison. La monture était, s'il est possible, encore plus surprenante que la perle. Cléopâtre elle-même n'aurait certainement pu mieux enchâsser celle que la légende lui fait avaler.
Le docteur Patrice avait, un peu comme tout le monde moderne, la manie du bibelot; mais il avait ce que tout le monde ne peut avoir: le sens artistique, si commun parmi les enfants du midi de la France où il était né, et où il semble que la sculpture, la peinture, la musique, le chant, l'éloquence, les belles-lettres croissent naturellement et sans effort. D'instinct il reconnaissait une œuvre d'art, et l'expérience lui avait appris à la classer avec certitude, à lui attribuer sans hésiter une date, une école, une patrie.
Mais voici que, devant ce chef-d'œuvre en miniature, il se sentait complètement dérouté. De l'art grec? Sans doute. Mais grec tout juste, comme les paroles de la jeune fille et du vieillard avaient semblé du grec à René Caoudal, quoiqu'il n'y comprit pas un mot, il en convenait. Nulle part le docteur n'avait vu ce style d'ornementation. Ceci n'appartenait ni à l'aurore de l'art grec, ni à son apogée, ni à sa décadence; on n'y retrouvait aucun des traits essentiels des écoles dorique, ionique, corinthienne, néo-grecque. Il n'y avait pas de nom à donner aux deux figures merveilleusement ciselées qui soutenaient à droite et à gauche l'impériale perle. Aucun animal, aucun oiseau, aucune espèce fossile reconstituée par la science n'était ici représentée. La chimère, création bizarre de l'imagination antique, n'aurait pu en donner une idée, car ce qui la rendait singulière, c'était l'expression encore plus que la forme de cette figure, effigie d'une créature véritable ou symbole capricieux des croyances disparues, — on ne pouvait dire.
La matière qui composait la monture était un autre sujet de perplexité. Impossible de définir si c'était là du métal, de la pierre ou du bois. On aurait penché pour du métal. Mais était-ce de l'or? de l'argent? du platine? Non. Un alliage inconnu? Peut-être. Cela ne ressemblait à aucune chose déjà vue. Rien que dans la forme, le tour indescriptible de cet anneau, on sentait une énigme. Entre l'artiste qui l'avait conçu et ceux qui le contemplaient aujourd'hui il y avait un abîme: abîme de temps, d'espace, de religion, de pensée, de génie, de race, de langue, de mœurs...
Cela sautait aux yeux.
«On croirait vraiment que ce bijou est tombé d'une autre planète! fit le docteur involontairement.
— Tu vois! dit René avec vivacité. Je ne pense pas avoir rêvé. Même si j'étais tenté de le croire moi-même, ce qui n'est pas du tout le cas, je suis parfaitement certain que ce que je t'ai dit a été vu et vécu; je suis aussi convaincu de la réalité de mon aventure que de mon accident à bord de l'Hercule, que de mon identité... que de n'importe quoi, enfin, dont on ne peut répondre... Eh bien, eussé-je des doutes, que dire devant ce témoignage?
— Je n'en sais rien, fit le docteur pensif.
— Si seulement il y avait une inscription... ajouta René, tournant et retournant la bagué en tous sens.
— Une inscription! Au temps et dans le milieu où ce bijou a été ciselé; je serais surpris d'apprendre qu'on avait recours à nos moyens d'écrire. Crois bien que l'arrangement de ces deux figurés constitue à lui seul une phrase lisible pour celle, à qui l'anneau était destiné»
— Celle à qui il était destiné! répéta René d'une voix de rêve. Ah! si tu l'avais vue, Etienne! cette bague même cesserait de te surprendre, toute merveilleuse qu'elle est!...
— Possible! fit le docteur en hochant la tête; mais si je dois te dire toute ma pensée, je ne voudrais pas te voir muser ainsi sur ce souvenir. Je ne prétends nullement expliquer ce que je ne comprends pas, et je ne nie pas ce qui me dépasse. Il est des mystères qu'il peut être bon et sain de sonder: celui-ci ne .me paraît pas du nombre. Sirène ou mortelle, ange ou diablesse, je n'aime guère ta déesse avec ses breuvages mystérieux et son hospitalité énigmatique. Crois-moi, enferme cette bague, ou mieux, jette-la à la mer, comme cet ancien, en offrande propitiatoire aux dieux; tourne résolument le dos à dès souvenirs qui ne peuvent que te troubler la cervelle; cesse de regarder dans une sphère inconnue et reporte tes yeux plus près de toi...
— Jamais! s'écria l'aspirant avec indignation. Jamais!... Moi, j'oublierais cette vision! Non, cher ami, je le voudrais que je ne le pourrais pas! Tiens! tu parles de le jeter, et te voilà toi-même repris par la fascination de cet anneau; tu n'en peux détacher tes yeux, ta main s'étend malgré toi pour le reprendre. Eh bien, la puissance qui m'ordonne de retrouver ces êtres d'élite, l'attrait, qui me pousse vers eux, est autrement impérieux que tout ce que tu peux imaginer. Il faut que je retrouve mes hôtes, que je revoie leur demeure sous-marine. Il faut que j'apprenne leur secret, que j'obtienne leur confiance, que j'entre en communion avec eux!»
— Il faut surtout que tu retrouves tes forces, dit le docteur, un peu effrayé de cette exaltation; il faut que tu ailles te remettre auprès de ta bonne mère. Ne vois-tu pas que ces aventures t'ont terriblement éprouvé et qu'avant d'en tenter de nouvelles il serait nécessaire de reprendre un peu de chair sur tes os?»
— C'est juste, dit René sérieusement. Qui veut réussir dans une entreprise quelconque doit d'abord faire provision; de forces et de santé; aussi ai-je bien l'intention de demander un congé et de partir pour les Peupliers aussitôt que je serai libre.
— Les Peupliers! répéta le docteur avec mélancolie. Ah! René, comment est-il possible qu'une autre image puisse effacer celle que tu vas retrouver là-bas?
— Eh! fit l'aspirant d'un ton d'humeur, vas-tu te mettre du parti des autres, à présent? Bien entendu, il s'agit d'Hélène; combien de fois faudra-t-il supplier nos amis de ne pas vouloir faire notre bonheur malgré nous!
— Ta mère serait si heureuse de l'appeler sa fille.
— Mais c'est déjà chose réglée! dit René en riant; ne vois-tu pas qu'au fond c'est là l'obstacle. Pourra-t-on jamais parer de vertus idéales le camarade de jeux avec qui on a grandi, avec qui on a échangé force taloches et vérités peu flatteuses?... Il y aurait danger, vraiment, de recommencer à la première discussion!... Pauvre Hélène! elle est digne d'un meilleur sort que d'être épousée par contrainte. Mais, fort heureusement, elle n'est pas fille à se laisser imposer un choix... Et d'ailleurs, ajouta-t-il non sans un éclair de malice, ou je me trompe fort, ou elle n'a pas à aller bien loin pour trouver des admirateurs plus satisfaisants que moi...
— A propos! dit le docteur changeant brusquement le sujet, as-tu entendu parler de Kermadec?
— Certes! dit Caoudal, le brave garçon est venu me voir dès son arrivée à l'hôpital. Il a encore plus grand besoin que moi de repos et de changement. Sais-tu à quoi j'ai pensé? A l'emmener aux Peupliers. Il n'a plus de famille; maman et Hélène le connaissent par mes lettres, et je suis sûr qu'il se plairait là-bas.
— Excellente idée, dit le docteur. Si ce n'est pas à ton service qu'il a été blessé, ce n'est pas faute de l'avoir souhaité. Tout le désespoir de ce brave cœur était de te survivre, et de ne t'avoir été bon à rien. Tu t'es fait là un ami dévoué.
— Bien aisément, je t'assure. Mais l'amitié est réciproque. Kermadec a des qualités rares; avec une simplicité d'enfant, un caractère naïf et crédule qui l'expose aux pires influences...
— Celles qu'il trouvera aux Peupliers ne pourront que lui être bienfaisantes, dit le docteur. C'est donc une affaire entendue: avec son assentiment, qui n'est pas douteux, nous demandons un double congé; vous allez vous rétablir ensemble au bon air de la campagne, et je trouverai bien aussi le temps d'aller dire un petit bonjour aux Peupliers... Tu sais qu'hier encore j'étais commandé pour un service pas gai, — la mission d'aller annoncer à ta mère...
— Que son petit René avait servi au déjeuner des crabes? dit l'aspirant d'un ton qui démentait la légèreté de ses paroles. Pauvre maman!... Bah! ne pensons plus à tout cela, puisque c'est fini... Hâte-toi d'avoir ton congé et de venir nous rejoindre!...»
Quinze jours plus tard, sur une belle pelouse descendant en pente douce jusqu'au bord de la Loire, une compagnie joyeuse de jeunes filles vêtues de robes claires et de jeunes hommes costumés de flanelle rayée se livraient à une partie de tennis.
Un peu en arrière, près de la maison de briques rouges, n'affectant aucun air de château, mais présentant les simples et belles proportions d'une confortable habitation moderne, les gens sérieux causaient autour d'une table à thé. La maîtresse du logis, douce et majestueuse figure auréolée de cheveux blancs, se reconnaissait à son attention hospitalière pour les besoins de chacun. Mme Caoudal rayonnait. Elle avait son René, l'objet de ses pensées de tous les instants, son orgueil, son espoir, le seul qui lui restât de tant d'êtres chers. Par un hasard bienfaisant, les alternatives cruelles de désolation et de joie que la connaissance des faits lui eût apportées, avaient été épargnées à son cœur de mère. Personne n'avait été trop pressé d'annoncer à la pauvre veuve la mort de son fils unique; si bien qu'elle avait appris en même temps et l'accident de mer et le bonheur inespéré qui lui rendait René. Certes, même avec leur dénouement heureux, ces étranges nouvelles n'avaient pas été sans l'ébranler profondément, et sa jeune favorite et conseillère, Mlle Hélène Rieux, avait eu fort à faire pour étancher ses larmes, la consoler et la réconforter.
La mère éplorée avait éclaté en reproches contre cette détestée profession, contre cette mer affreuse qui lui avait tant pris, qui ne voulait même pas lui laisser son seul enfant. Mais Hélène lui avait bientôt démontré qu'elle ne devait pas se plaindre, puisque René, après tout, était sain et sauf, que, du reste, on mourait tout aussi bien, et moins glorieusement, dans son lit que sur la mer (témoin, ces voisins, sur qui leur toit s'était effondré subitement une nuit), et qu'enfin on serait doublement content de revoir l'absent après sa terrible aventure. Bonnes ou mauvaises, il avait bien, fallu accepter ces raisons, et d'ailleurs, en revoyant son René, ce qu'il y avait de meilleur et de plus beau au monde, selon l'excellente dame, elle avait oublié tous ses chagrins.
Grand, bien découplé, la tête fièrement posée, l'air martial, l'œil franc et dominateur, les mouvements souples et harmonieux, c'était un bel officier que René Caoudal, et capable de satisfaire l'orgueil maternel le plus exigeant. Il revenait, il est vrai, un peu pâle et amaigri: mais cela n'était pas pour le rendre moins intéressant aux yeux de la jeunesse du voisinage accourue pour le fêter. Au contraire; on aurait pu remarquer, parmi les aimables joueuses de tennis, un redoublement de grâces et d'amabilités à l'adresse du voyageur. Mais, à part la banale courtoisie que demandait son rôle de fils de la maison, aucune d'elles n'aurait pu se flatter d'attirer particulièrement l'attention du jeune aspirant. En vain les plus fraîches toilettes avaient été mises en réquisition, en vain les mots les plus flatteurs, les rires les plus flûtes lui étaient décochés, dans ses regards, on lisait une préoccupation distraite, dans sa voix, ses gestes, toute son allure, une sorte d'absence.
«Ce n'est plus le René Caoudal d'autrefois, disait la petite Félicie Arglade, entre deux coups de raquette. On nous l'a changé en voyage! Il n'a d'yeux et d'oreilles que pour Hélène.
— Après ses terribles traverses, plaidait doucement le docteur Patrice, avec qui doit-il avoir plus à cœur de s'entretenir qu'avec sa cousine, sa compagne d'enfance?
— Pour moi, je n'ai jamais pu comprendre ces mariages entre cousins, disait Félicie d'un ton de délicatesse supérieure.
— Mais qui vous presse tant de les marier? demandait en passant Mlle Luzan, une blonde et grande jeune fille à l'air doux, au front sérieux; si je connais bien Hélène, M. Caoudal est la dernière personne au monde qu'il lui viendrait en tête d'épouser.
— Alors, reprenait la jeune Félicie, un peu radoucie, pourquoi chuchotent-ils ainsi dans tous les coins?
— Ils ne chuchotent pas! protesta Mlle Luzan; ils causent. Et comment peut-on s'en étonner? Ne savez-vous pas que M. Caoudal a tout récemment échappé à la mort? Ne seriez-vous pas, tout autant qu'Hélène, désireuse de savoir les moindres circonstances de son aventure?»
En réalité, sans qu'on pût, comme Félicie, les accuser de chuchoter, il était bien évident qu'Hélène et René avaient beaucoup à se dire;, et pour ceux qui n'étaient point dans la confidence, il n'était pas surprenant qu'ils supposassent toute sorte de choses étrangères à la vérité. Mais d'où venait que Mme Caoudal qui avait entendu le récit des aventures de René, Etienne Patrice qui en avait eu la primeur, partageaient ces illusions? Pourquoi Mme Caoudal était-elle si rayonnante et le docteur si attristé? C'est que l'une croyait voir enfin la réalisation de ce qu'elle désirait. L'autre de ce qu'il appréhendait depuis longtemps…
«Cet accident a touché leur cœur, se disait la brave dame. A quelque chose malheur est bon.
— L'ondine cède le pas à Hélène, pensait, de son côté, le docteur, en soupirant. Allons, tant mieux! Ne jouons pas ici le rôle du chien du jardinier; et sachons nous réjouir du bonheur de nos amis!...»
Tous deux se hâtaient un peu trop de conclure. Le grand sujet des conférences de René et d'Hélène, ce qu'ils poursuivaient dans les bois, au bord de la rivière, au salon, au tennis, c'était la discussion, le développement inépuisable des aventures de René... En arrivant au milieu des effusions du retour, des pleurs et de la joie maternelle, il n'avait pu se tenir d'en faire la confidence à sa mère et à sa cousine. Car le sujet avait été clos d'un commun accord entre le docteur et lui, Caoudal ayant senti chez son ami, sinon de l'hostilité ou du scepticisme, du moins une répugnance marquée à l'encourager sur ce terrain. Et comme plus il allait, plus le souvenir devenait vivace, plus forte l'obsession, plus impérieux le besoin de parler ou d'agir, en revoyant ses plus chères affections il avait laissé déborder son cœur. A son extrême déception, Mme Caoudal avait paru non pas incrédule, mais plutôt mécontente, froide, sévère même; et, lorsqu'il avait eu fini de parler, elle avait prié son fils, très gravement, de ne plus jamais revenir sur ce sujet en sa présence.
Hélène, elle, n'avait pas dit un mot, mais ces yeux étincelants parlaient pour elle, et, quand René, désappointé et perplexe, cherchait dans son regard appui et sympathie, elle lui avait fait rapidement signe de changer de sujet.
Plus tard, lorsqu'ils se retrouvèrent sous les grands peupliers qui donnent leur nom au domaine, elle lui avait expliqué son attitude:
«Inutile de tourmenter ma tante du récit de cette merveilleuse aventure, ou de lui laisser pressentir des projets que je devine, avait-elle dit. Tu sais quelle rancune elle nourrit pour la mer; c'est comme une haine personnelle entre elle et l'élément liquide. Je crois qu'elle n'est pas éloignée de considérer en elle une puissance fatale, maudite... Nous ne devons lui savoir que plus de gré d'avoir accompli avec tant de générosité le sacrifice qu'exigeait ta vocation. Si elle croyait, si elle pouvait savoir que l'abîmé des mers t'attire et te réclame aussi bien que leur immensité; que tu es appelé sans doute au périlleux honneur d'explorer des régions ignorées, mystérieuses, perfides peut-être, elle ne vivrait plus, la pauvre âme. Épargne-lui ce tourment.
«Elle t'a défendu de lui parler jamais de toutes ces choses. Obéis-lui simplement. Quant à moi, ai-je besoin de te le dire, j'entre dès aujourd'hui dans tes plans; tes ambitions, tu sais que je les ai toujours partagées. Quelquefois, souvent plutôt, je rêve que je poursuis la glorieuse carrière du marin; je sens l'air vivifiant du large passer dans mes cheveux, je crois commander un navire, je me vois affrontant avec nos braves matelots la fureur des tempêtes, abordant des îles inconnues, rapportant des plantes, des bêtes, des matières nouvelles, changeant l'aspect des cartes de géographie... Et je me réveille Hélène Rieux comme devant! ajouta la jeune fille avec un rire de bonne humeur. Ne crois pas que je me plaigne de mon sort! Mais j'admire et révère la glorieuse profession de mon grand-père, de mon oncle, la tienne... et je serai aussi fière de tes exploits que s'ils étaient miens. Tout cela est afin de te dire que tu ne dois pas chercher ici d'autre confident que moi pour des projets encore informes, encore indistincts, on ne peut plus délicats. On ne comprend parfaitement que ce qu'on aime; et je sens assez moi-même qu'il faut une influence héréditaire particulière pour me faire sauter de plein-pied et sans hésitation dans une certitude absolue de ta véracité. Aussi bien qu'un autre, je vois ce qu'il y a d'incroyable dans ton aventure, et pourtant j'y crois. Ce qui me persuade, ce n'est pas, comme Etienne, la seule confiance en ta loyauté, la conviction de ta lucidité d'esprit, le. témoignage de la bague... Non, c'est «l'œil de la foi», voilà tout. Il me semble que cela doit être; parce que, lorsqu'on est explorateur né, on va droit à la découverte; parce que tu étais appelé d'origine à voir ce que d'autres n'ont point vu... Bref, je crois, parce que je crois!...»
Rien ne pouvait être plus satisfaisant qu'une pareille confidente. Aussi René ne se lassait pas plus de conter qu'elle d'écouter. De là les fausses conclusions de Mme Caoudal, du pauvre docteur et des bonnes amies. A chaque instant, Hélène et René éprouvaient, comme des complices, le besoin de quelque confabulation mystérieuse. René avait négligé de détailler quelque perfection de sa déesse, ou bien Hélène avait à suggérer quelque nouvelle hypothèse, à redemander le récit de quelque circonstance oubliée. Et surtout, on creusait la question:
«Comment retrouver le séjour enchanté de ces personnages augustes? Comment obtenir le temps, les moyens de le tenter? Comment tout combiner, sans donner l'éveil à Mme Caoudal?»
Sur deux points, Hélène était également résolue. Épargner à la mère de René toute angoisse, toute anxiété inutile; encourager de tout son pouvoir ce qu'elle considérait comme l'accomplissement d'un devoir, d'une mission de choix.
René Caoudal était un esprit trop droit, de trop longue date accoutumé à la rigueur des choses mathématiques, pour n'avoir pas cherché à expliquer, par des causes simples et naturelles l'aventure inouïe de son immersion.
Il était parti de ces prémisses:
1 ° Je ne suis pas le jouet d'une hallucination, puisqu'il me reste de mon plongeon une bague admirable, unique et de grand prix;
2° Le vieillard et la jeune fille que j'ai vus dans la grotte merveilleuse n'étaient pas des fantômes, par la raison qu'il n'y a pas de fantômes;
3° Ce sont des êtres vivants, placés, par un concours de circonstances que j'ignore, dans des conditions d'existence spéciales, bizarres, extraordinaires, à quelques centaines de mètres au-dessous du niveau de l'océan, puisque les cartes marines indiquent dans cette région de l'Atlantique des profondeurs qui ne dépassent pas mille mètres.
Quel peut être l'habitat de ces êtres réels et vivants, mais anormaux?
Très vraisemblablement une grotte ou une série de grottes qui se prolongent sous la mer en empruntant leur air respirable à des cheminées, à des évents affleurant dans les rochers de quelque île voisine.-
Telle était la seule conclusion raisonnable qui pût se présenter à l'esprit du jeune officier.
Elle l'amena, par une pente aisée, à se demander si le hasard ne l'avait pas placé sur la piste d'une grande découverte, ou du moins d'une grande vérification historique, celle du continent ancien, aujourd'hui disparu sous l'océan, que les traditions les plus lointaines de l'humanité placent entre l'Afrique et l'Amérique du Sud, — sorte de grande île jadis analogue à l'Australie, puis submergée par la mer, et dont Madère, Ténériffe, les Açores, les Antilles seraient seulement les débris ou les jalons restés apparents.
Sur l'existence de ce continent atlantique, situé au delà des colonnes d'Hercule (c'est-à-dire du détroit de Gibraltar), et sur sa disparition à la suite d'un grand cataclysme, les historiens, les géographes et les philosophes de l'antiquité ont toujours été d'accord, Platon en parle maintes fois dans ses écrits. Il indique la source de la tradition qu'il reproduit et qui n'est assurément pas sans autorité: c'est son grand oncle Solon, le législateur d'Athènes, qui tenait des prêtres égyptiens de Saïs ces renseignements sur l'Atlantide, comme on appelait cette terre mystérieuse.
A quelle race humaine se rattachaient les Atlantes qui l'habitaient? Sur ce point, la tradition est plus confuse. Les uns voulaient que ce fût une race indigène qui serait venue envahir l'Europe (c'est-à-dire la Grèce), sans la résistance acharnée que lui opposèrent les Pélasges, ancêtres des Grecs. Les autres estimaient au contraire que l'Atlantide était une colonie grecque, peut-être une de celles que Jason et ses compagnons avaient fondées, en allant à la recherche de la Toison d'or.
Mais tous les auteurs anciens s'accordent pour constater que l'Atlantide a disparu quelques milliers d'années avant l'ère présente et que les bas-fonds, les bancs d'herbes marines connus sous le nom de «mer des Sargasses», les pics et les îles de cette région sont, en quelque sorte, les ruines du continent submergé.
Voilà, les indications sommaires, mais positives, que l'histoire donnait à René Caoudal. Il savait, d'autre part, que la préoccupation de l'Atlantide avait joué un rôle décisif dans l'esprit des navigateurs du xve siècle. Christophe Colomb, pour ne citer que lui, cherchait la route des Indes par l'ouest avec la conviction qu'il devait nécessairement trouver, de distance en distance, des îles survivant au grand continent disparu et qui lui serviraient de points de relâche. La découverte des Açores et des Antilles justifia dans une large mesure cette prévision, basée sur la géographie traditionnelle.
Tous les sondages effectués depuis un demi-siècle, notamment par l'amiral Fleuriot de Langle, dans; la région de l'Atlantique comprise entre le 12e et le 60e degré de longitude ouest, montrent d'ailleurs cette région comme littéralement «pavée» de bas-fonds, de récifs, de bancs de sable, — de ce qu'on, appelle, dans le langage nautique, du nom expressif de «vigies».
Enfin, les conclusions actuelles de la physique du globe ne permettent pas de révoquer en doute la possibilité et même la probabilité des faits relatifs à l'Atlantide et à sa disparition. Des révolutions considérables se sont produites et se produisent encore sous nos yeux dans la configuration, des terres et des mers. C'est ainsi que la brisure du Pas de Calais s'est accomplie à une époque relativement moderne entre la Gaule et la Grande-Bretagne; que la côte normande s'est en partie abîmée sous les eaux, très peu de temps avant l'ère carlovingienne, en ne laissant plus émerger que les archipels de Jersey et de Guernesey; que, de nos jours même, et en pleine Méditerranée, on a vu disparaître l'île de Santorin, apparaître de nouvelles terres, tandis que, dans l'extrême Orient des cataclysmes effroyables modifiaient en quelques jours la physionomie des archipels javanais. On sait aussi que l'Amérique était primitivement beaucoup moins étendue qu'aujourd'hui, et que le prodigieux bassin de l'Amazone, celui de la Plata, la Floride, la Patagonie, la Louisiane, le Texas, sont des terres récemment abandonnées par l'Océan. Tout démontre, en un mot, que la configuration des continents et des mers varie sans relâché à la surface du globe, tantôt par l'action lente et continue des érosions, des alluvions, des vents et des marées, tantôt par l'effet soudain de quelque grande commotion locale.
René Caoudal pouvait donc, sans imprudence, admettre comme certain le fait d'une terre atlantique abîmée sous l'Océan, et rattacher cette donnée historique au souvenir inoubliable qu'il avait gardé de son séjour au fond de la mer des Açores. Plus il examinait la question, plus il lui semblait impossible de ne pas croire que ses deux interlocuteurs sous-marins, ce beau vieillard et cette jeune fée, étaient des Atlantes, de vrais Atlantes en chair et en os, survivant au naufrage de leur patrie. Comment? Par quelle filiation mystérieuse? Par quels artifices raffinés? Par quels moyens... presque surhumains? Il n'en savait rien et ne voulait pas risquer à cet égard d'hypothèses inutiles. Une certitude s'imposait: celle, de ce qu'il avait vu, de ses yeux vu, ce qui s'appelle vu; une volonté arrêtée: celle de revoir ces choses; de percer à jour ce mystère, d'élucider peut-être un grand problème géographique...
Pourquoi pas, après tout? Pourquoi ne pas arriver à refaire volontairement, systématiquement et les yeux ouverts ce voyage qu'un coup de mer lui avait fait accomplir dans l'inconscience? Pourquoi ne pas redescendre de son plein gré dans ces abîmes où il avait pu tomber inanimé, pour se réveiller comme en rêve, jouer son rôle dans une scène mimée et repartir comme il était venu?
René prit avec lui-même l'engagement de tenter l'entreprise.
Et ainsi qu'il avait coutume de bien faire ce qu'il faisait, il se demanda d'abord par quel moyen il pourrait échanger des idées et des renseignements avec ces Atlantes, si le bonheur voulait qu'il parvînt à les retrouver.
A aucun prix, il ne lui convenait de se revoir dans la situation pénible, sinon ridicule, d'un homme qui entend les gens s'entretenir de lui à sa barbe et qui ne comprend rien de ce qu'ils disent. Quelle langue parlaient le vieillard et sa fille?
La conviction s'implantait graduellement dans son esprit que leur langue était le grec ancien. Cette conviction, corroborée par le cadre de leur existence, par leur mobilier, par le caractère de leurs vêtements et de leurs attitudes, devint une certitude, un soir que le jeune officier parlait tout seul, à haute voix, sans y prendre garde, de ce qui occupait nuit et jour sa pensée.
Il venait d'articuler machinalement quelques-uns des sons qu'il avait saisis au vol dans la grotte sous-marine, —paler, agathos, thugater.
Se jeter sur ses vieux livres classiques, ouvrir l'Iliade et l'Odyssée, y rechercher avec fièvre les mêmes mots, cela fut l'affaire d'un instant.
Et tout aussitôt les bribes de grec qui dormaient en sa mémoire se réveillèrent d'un long sommeil. Les vieilles racines de Claude Lancelot brillèrent devant lui en caractères phosphorescents; il se surprit à murmurer comme jadis:
Patèr, père; apatôr, sans père;
Agathos, bon, brave à la guerre;
Thugater, la fille s'appelle...
Oh! les bienheureuses racines! Les délicieuses rhapsodies! Combien René savourait en ce moment ces rimes tant maudites autrefois! Il s'expliquait maintenant ses hésitations; c'était l'accent de ses hôtes qui l'avait dérouté longtemps: une musique dont les ânonnements du collège ne donnent à vrai dire qu'une idée très lointaine. Mais désormais il était sur la voie. En comparant d'autres mots de même ordre à ceux dont son oreille avait gardé le rythme, il pouvait se faire une idée approximative de la manière de les prononcer; il pouvait enfin étendre le procédé à d'autres classes de mots se reliant aux premiers par quelque côté. Il arriva promptement de la sorte à se créer de toutes pièces un système d'accentuation, et comme le résultat était harmonieux, il en conclut que c'était le vrai. En même temps, il se lançait à corps perdu dans l'étude du vocabulaire, de la syntaxe, des flexions de tout ordre. Mais, par-dessus tout, il s'attachait aux mêmes, à ces chères racines qui sont la clef de la langue, et dont le bon Rollin a dit avec tant de raison qu'elles donnent une «facilité incroyable pour l'intelligence des auteurs». A toute heure, on le trouvait le livre en main, se répétant à lui-même quelques-unes de ces rimes naïves:
Meli, le miel, doux à la bouche;
Melissa, mellifique mouche.
Des exercices aussi soutenus ne pouvaient guère se poursuivre sans qu'Hélène les remarquât. Elle voulut en connaître l'explication, que René ne lui cacha point. Et, tout aussitôt, de se passionner, elle aussi, pour l'étude du grec, de s'engager à son tour dans le jardin des triomphantes racines et de rivaliser d'ardeur à les cultiver avec René.
On ne s'abordait plus qu'en se bombardant d'un dixain. On ne respirait plus qu'en grec. Par les couloirs, les jardins et les prés, voltigeaient de toutes parts des mots ailés:
A fait un, prive, augmente, admire;
Aazzô, j'exhale et j'aspire...
Tant et si bien qu'à son tour Kermadec, imitant son officier en tout, et d'ailleurs doué d'une mémoire prodigieuse, fut pris de la contagion, entra dans le mouvement et se mit peu à peu à se frotter de grec. On l'entendait murmurer en polissant ses cuivres:
Agelè, grand troupeau de bœufs...
Le docteur Patrice, tout en protestant pour la forme, se laissait, lui aussi, atteindre par l'épidémie, et ne savait pas résister au plaisir de montrer qu'il n'avait pas entièrement oublié ses études classiques. Seule, Mme Caoudal restait imperméable à la folie générale et se demandait en levant les bras au ciel ce qu'ils avaient tous à parler du matin au soir une langue pareille.
Cependant René ne négligeait point les parties positives de son programme. Il s'était.entouré de toutes les cartes et de tous les documents qui pouvaient éclairer le problème à résoudre; il avait réfléchi mûrement et arrêté ses projets. La question première n'était pas pour lui de trouver les associés, les forces, les matériaux nécessaires à l'exécution d'une fantastique entreprise; il fallait aussi obtenir de ses chefs un congé supplémentaire, et de sa mère la permission de passer ce congé à la mer.
Sur ces entrefaites, il reçut sa nomination au grade d'enseigne de vaisseau. Ce n'était que justice, car, depuis un an déjà, il figurait au tableau d'avancement pour action d'éclat. Cette promotion eut un premier et immédiat effet en facilitant à René l'accomplissement de ses projets; il obtint sans peine les trois mois de liberté qui lui étaient nécessaires.
Mme Caoudal fut plus malaisée à convaincre. Mais à quoi n'arrive-t-on pas avec de la persévérance et de la diplomatie? Travaillée par Hélène, la bonne dame n'était plus loin de confesser qu'après tout, si René désirait consacrer ses loisirs à un voyage d'exploration personnelle, il n'y avait pas de motif de s'y opposer.
Or, ce voyage, le jeune officier en préparait en toute hâte les voies. Il était, depuis trois semaines, entré en correspondance réglée et quelque peu mystérieuse avec un personnage inconnu de tous à la maison. Le fidèle Kermadec apportait les lettres, adressées et mises à la poste de la ville. On voyait le brave garçon sans cesse en route entre Lorient et les Peupliers, fier de servir son officier, gros d'importance, prêt à se faire mettre en morceaux plutôt que de trahir un secret que, d'ailleurs, il ne connaissait pas.
Ce secret n'en fut plus un le jour où René, en s'asseyant à la table du déjeuner, tendit à sa mère une lettre ouverte en la priant d'en prendreconnaissance.
Le prince de Monte-Cristo invitait M. René Caoudal à venir passer quelques semaines à bord de son yacht Cinderella, pour causer de ses idées si curieuses et si neuves sur la flore de la côté africaine.
Tout le monde sait que le yacht Cinderella poursuit, depuis plusieurs années, dans l'Atlantique, des sondages de haut fond. C'est un superbe navire, commandé: par son propriétaire en personne, et outillé à merveille pour les recherches qu'il poursuit, plusieurs savants célèbres ont reçu l'hospitalité à son bord et ont rapporté de leurs explorations des faits d'une certaine importance, aussitôt communiqués aux Académies et enregistrés par la presse. Une invitation à passer quelques semaines sur ce yacht illustre devait être considérée par Mme Caoudal comme la plus flatteuse des faveurs pour son fils bien-aimé.
Certes, elle soupirait en le voyant sacrifier à la mer des jours de repos qui semblaient dus à la terre; mais la satisfaction de savoir René à même de se distinguer dans une entreprise pacifique apportait quelque adoucissement au chagrin de la séparation. Elle accorda donc, sans trop de peine, le consentement attendu. Huit jours, plus tard, le jeune enseigne de vaisseau, escorté de Kermadec, prenait le train pour Lisbonne, où devait l'attendre la Cinderella.
Le yacht Cinderella, propriétaire et commandant le prince héréditaire Christian de Monte-Cristo, XXVIe du nom, était ce qu'on appelle une goélette composite, de cinq cent trente tonneaux, à trois mâts et à hélice avec une machine de trois cent cinquante chevaux, et des soutes pour vingt jours de charbon. Sa vitesse, sous machine seule et par belle mer, était d'environ douze nœuds; mais cette vitesse pouvait être notablement augmentée par la voilure, quand le temps était favorable...
A l'extérieur, la Cinderella montrait une coque affilée, longue et légère, promettant les qualités et l'allure d'un cheval de pur-sang. L'heureuse proportion de ses agrès, la perfection d'ajustement de ses membrures, que rehaussait encore une simplicité pleine d'élégance, frappèrent d'emblée l'œil exercé de René Caoudal, très porté pourtant par sa profession même à se méfier des bateaux de plaisance, et à les croire voués d'avance à l'infériorité. La tenue de l'équipage, en sa correction parfaite, était visiblement copiée sur celle des navires de guerre. Lé jeune enseigne nota avec satisfaction la physionomie ouverte et franche des hommes, indice toujours caractéristique à bord d'un bâtiment. Le plancher du pont reluisait de propreté; les cuivres avaient le brillant de l'or...
L'officier qui reçut l'invité du prince à la coupée était d'aspect moins satisfaisant que l'ensemble du yacht. Il se présenta lui-même comme le capitaine Sacripanti, Commandant en Second du yacht, aussitôt que René Caoudal se fut nommé. C'était un petit homme gros et court, aux cheveux noirs luisants de pommade, à la cravate voyante, à la double chaîne de montre ornée de médaillons, aux doigts chargés de bagues et qui ressemblait plutôt à un valet de place napolitain qu'à un officier de marine.
Son accent ne démentait pas cet aspect peu nautique. Il était de ces gens d'origine vague qui parlent aussi mal, et de l'a même voix grasse, toutes les langues du bassin de la Méditerranée, Après s'être incliné très bas, en découvrant deux rangées de dents éclatantes, il s'offrit à conduire le jeune enseigne au commandant: offre qui fut d'emblée acceptée.
Pour se rendre à l'arrière, René traversa à la file un salon, un fumoir, une salle à manger, une bibliothèque luxueusement aménagée; puis son guide frappa un coup discret à la porte de la chambre d'honneur.
«Entrez!» cria une voix tonnante.
Le «commandant en second» fit glisser la porte dans ses rainures et s'effaça pour laisser passer René.
«Monsieur l'enseigne de vaisseau Caoudal!» annonça-t-il d'un ton de solennité.
Aussitôt un homme de haute taille surgit des profondeurs d'un fauteuil monumental et, déposant sur un guéridon la revue qu'il était en train de lire à l'aide d'un double lorgnon, s'avança les deux mains tendues.
«Ah! mon cher monsieur Caoudal, que je suis aise de vous voir!» se cria-t-il plein d'effusion.
Et il pressa les mains du jeune homme dans les siennes d'un air aussi ravi en effet que s'il retrouvait un ami depuis longtemps perdu de vue. Pour un peu il l'eût embrassé.
Sans s'étonner, René lui exprima le plaisir qu'il éprouvait de son côté à faire la connaissance du prince de Monte-Cristo»
«Eh bien!... savez-vous?... je vois que nous allons nous entendre comme... larrons en foire, ma parole!... s'écria le prince avec explosion, dès que René eut fini de parler. D'abord, moi, je suis comme cela, je vous en avertis, homme de premier mouvement!... Si les gens me vont! je le leur dis au nez!... S'ils me déplaisent... ma foi! je le leur dis aussi! ... Et vous me plaisez... vous me plaisez même beaucoup!... Je suis positivement enchanté de faire votre connaissance, enchanté de vous posséder à mon bord pendant quelque temps, enchanté de ce que nos travaux vous intéressent, et de ce que vous désirez y prendre part!... J'espère que vous vous plairez parmi nous, continua-t-il avec volubilité sans prêter aucune attention aux quelques paroles polies que l'enseigne crut devoir murmurer. Si vous ne vous y plaisiez pas, il faudrait me le dire... tout net!... et je tâcherais de changer... non pas mon yacht, évidemment, ce ne serait pas pratique, — mais enfin je m'efforcerais d'arranger les choses à votre goût... Ah! voyons!... vous conviendrait-il de visiter mon petit sabot?... — c'est mon yacht que j'appelle ainsi... Ah! ah! ah! ah!...»
Partageant de bon cœur la bruyante hilarité du prince, René déclara qu'il était tout prêt à visiter le sabot. Son hôte, se coiffant d'une vaste casquette, se mit aussitôt à le précéder dans tous les recoins du navire, du pont à fond de cale, sans lui faire grâce d'un détail. René fut obligé d'avouer que tous les arrangements, tant extérieurs qu'intérieurs, étaient parfaits. Rien ne manquait de ce qui pouvait servir aux travaux scientifiques que le prince avait entrepris. Atelier photographique, atelier de menuiserie, forge, laboratoire de physique et de chimie, tout semblait admirablement organisé. Deux ou trois douzaines d'ouvriers, dirigés par des contremaîtres, occupaient ces divers ateliers. Le prince murmura à l'oreille de son hôte, d'une voix de stentor, que c'étaient tous des gaillards d'élite et des gens qui lui plaisaient, sans quoi il les mettrait à la porte, carrément!...
Cette altesse était vraiment une physionomie singulière. Au physique, un véritable colosse, grand, large à proportion, l'abdomen majestueux, le teint cramoisi, les yeux saillants, la face pourvue d'un puissant nez aquilin, ou plutôt d'un rostre énorme, qui, joint à un crâne aplati vers l'occiput, lui donnait une ressemblance fantastique avec un perroquet. La voix était retentissante, le geste libre, le rire homérique en son ampleur; les manières d'une cordialité exubérante. Il affectait une rondeur, une franchise touchant à la brusquerie. Bavard infatigable, il s'arrangeait pour articuler cent paroles où le commun des martyrs en aurait à peine placé dix. Mais ce qui frappa d'abord René, ce fut le dédain philosophique qu'il professait en toute occasion pour le rang souverain où le sort l'avait placé. Il est vrai que sa souveraineté ne s'étendait guère qu'à un îlot de deux ou trois cents hectares, dont la principale industrie et l'unique source de revenu était une mine de plomb argentifère, exploitée par sept ou huit cents forçats que le prince sous-louait à une nation voisine. A l'entendre, il n'estimait au monde que le mérite personnel. Le dernier des balayeurs, affirmait-il, valait mieux à ses yeux qu'un empereur sur son trône, pourvu qu'il fût bien doué intellectuellement. On eût dit qu'il voulait, grâce à cet étalage de principes, se faire pardonner la colossale fortune qu'il avait trouvée dans son berceau avec la couronne princière, quelque cinquante ans auparavant... Du moins avait-il le bon goût d'en employer un bon tiers à des travaux utiles à la science.
«Je me considère comme un intendant, répétait-il volontiers. Ma fortune n'est pas à moi... je ne fais que la gérer pour ceux qui n'en ont point ... Quant à mon nom... peuh!... qu'est-ce que cela?... Comme dit l'immortel Shakespeare: Sous tout autre nom la rose embaumerait-elle moins?... Je vous atteste que je n'y attache aucune importance, et que je m'appellerais avec autant de plaisir Gros-Jean que Monte-Cristo!...»
En attendant, il ne perdait pas une occasion de rappeler ses douze cents ans d'aïeux plus ou moins authentiques.
En cinq minutes René le connut à fond. Bien qu'assez ridicule en réalité, son hôte ne lui inspirait aucune aversion, et la perspective de passer quelques semaines à bord d'un si charmant navire n'avait rien pour lui déplaire.
Le prince voulut l'installer lui-même dans sa cabine, commode et élégant réduit ouvrant sur la bibliothèque. Il supplia le jeune homme de se considérer là comme chez lui et de bien vouloir se plaindre si n'importe quel arrangement n'était pas à sa convenance. René l'assura en toute sincérité qu'il n'avait jamais été si confortablement logé, et ils remontèrent sur le pont les meilleurs amis du monde.
Le but du voyage présent; de la Cinderella, on s'en souvient, était de procéder à des sondages de haut fond dans l'Atlantique; René demanda bientôt à voir l'appareil qui servait à cette opération, —investie;pour lui d'un intérêt que ne soupçonnait guère l'honnête Monte-Cristo.
Le prince s'empressa de le conduire, à l'endroit où reposait le principal engin de sondage, en ce moment au repos sur le pont.
C'était un énorme bloc de plomb, ne pesant pas moins de mille kilogrammes; autour de son extrémité supérieure s'enroulait une solide corde de soie mesurant, ainsi que Monte-Cristo l'annonça, non sans fierté, quinze cents mètres de longueur».
«Vous le voyez, dit le prince, tout heureux de pouvoir se livrer à une démonstration, notre plomb monstrueux est évidé à sa base et garni; de suif. Quand, il a séjourné un temps suffisant sur le fond, on le remonte lentement au moyen de ce treuil; il reparaît alors garni de coquillages, graviers, herbes, débris de toutes sortes qu'il a ramassés en traînant au fond de la mer. C'est en étudiant la nature de ces débris à la loupe que nous arrivons à déterminer les espèces végétales et animales (souvent nouvelles), que recèlent les hauts fonds de l'abîme... .
— Comment!... dit René, surpris et désappointé, vous n'avez pas d'autre procédé pour vos recherches?...
— Mais non, mon cher!... et n'a pas qui veut un plomb comme le mien, je vous l'assure!... Voyons, que lui trouvez-vous de défectueux?...
— Rien en lui-même, certes. C'est un plomb superbe. Mais ce que je me permettrai de trouver défectueux, primitif, enfantin, c'est de s'en rapporter à un pareil engin pour examiner le fond!
— Et à qui voulez-vous que je m'en rapporte? Voulez-vous que j'envoie un appareil photographique à mille métrés sous l'eau?... Et le moyen, s'il vous:plaît?...
— Un appareil, non...
— Ah! ... vous voyez bien!»
— ... Mais un homme, oui!... Pour moi, je vous l'avoue , commandant, je n'ai demandé à me joindre à vos recherches que dans l'espoir formel d'aller moi-même, en personne, au fond des mers. Je tiendrais à voir par mes yeux ce qui se passe en bas, et tous les coquillages que pourra rapporter le plus gros plomb du monde ne me disent absolument rien!... Le moindre coup d'œil personnel ferait bien mieux mon affaire.».
— Hé! hé!... fit le prince avec son gros rire, je vous crois sans peine, mon jeune ami!... Moi aussi, j'aimerais bien à voir par mes yeux ce qui se passe chez les poissons... Il n'y a qu'un malheur: — c'est impossible, tout simplement!...
— Pourquoi impossible?
— Pour une très bonne raison: c'est que nous faisons nos sondages à de telles profondeurs qu'on ne saurait penser à pourvoir nos scaphandriers d'un tube respiratoire de pareille longueur... à moins d'envoyer des amphibies explorer. Au fond, comment nous y prendrons-nous donc pour faire respirer nos explorateurs?...»
René réfléchit un moment avant de répondre. «Il est clair que cette opération de l'air respirable est la seule qui doive nous arrêter, dit-il enfin. Eh bien, si on ne peut pas établir un tube suffisamment long, il faut chercher autre chose... voilà tout!...
~— Oh!... oh!... voyons un peu?... fit le prince en croisant ses bras sur sa large poitrine.
— Voici: il faudrait, selon moi, arriver à établir un scaphandre spécial — un scaphandre de haut fond, pourvu d'une provision d'air respirable suffisante pour trois ou quatre heures, et que le plongeur emporterait... Autour du câble de suspension s'enroulerait le fil d'un téléphone qui permettrait de rester en communication avec l'explorateur; on le remonterait dès qu'il le demanderait; et dans le cas où il ne donnerait plus signe de vie après un certain temps, on le remonterait également (et sans perdre une minute), au moyen d'une machine à vapeur...
— Savez-vous que c'est là un des plans les plus ingénieux! s'écria le prince enchanté, je n'y vois qu'un défaut, c'est que nous n'avons pas ce scaphandre...
— Je le pense bien.
— Alors?...
— Il nous faut l'inventer. N'avez-vous pas ici même, à bord, des ateliers complets, d'excellents ouvriers?...
— Certes!... il n'y en a pas de meilleurs que les miens, j'ose m'en flatter!...
— Eh bien, si vous le permettez, je m'installe sur l'heure dans la bibliothèque; je me mets à étudier mon plan de scaphandre, et j'espère avant peu être en mesure de donner à vos ouvriers des indications assez précises pour qu'ils en construisent un des plus satisfaisants...
— Si vous faites cela, il faudra que je vous embrasse!... s'écria le prince enthousiasmé, voyant déjà les rapports qu'on adresserait aux sociétés savantes et l'intérêt qui se porterait sur son nom. Si vous réussissez, ma parole!... je vous donnerais volontiers... une ou même deux années des revenus de ma principauté!...
— Je ne demanderais pas tant que cela, dit René en riant, permettez-moi seulement de descendre le premier dans mon appareil et de choisir moi-même l'emplacement des sondages... au moins au début.
— Eh! mon cher enfant, assurément!... vous choisirez tout ce que vous voudrez!... Quand vous plairait-il de commencer?...
—Dès que nous serons en route.
— Bravo!... Et vous désirez voguer vers...?
— Je serais particulièrement heureux d'explorer les alentours de la mer des Sargasses. Arrivés à un point placé vers le 25e degré de longitude Est, et sous le 36e degré de latitude Nord, nous ferions halte et nous procéderions aux sondages.
— Oh! oh!..; vous avez des idées arrêtées, cela est; clair... Et que pensez-vous découvrir sur ce point exact? Beaucoup de goémons, sans doute. Mais encore?...
— L'expérience m'a appris, en effet, que la mer est couverte en cet endroit d'une quantité de varech, que les savants appellent fucus natans, et nos marins tout bonnement raisins du tropique ou goémon du golfe. Mais que nous importe?... cela ne nous gênera en rien, j'imagine...
— En effet, votre scaphandre saura bien écarter ce mouvant tapis... Eh bien, mon cher, à vos ordres!... la bibliothèque et les ouvriers sont tout à votre disposition, et je vais à l'instant donner la route en question.»
Le prince s'éloigna vivement, laissant son hôte très heureux de se voir en marche vers sa mystérieuse ondine. Et, tandis que le yacht levait l'ancre et se mettait en route, le jeune officier s'enfermait dans la bibliothèque, où, grâce à une assez grande habileté comme dessinateur, et avec le secours de force livres techniques, encre de Chine, crayons de couleurs, compas et planche à lever, il ne tarda pas à voir prendre figure (sur le papier du moins) à l'appareil qu'il rêvait.
Après avoir complété plus de vingt épreuves sans en réussir une à sa satisfaction, il finit pourtant par livrer aux ouvriers un plan qui semblait réunir toutes les conditions voulues, et, sous sa direction, l'atelier de menuiserie attaqua l'ouvrage. Le prince de Monte-Cristo n'avait pas surfait l'habileté de ses hommes. C'étaient tous des praticiens émérites et qui savaient exécuter avec intelligence des instructions malaisées à suivre.
Le scaphandre imaginé par René se composait d'une énorme caisse circulaire de trente mètres cubes environ, formant chambre close, et lestée à sa base de trois mille kilogrammes de plomb. Une armature d'acier garnissait cette base et se reliait par de fortes bandes également d'acier aux grappins de suspension, rattachés eux-mêmes aux palans d'embarcation, sur l'un ou l'autre flanc du navire. Un jeu de poulies et le cabestan à vapeur devaient permettre de noyer l'appareil et de le relever à volonté.
La chambre submersible était munie d'oculaires et de hublots en verre épais, mais parfaitement limpide, qu'un faisceau de lumière électrique pouvait traverser dans toutes les directions pour éclairer le milieu ambiant. La source de lumière était une lanterne mobile, accrochée au plafond et alimentée pour plusieurs heures par un accumulateur. Cet accumulateur se logeait dans la caisse d'un sofa des plus moelleux, qui formait, avec une table de travail, deux fauteuils et une chaise, l'ameublement de la cabine.
Près du sofa se dissimulait au fond d'un grand vase de Chine un flacon à deux tubulures dégageant automatiquement une petite quantité d'oxygène, aussitôt qu'on tournait un bouton pour le mettre en activité, en face et sous le couvert d'une seconde potiche se trouvait une cuve métallique, que René, sans le dire à personne, se réservait de remplir d'eau de baryte.
On sait que le protoxyde de baryum, ou baryte, découvert par le chimiste allemand Scheele, a la remarquable propriété d'absorber, avec une extrême précision, l'acide carbonique de l'atmosphère. Le jeune enseigne était convaincu qu'un bain de baryte, associé au besoin à un léger supplément d'oxygène, devait suffire à maintenir pendant de longues heures les propriétés respirables de ses trente mètres cubes d'air; et l'expérience devait pleinement justifier sa prévision.
Ainsi aménagée, vernie et cirée avec soin, la chambre submersible avait l'aspect d'une très grande et très élégante cabine d'officier. Elle se complétait par quatre sacs de caoutchouc symétriquement placés vers la base et se terminant en manière de gant; ces sacs devaient permettre à un bras humain guidé par la lumière électrique d'appréhender et de saisir au dehors des spécimens de graviers, de sable ou de végétations sous-marines. Les spécimens ramenés ainsi à l'intérieur de la chambre auraient sûrement beaucoup plus de chance d'arriver sains et saufs à la surface que par le procédé primitif du suif fixé sous la sonde traditionnelle.
Enfin, pour achever la réalisation du programme, tracé par René Caoudal, un fil téléphonique, enfermé dans l'épaisseur même du câble de suspension, tenait le plongeur en communication constante avec le chef de l'équipe préposée au cabestan. Tout appel devait être immédiatement entendu, tout ordre exécuté sans erreur possible. Si bien qu'au lieu d'être moins maniable et moins sûr qu'un scaphandre vulgaire, l'appareil nouveau était en réalité le plus souple et le plus obéissant des scaphandres.
Une fois mis en train, les travaux avancèrent avec la plus grande rapidité. René, se donnant tout entier à son œuvre, montrait une ardeur qui étonnait et charmait son hôte. Par nature et par éducation, le prince de Monte-Cristo était ennemi de tout labeur et de tout effort personnel, et, quoique, en homme très moderne, il ambitionnât les lauriers scientifiques, il ne lui serait jamais venu en tête de les cueillir autrement que par procuration. Travailler et lutter pour arracher une révélation de plus à cette nature si avare de ses secrets, c'était bon pour les pauvres diables que le sort a fait naître parmi l'obscure multitude; consacrer des capitaux dont il ne savait que faire à des entreprises qui lui rapporteraient de l'honneur sans lui dérober une minute de son farniente; à la bonne-heure! Mais donner de sa personne, c'était une autre affaire.
Aussi était-il grandement surpris à part soi de voir René Caoudal, à un âge où l'on pense plus souvent à s'amuser qu'à faire progresser le monde, bûcher comme un manœuvre, manier le rabot, la scie, le marteau, plonger sans hésiter ses mains dans la poix ou dans la colle nauséabonde, peiner, en un mot, du même entrain que si le pain du jour en avait dépendu. Il s'en réjouissait autant qu'il s'en étonnait d'ailleurs, et, gagné par le feu, et l'action de son jeune collaborateur, il se laissait aller aux plus belles espérances, voyait déjà son nom cité avec éloges par les académies, vénéré par les générations futures.
Cependant, le yacht arrivait sur les eaux calmes de la mer mystérieuse et, depuis huit jours déjà, il ne faisait plus de route, se contentant de courir des bordées, tandis que les ouvriers du bord mettaient la dernière main à leur travail.
Que de fois, se penchant à la galerie de l'arrière, René s'était efforcé de sonder les profondeurs glauques de l'abîme!... Était-ce bien là que respirait cette créature énigmatique, dont la voix de cristal vibrait encore au fond de son être? Était-ce là, sous cette muraille sombre et luisante, sous ce volume formidable d'eaux obscures, que vivait, marchait et pensait la jeune fée?...
La nuit, une force, irrésistible attirait René Caoudal hors de sa cabine. Il s'accoudait au bastingage, et, tandis que les étoiles semblaient le regarder en clignotant, il cherchait à percer d'un œil avide les vagues noires, souvent allumées de feux phosphorescents... Que de fois un rayon de lune le fit tressaillir!... c'était elle!... c'étaient ses bras éblouissants qui sortaient de l'eau pour l'appeler...
Un soir, vers minuit, était-ce un rêve? s'était-il endormi? — il crut entendre de nouveau le chant inoubliable.
C'était loin, très loin, comme une plainte d'oiseau glissant à la surface des eaux sous l'éventail de la brise... L'impression fut si forte qu'il se dressa sur ses pieds, et, d'un élan irrésistible, répondit par une phrase musicale, une phrase jetée au vent, de sa voix jeune et chaude, à ce qui lui semblait une salutation surhumaine.
Mais aucun son ne lui arriva plus, cette fois. Sans doute il s'était trompé, ou son rêve avait pris la vigueur intense d'une réalité... Il se fràppa le front en se demandant s'il devenait fou. Et, dans ce mouvement, son regard tomba sur la bague mystique qu'il avait au doigt... Non! il ne rêvait pas! non, il n'était pas fou, puisqu'il tenait la preuve palpable de son aventure. Et, à l'idée que cet anneau le liait à la merveilleuse ondine, que, par ce lien, il était forcé de chercher à la revoir, il se sentait capable de toutes les audaces, de tous les héroïsmes.
Ah!'il savait maintenant pourquoi Ulysse avait bouché avec de la cire les oreilles de ses compagnons, en passant près du cap des Sirènes. Il en avait fait l'expérience; celui qui une fois a entendu leur chant magique voudra l'entendre de nouveau, dût-il lui en coûter la vie!...
Chaque fois qu'il en avait l'occasion, c'est-à-dire chaque fois qu'un bateau à vapeur passait à la portée du yacht, René en profitait pour faire savoir aux Peupliers qu'il était en pleine santé physique et morale. Toutes ses lettres se résumaient en ce mot: espoir. Hélène savait quel espoir, et elle vibrait à l'unisson. Quant à Mme Caoudal et au docteur Patrice, interprétant le mot dans le sens de leurs craintes et de leurs souhaits respectifs, ils allaient suivant cette fausse piste, habiles selon l'usage à se créer mille témoignages confirmant leur illusion. La bonne dame avait choisi Etienne pour confident de projets jusqu'à ce jour découragés par l'attitude d'Hélène et de René; et, aujourd'hui qu'elle croyait enfin les voir venir à de meilleurs sentiments, elle triomphait; elle ne pouvait se tenir de parler de ses espérances; et dix fois le jour elle en infligeait l'expression au malheureux Patrice.
«Ne remarquez-vous pas, docteur, comme Hélène a embelli pendant ces dernières semaines?
— Il me semble, madame, qu'il ne lui restait rien à gagner en ce sens, déclarait Etienne qui n'avait pas attendu jusque-là pour trouver Mlle Rieux ce qu'il y avait de plus beau au monde,
— Mais si, mais si! Vous ne voyez donc rien? Cela date de la terrible aventure de René. Vraiment, on peut appeler cet accident providentiel!
— Rude providence, alors!
— Ah! qui plus que moi le pense! Mais enfin, maintenant que tout danger à disparu, on ne peut que se réjouir du tour qu'ont pris les choses. Ces enfants étaient faits l'un pour l'autre, cela saute aux yeux. Jusqu'à leurs propriétés que ce serait un meurtre de séparer. Jugez donc!... Deux cents hectares d'un seul tenant, que je me suis habituée à considérer comme indivisibles pendant la longue minorité de mes deux pupilles; que j'ai fait fructifier, j'ose le dire, aussi bien que tutrice le fit jamais...
— Tout le monde est unanime, madame, à reconnaître la supériorité de votre administration...
— Eh bien, vous savez, Etienne, s'il m'était cruel de penser que cette petite Hélène, élevée par moi, que je chéris absolument comme si elle était ma fille, abandonnerait un jour mon toit; qu'un étranger deviendrait le premier dans ses affections...
— N'est-ce pas le sort commun?
— Le sort commun! Vous en parlez à votre aise! Je voudrais vous y voir, quand vous aurez une fille! Croiriez-vous qu'on a eu l'audace déjà de me la demander?... Ah! je les ai bien reçus, les soupirants! Enfin, pour revenir à ce que nous disions, la voilà fixée et moi me voilà tranquille!
— Vous considérez que l'accord est fait entre René et Hélène?
—Ne les avez-vous pas observés? Pendant tout le séjour de mon fils ici, ils étaient inséparables. Ils avaient sans cesse quelque chose à se dire; les plus indifférents le remarquaient. Voyons, docteur, vous vous en êtes aperçu comme les autres?... Un aveugle l'aurait vu!
— Ils étaient, comme vous dites, inséparables. Ne sont-ils pas toujours été?
— Mais cette fois il y avait quelque chose de plus. Vous, si observateur, et qui les connaissez intimement, cela n'a pu vous échapper. Vous étiez là toutes les fois que nous avons reçu des nouvelles de René; eh bien, elle rayonnait; c'est le mot, elle rayonnait!...
— Juste au moment où son fiancé s'éloignait, dit pensivement le docteur, que sa pénétration naturelle éclairait en dépit de lui-même. N'y a-t-il pas là un symptôme qui semble contredire votre conviction?
— Ah! vous n'imaginez pas ces âmes dominées par la passion de la mer! s'écriait la bonne dame avec pétulance. Pour elles, c'est un sacerdoce. Vous n'avez pas connu ma belle-sœur. C'était Hélène tout entière. Une nature héroïque; capable de sacrifier, sans une plainte ce qu'elle avait de plus cher pour le service de la patrie... Elle lui a communiqué son esprit...
— Il n'y a que plus de mérite, quand on n'a pas la même foi, à faire les mêmes sacrifices...
— Oh! moi, on le sait, si je me sacrifie, ce n'est pas sans protestation! dit Mme Caoudal en riant; je ne suis point de la race des stoïques. Mais Hélène est de celles qui peuvent sourire sous le couteau du sacrificateur... Plaisanterie à part, c'est une âme généreuse et vaillante, bien digne d'être la compagne de mon René!...»
Et ces conversations recommençaient à tout propos, l'excellente dame, qui se croyait si perspicace, n'ayant garde de s'apercevoir qu'elle infligeait au pauvre docteur un supplice inutile en faisant de lui le confident permanent de ses espérances. D'autres étaient moins aveugles; et si le docteur avait pu surprendre un petit bout de causerie entre deux jeunes filles dont on voyait les robes blanches paraître et disparaître au bas de la pelouse, entre les grands peupliers, peut-être aurait-il rapporté dans sa solitaire demeure un cœur plus léger et plus confiant.
Hélène Rieux et Mlle Luzan s'aimaient tendrement, et, sauf les secrets qui concernaient autrui, n'avaient rien de caché l'une pour l'autre. Elles étaient charmantes toutes les deux sous le beau soleil d'été que ne craignait point leur teint de vingt ans, et se faisaient valoir réciproquement par le traditionnel contraste de la brune et de la blonde, qui, pour avoir trop servi sur les dessus de romances et les boîtes à dragées, n'en a pas moins son agrément.
Berthe Luzan était grande, élancée, avec quelque chose de noble et de classique dans ses yeux bleus, son profil régulier, sa tête blonde, ses bras de statue. Hélène était brune, mignonne, et pétrie de grâce.
«Voilà encore ce pauvre docteur qui s'en retourne tout mélancolique, disait Berthe.
— Tu ne vas pas m'en rendre responsable? dit avec un peu d'impatience Hélène, qui sentait un reproche sous les paroles de son amie.
— Faut-il que je te l'avoue? Je ne reconnais pas dans ta conduite envers lui, ta générosité habituelle....
— Mais enfin, Berthe, que faudrait-il que je fisse à ton gré?
— Encourager la délicate réserve d'un homme que tu honores, dit Mlle Luzan gravement, et qui est le seul...
— Le seul?...
— ... Que tu veuilles jamais épouser, ajouta Berthe en souriant.
— Ce sera malgré lui, alors, dit Hélène. Avoue qu'il serait impossible de montrer moins d'empressement que mon soi-disant chevalier!...
— Comme si tu ne savais pas aussi bien que moi que c'est ta fortune qui le paralyse, sans parler des projets de ta bonne tante qui ne sont un mystère pour personne...
— Cela, dit Hélène, ce serait une raison — raisonnable pour tout autre qu'Etienne qui nous a entendus dix fois, René et moi, nous expliquer carrément sur ce point. Quant à un accident de dot ou de fortune, il est indigne d'un homme tel que lui d'y attacher cette importance!
— Ne parle pas ainsi, Hélène, répliqua Mlle Luzan avec douceur. Tu ne peux pas savoir ce qu'il y a d'odieux pour une âme fière à paraître apporter un calcul en de telles affaires.
— Mais si je ne l'en soupçonne pas, moi, qu'importe l'opinion des autres?...
— Aussi, est-ce bien ce que tu devrais lui laisser comprendre.
— En d'autres termes, il faudrait que je lui fisse des avances?... Jamais! S'il n'a pas le courage de renverser un si misérable obstacle, eh bien, nous resterons séparés! Pour être sans fortune, M. Patrice n'en garde pas moins une valeur très haute à mes yeux, et je ne me sens pas plus de force à aller lui proposer mariage que je n'en aurais pour n'importe quel gros personnage!...
— Brave cœur! dit Berthe en l'embrassant. Mais prends garde, Hélène, d'être dure et injuste. Ce qui vous tient séparés est un si pauvre malentendu!...
— Un malentendu, soit! dit Hélène résolument. Qu'y puis-je?
— Malentendu qu'un seul mot suffirait à réparer, se dit Mlle Luzan, songeuse.
Et sans insister davantage, elle revint au sujet qui ne les divisait jamais, la croisière du yacht Cinderella; et les beaux travaux de René Caoudal.
Or, au moment même où les deux amies s'entretenaient de ses plans et faisaient des vœux pour son succès, le jeune enseigne de vaisseau opérait sa première descente dans la cabine submersible établie sur ses dessins.
Confortablement installé devant sa table de travail, au-dessous d'une montre marine, d'un baromètre anéroïde, d'un thermomètre et d'un cadran enregistreur des longueurs de câble filées par le cabestan à vapeur, il notait d'une main tranquille ses moindres impressions, pour les transmettre à sa famille. Et on va savoir ce que disaient les feuillets initiaux de ce «Journal d'un plongeur»:
«11 février, midi 17 minutes. Longitude E. 24° 17' 23". Latitude N. 34° 40' 7". — Me voici calfeutré dans ma cellule, pour la première descente. La fermeture de la porte et des hublots paraît hermétique. Tout est en ordre et chaque objet à sa place. J'ai versé dans la cuve trente litres d'eau de baryte. Le flacon à oxygène est prêt à fonctionner. La lanterne électrique marche à souhait... En route!... Je sonne au téléphone et je donne l'ordre du départ. Filez vingt-cinq mètres!... Au revoir, messieurs...
«... C'est fait» Le bruit seul de la machine à vapeur, au-dessus de ma tête, et le mouvement de l'aiguille sur le cadran enregistreur, m'avertissent de la descente, d'ailleurs aussi douce, aussi insensible qu'on peut la souhaiter. Au moment précis où l'aiguille marque vingt-cinq mètres, elle s'arrête.. Tout va donc à merveille... Je le dis au téléphone, et je reçois en réponse l'écho sonore: des félicitations de mon hôte... Un rapide coup d'œil au dehors par chaque hublot me montre partout l'eau verte et claire, sauf au plafond, où je distingue très nettement la quille du yacht et l'ombre portée de la carène. Pas le moindre suintement dans les jointures: les calfats de la Cinderella sont décidément des calfats émérites, — comme tous les ouvriers du bord, au surplus.
«Midi 20. — Donné au téléphone l'ordre de filer encore, cent mètres de câble.
«Midi 22. —L'aiguille marque cent vingt-cinq et s'arrête. Les eaux sont opaques et sombres. Dans le faisceau de lumière électrique projeté par bâbord, je vois filer le ventre blanc d'un grand poisson affolé par cet éclair sous-marin. Téléphoné: Tout va bien. Filez trois cents, mètres.
«Midi 28. — L'aiguille marque quatre cent vingt-cinq mètres. Autour de moi tout est noir. Pas un rayon de lumière solaire ne peut percer le mur effrayant qui s'interpose entre l'atmosphère et ma cellule. Est-ce une illusion? Il me semble que le silence est plus profond, plus complet, plus noir pour ainsi dire qu'au départ. C'est toute la différence. L'air de la chambre ne paraît pas avoir subi de modification appréciable. La température est stationnaire, à deux dixièmes de degré près. Téléphoné: Filez cinq cents mètres, avec lenteur en vous tenant prêts à stopper au premier appel!...
«Midi 36. — L'aiguille marque sept cent quarante mètres. Téléphoné: Ralentissez le filage du câble, — en douceur et attention!...
«Midi 38. — Bien m'a pris de ralentir... Une secousse assez forte m'avertit que j'ai touché le fond... Téléphoné: Stoppez!... L'ordre est exécuté en moins d'un vingtième de seconde. L'aiguille marque neuf cent trente-quatre mètres...
«Ainsi, la descente n'a pris en tout que vingt et une minutes. J'éprouve une sensation étrange de voyageur arrivé et qui a retrouvé le plancher des vaches. C'est une illusion singulière à un kilomètre au-dessous de la surface! Le fond des mers serait-il donc ma vraie patrie?... Téléphoné: Tout va bien. Touché le fond... neuf cent trente-quatre mètres.
«Réponse: Une volée de hourrahs!
«Réplique: Merci, mais laissez-moi explorer le pays!
«Le parquet de ma cabine est sensiblement horizontal, ce qui prouve que l'appareil a atterri sur un sol plat. En effet, la lumière électrique, promenée par bâbord et tribord, par l'avant et par l'arrière, ne montre autour de moi qu'un lit de sable et de débris calcaires. Tout est mort, blanchâtre et immobile. Rien qui ressemble aux merveilles sous-marines des contes de nourrice ou de poète. Que tout cela est loin du fameux rêve de Clarence, se représentant le lit des mers comme pavé «de masses d'or, ancres abandonnées, tas de perles, pierres précieuses, joyaux inestimables, gisant parfois en des crânes humains*».
* Shakespeare, Richard III.
«Ici, point de crâne et pas la plus petite perle. Rien qui puisse annoncer, hélas! le voisinage d'un être vivant!... Rien qu'une poussière presque impalpable de mollusques du passé... N'importe. C'est le moment où jamais d'essayer les tentacules de mon scaphandre et de prouver leur supériorité sur le suif du plomb de sonde classique...
«Un peu courts, mes bras de caoutchouc!... C'est à peine si j'ai pu par tribord toucher le sol et ramasser une poignée de débris. Débris que le gant imperméable a d'ailleurs fidèlement rapportés et que j'ai pu sans trop de difficulté introduire dans la cabine, en retournant la manche et la fermant à l'aide de son obturateur, pour détacher le gant et emmagasiner la récolte... Pas fameuse, la récolte... Mais enfin la première de cette espèce qui ait été directement moissonnée par une main humaine, à neuf cent trente-quatre mètres de profondeur; et de quoi donner, pour un bon mois, du travail au microscope de Monte-Cristo...
«Perfectionnement indiqué: allonger les bras de caoutchouc de mon scaphandre, en les armant d'outils élémentaires, pelle, marteau, poinçon, qui seront fixés à la paroi extérieure de l'appareil...
«Sonnerie du téléphone. Allô! Allô!... que me veulent ces braves gens?'... C'est Monte-Cristo qui s'impatiente et me demande si je suis mort. Pas encore! Je vais tout à l'heure donner l'ordre de me remonter...
«Le temps de prendre encore quelques notes, que diable! Air respirable sans changement appréciable; l'oxygène est superflu. Thermomètre monté de deux degrés trois dixièmes. Pression atmosphérique restée stationnaire depuis le départ. Allons! L'expérience décisive est faite; il ne reste plus qu'à remonter pour recommencer sur nouveaux frais.
«Midi 87. Allô! Allô!.., Hisse!... —C'est dit, nous dérapons, sans douleur, à peine une secousse légère, quand le fond de ma cabine, s'arrache à son lit de sable; puis un bruissement continu d'eau glissant sur les parois de l'appareil, qui monte, monte toujours, car l'aiguille du cadran indicateur rétrograde sans s'arrêter, à raison de cinquante mètres par minute.
«Téléphoné: Tout va bien!... mais activez un peu la vitesse!... — Elle est maintenant de quatre-vingts mètres à la minute... L'aiguille marque six cent cinquante.
Une heure 13. — Un fracas d'eau égoùttant de tous côtés. Une acclamation de l'équipage... Me voici remonté, en seize minutes. Je n'ai plus qu'à tirer le verrou et à sauter sur le pont.»
L'équipage de la Cinderella avait accueilli avec des: cris de joie et d'enthousiasme le retour de l'audacieux explorateur. Dans son court séjour à bord du yacht, René Caoudal avait su se faire aimer de tous: ouvriers et matelots avaient attendu avec angoisse le résultat de la terrible expérience; Monte-Cristo lui-même avait senti son cœur princier battre un peu plus vite quand l'intrépide officier avait disparu dans l'abîme. Ce fut donc une émotion sincère qu'il éprouva en le voyant reparaître; il courut à lui et le serra dans ses .bras.
«Du Champagne pour tout le monde, à la santé de M. Caoudal! dit-il à Sacripanti, qui s'inclina et transmit sans délai l'ordre du commandant. Et vous, mon cher héros, vous devez être affamé, je gage?
— J'en conviens, je me sens d'humeur vorace! répondit l'enseigne. Ce que c'est de nous, pourtant! Je me croyais positivement sûr de n'avoir été en proie à aucune surexcitation nerveuse; les battements réguliers de mon pouls semblaient en porter témoignage, et voici que le vide de mon estomac détruit cette illusion!...
— Allons! allons! votre sang-froid est simplement admirable. Ne vous calomniez pas et asseyons-nous devant le lunch que vous avez si bien gagné!...»
Tout en réparant ses forces, René conta à son hôte les menus faits du voyage et lui remit les spécimens qu'il avait rapportés du fond. Le prince était ravi et entrevoyait déjà toute une série de découvertes par procuration, glorieuses pour le yacht et pour lui-même. Il passa la journée devant son microscope, dans un état d'agitation fébrile qui contrastait avec le calme du jeune enseigne.
Dès le lendemain, René Caoudal se remit à l'œuvre, effectuant; chaque jour jusqu'à trois ou quatre descentes nouvelles en des points relevés soigneusement et séparés par des distances de deux à trois milles marins.
Parfois, l'état de la mer rendait l'opération impraticable. Il fallait attendre alors, et René se consumait d'impatience, quoique ses recherches n'eussent jusque-là donné aucun résultat positif. Sa conviction inébranlable était que la mystérieuse demeure sous-marine qui l'avait abrité quelques heures ou quelques instants inoubliables devait se trouver entre la mer des Sargasses et l'archipel des Açores. Explorer cette vaste région, en sonder successivement toutes les parties, — tel était le projet hardi (insensé, auraient dit bien des gens) qu'il avait conçu et qu'il poursuivait avec une infatigable persévérance.
Ce projet, personne ne le connaissait qu'Hélène. René l'avait seule jugée capable d'admettre la réalité de son aventure. Et s'il avait eu besoin d'encouragement, c'est de ce côté qu'il l'aurait trouvé, dans la fraîche imagination de cette jeune fille, servie par un grand cœur et par une haute raison. Mais il avait mieux encore, il avait la foi, ce levier qui soulève les montagnes et triomphe des difficultés. C'est pourquoi, à travers tous les obstacles, il allait à son but.
Monte-Cristo commençait à s'étonner de l'acharnement que son jeune et distingué collaborateur, comme il l'appelait, non sans une nuance de fatuité protectrice, mettait à renouveler des expéditions n'aboutissant qu'à des résultats à peu près négatifs; car les bras de caoutchouc du scaphandre n'avaient ramené du fond aucune variété minérale ou animale qui ne fût déjà connue.
Mais un homme entre tous voyait grandir d'heure en heure la dévorante curiosité qui le consumait: c'était Sacripanti, le commandant en second.
Son âme de Levantin rapace ne pouvait pas admettre que René Caoudal s'exposât chaque jour à de pareils dangers pour un objet purement scientifique. Une conviction s'implantait peu à peu dans son esprit: le jeune enseigne devait avoir des renseignements particuliers et précis sur quelque trésor immergé dans la mer des Açores, — un galion chargé de piastres et noyé depuis des siècles sous le poids de ses richesses; ou, qui sait? quelque vieux navire venu des Indes et recelant en ses flancs pourris, sous les flots, une cargaison de diamants et de rubis... Il fallait un appât de cette opulence pour motiver l'ardeur que l'officier français mettait à plonger ainsi au fond de l'abîme... A cette idée les yeux noirs de Sacripanti brillaient de convoitise, sa face patibulaire s'enflammait d'avarice; il se jurait entre ses dents blanches que, d'une manière ou d'une autre, il aurait part à l'aubaine.
Sa première tentative ne fut pas précisément heureuse. Après avoir, selon sa coutume, accablé René de louanges nauséabondes sur l'héroïsme qu'il déployait en descendant sans relâche au fond de l'abîme, Sacripanti fit observer que ces expéditions seraient moins monotones si M. Caoudal s'adjoignait un compagnon.
«Peut-être, sans aller bien loin, ajouta-t-il d'un air qu'il cherchait à rendre modeste et qui était seulement bas, peut-être trouveriez-vous sur ce navire un homme dont le dévouement à la science fût à la hauteur du vôtre et qui se fît un honneur de vous servir d'élève, ou même de manœuvre...».
A quoi René Caoudal répondit qu'il remerciait le capitaine Sacripanti de ses offres obligeantes, mais que la chambre submersible n'était établie que pour un seul passager.
Battu de ce côté, le commandant en second se rejeta sur un autre plan et se mit à exciter systématiquement la jalousie du prince de Monte-Cristo. Du matin au soir, il développait cette thèse que, désormais, en matière de sondages de haut fond, il ne serait plus question, dans les académies, du yacht Cinderella, mais uniquement du scaphandre Caoudal.
«Pourtant, le scaphandre a été construit à bord du yacht, et nous l'immergeons nous-mêmes, objectait Monte-Cristo.
— N'importe, répondait Sacripanti, avec des airs d'oracle, Votre Altesse n'a que trop d'envieux et d'ennemis dans les corps savants. Sans paraître donner d'importance à la chose, ces gens prendront à tâche de ne parler que du scaphandre Caoudal; peu à peu le public s'habituera à en répéter le nom; et celui de la Cinderella, celui de son illustre commandant, resteront dans l'ombre, tomberont dans l'oubli...»
Une telle perspective n'était pas sans inquiéter assez fort Monte-Cristo, mais il lui répugnait de l'avouer.
«C'est impossible! disait-il en se frappant les genoux, d'un geste qui lui était familier dans les moments d'incertitude. L'univers civilisé sait que j'ai inauguré, en personne, les sondages de haut fond de l'Atlantique. Et, au surplus, ce scaphandre a été construit à bord de mon yacht, il en fait partie, il en est inséparable. Je ne puis admettre qu'il serve à nous faire oublier».
— Eh bien! Votre Altesse n'a qu'à attendre encore: deux ou trois mois; elle verra si je me trompe!»
Sacripanti fit tant et si bien, par ces insinuations, qu'il parvint à inquiéter son chef.
«Enfin, que faire? à quel parti s'arrêter? demandait Monte-Cristo au comble de la perplexité.
— Je ne vois qu'un remède, ce serait d'exiger qu'un officier du bord accompagnât M. Caoudal en sa cabine, quand elle descend sous les eaux.
—C'est une bonne idée!... Toi, par exemple!...» s'écria le prince enthousiasmé.
Puis, tout à coup, s'arrêtant, frappé d'une réflexion subite:
«... Ou moi-même! ajouta-t-il. Pourquoi pas moi?...»
Sacripanti allégua la grandeur du prince, qui l'attachait au rivage, ou tout au moins au plancher de son bon yacht. Mais Monte-Cristo était lancé; il ne fallait plus songer à l'arrêter.
«C'est clair!... Voilà la véritable solution!... La plus simple est la bonne! disait-il en arpentant à grands pas le pont de l'arrière. Et quoi de plus juste, en somme? Le scaphandre est mon œuvre et mon bien, puisqu'il n'existerait pas sans mes ateliers et sans mon yacht» Il suffit que je m'en serve personnellement à effectuer quelques sondages et que j'en donne avis au monde savant, pour qu'on ne songe plus à me spolier d'un honneur qui m'appartient en propre... C'est une affaire entendue: je m'embarque en scaphandre!...»
Tout de suite, il communiqua son projet à René Caoudal, qui le goûta peu et crut nécessaire d'opposer quelques objections à l'envahissement de sa cabine. Mais le prince paraissait attacher tant d'importance à la chose, il avait toujours mis tant de bonne grâce à réaliser les moindres indications du jeune enseigne, que celui-ci aurait cru montrer de l'ingratitude en ne faisant pas un effort pour se montrer généreux à son tour. Il acquiesça donc à la demande de son hôte, et il resta convenu que, dès le lendemain matin, ils opéreraient une première descente.
Convaincu que cette expérience unique suffirait à guérir l'Altesse de sa fantaisie, René Caoudal ne changea rien au dispositif habituel de l'opération. Les choses ainsi réglées, chacun alla se coucher.
La nuit porte conseil, dit-on. Sans doute, celle du prince n'avait pas été exempte de soucis et d'inquiétudes, car, le lendemain matin, quand il parut sur le pont, sa mine était hâve et déconfite. Il avait le teint d'un homme qui n'a pas fermé l'œil et ne paraissait nullement impatient de s'enfermer dans la chambre submersible.
René Caoudal, sans prendre garde à cette attitude équivoque, donnait le coup d'œil du maître à tous les détails de son installation. Il avait doublé dans la cuve de Chine la provision habituelle d'eau de baryte et préparé le flacon d'oxygène pour son fonctionnement normal; il s'assurait que chaque chose était à sa place; puis, son inspection terminée, il montrait la porte de la cabine grande ouverte, en disant:
«Mon cher prince, quand vous voudrez!...»
Il n'y avait pas possibilité de reculer. Monte-Cristo plus mort que vif, en dépit d'une forte rasade de tafia qu'il venait de s'administrer, crut nécessaire d'adresser des adieux solennels à son équipage:
«Mes enfants, prononça-t-il d'une voix étranglée par l'émotion, si les destins contraires voulaient que je ne revinsse pas de cette hasardeuse entreprise, sachez bien que ma dernière pensée a été pour vous!... Je vous embrasse tous en la personne de mon fidèle Sacripanti!...»
Après quoi, il appliqua deux baisers retentissants sur les joues noires du Levantin, ruisselantes de larmes venues au premier appel; puis, d'un pas théâtral, il enjamba le seuil du scaphandre.
René le suivit aussitôt, sans y mettre tant de façons.
La porte fermée et calfatée sur les deux explorateurs, le prince parut se rassurer jusqu'à un certain point en voyant le calme et le silence qui régnaient dans sa prison submersible. Il s'allongea sur le sofa et attendit les événements avec résignation.
Son camarade d'infortune donna l'ordre du départ. L'aiguille se mit en marche. Quand Monte-Cristo vit que tout allait à souhait, le plus simplement du monde, qu'il ne sentait même pas le mouvement du scaphandre et se trouvait en trois minutes à deux cents mètres de profondeur, — sa bonne humeur habituelle reprit le dessus, il tira de sa poche un magnifique cigare et l'alluma.
«Voilà une épreuve imprévue pour notre air respirable! dit René avec un sourire,
—Quoi! Pensez-vous qu'il y ait danger à fumer ici? demanda le prince, déjà prêt à sacrifier son cigare.
—Aucun autre danger, je pense, que celui de rendre notre atmosphère un peu moins pure et transparente,» répondit le jeune officier.
Il avait à peine articulé ces mots qu'un craquement significatif du plancher de la cabine se fit entendre, en même temps qu'elle s'arrêtait net, avec une secousse qui renversa les deux voyageurs.
Le prince, assis sur le sofa, ne pouvait être mieux placé pour soutenir sans avaries graves les conséquences de sa chute. Quant à René, il fut, au contraire, projeté avec force contre la paroi de tribord et ressentit aussitôt une vive douleur à l'épaule. Son premier soin n'en fut pas moins de sauter sur le téléphone pour crier de ne plus filer de câble; le second, de chercher à reconnaître à la lumière électrique la nature de l'incident.
Un coup d'œil jeté par bâbord lui expliqua tout, et l'explication était certes aussi merveilleuse qu'inattendue. Le scaphandre venait de toucher par sa base contre un dôme colossal en fortes lames de cristal, qu'il avait défoncé sous son poids, pour y rester fixé.
Ce dôme de cristal, éclairé d'une lumière éblouissante et qui faisait pâlir celle de la lampe électrique, était, d'ailleurs, parfaitement visible dans toutes ses parties et paraissait appartenir à une serre immense, recouvrant la végétation la plus étrange et la plus luxuriante. Au loin, on le voyait se continuer par des galeries également en cristal.
Toutes ces galeries, comme le dôme, semblaient avoir un double toit transparent, divisé en compartiments par des cloisons étanches, si bien que le scaphandre, en crevant le toit supérieur, n'avait ouvert à l'eau de mer qu'un caisson de quelques mètres cubes. Au-dessous de la paroi inférieure, il n'y avait point d'eau, mais une atmosphère éclatante et lumineuse, où des arbres géants, des fougères admirables, des fleurs inconnues, paraissaient vivre de la vie la plus intense. Le sol de la serre sous-marine était couvert d'un sable blanc et fin formant à perte de vue des allées se coupant en angle droit. René Caoudal ne pouvait en douter: le hasard venait de le conduire cette fois au terme de son ardente recherche. S'il avait à ce moment songé à compter les pulsations de ses artères, il les aurait trouvées singulièrement accélérées. Mais, pour l'heure, il ne pensait guère à ce soin. Tout entier au spectacle qu'il avait sous les yeux, il mesurait du regard la hauteur de la forteresse épaisse et lisse contre laquelle il était venu s'abattre et dont les murailles translucides semblaient bien de force à défier l'action des éléments et des siècles. L'œil vissé pour ainsi dire sur l'oculaire, il buvait par tous les pores la réalité vivante et tangible qu'il avait fini par atteindre.
La beauté des jardins qui déroulaient au loin la série interminable de leurs massifs et de leurs corbeilles fleuries aurait suffi à indiquer une demeure de demi-dieux, si l'orgueilleux édifice n'avait pas parlé de lui-même. Un instant encore, et l'heureux voyageur allait avoir la vision rapide des maîtres de la serre.
Au moment où il avait atterri, les jardins étaient déserts. Il se demandait, tremblant d'espérance, et de joie triomphante, si rien ne viendrait les animer, quand un léger mouvement au fond d'une allée lointaine précipita les battements de son cœur.
Retenant sa respiration, concentrant dans son regard toute sa puissance d'attention, il attend... Plus de doute! Ce sont ses hôtes qui s'avancent vers lui. Il reconnaît le majestueux vieillard et, près de lui, marchant d'un pas souple et léger, la gracieuse ondine...
Ils étaient trop éloignés pour que René distinguât l'expression de leurs visages; mais il pouvait noter la noblesse de leurs silhouettes, la majesté hautaine de leurs personnes.
Peu à peu la distance diminuant, il retrouvait le port de tête, le front de déesse, les traits charmants qui étaient restés dans sa mémoire... Mais quoi?... Venaient-ils vers lui?... Allaient-ils arriver jusqu'à la paroi de cristal, constater qu'il était là, le saluer, l'accueillir peut-être?
Non. Parvenus à un carrefour où plusieurs allées se rencontraient, les deux promeneurs tournèrent sur la gauche et disparurent derrière un massif de fleurs. Au même instant, une voix tonnante, disait auprès de lui:
«L'admirable créature!... Que ne donnerait-on pas pour la revoir!...»
C'était la voix du prince, sorti de sa stupeur et venant, lui aussi, mettre l'œil à l'un des oculaires et prendre sa part du merveilleux spectacle. René avait complètement oublié sa présence. Cette voix formidable le ramenait à la réalité.
Pourquoi le malheur avait-il voulu que Monte-Cristo se trouvât de la fête, précisément le jour où la recherche aboutissait!... N'était-ce pas à mourir de dépit?
D'un bond furieux et comme pour soustraire sa découverte aux yeux indiscrets qui la profanaient, René se jeta sur le téléphone.
«Allô! Allô! Hisse vivement... !» cria-t-il.
Et, presque aussitôt, le câblé, grinçant sous l'effort, arracha le scaphandre à la voûte de cristal où il s'était logé. Du coup, serre magique, arbres vénérables, fleurs multicolores, allées lointaines s'effacèrent comme un rêve. Un instant encore, Monte-Cristo, toujours vissé à son oculaire, put apercevoir au loin l'éclat nacré de la lumière sous-marine, comme écrasée par la masse de l'Océan noir. Puis, tout s'effaça. Le scaphandre montait toujours; et l'aiguille ne marquait plus que cent quatre-vingts mètres,
«Vous étiez donc bien pressé de revenir à la surface? dit assez aigrement le prince. Le spectacle valait pourtant la peine d'être vu, et, pour mon compte, je ne manquerai pas de le revoir...»
René Caoudal ne répondit rien.
Mais, à peine revenu à bord, il informait le prince de Monte-Cristo que le laboratoire ne renfermait plus les éléments nécessaires à la rectification de l'air respirable dans la chambre submersible. C'était parfaitement vrai, — par la raison que l'enseigne de vaisseau venait de jeter à la mer toute la baryte disponible.
Un mois à peine après le dernier plongeon de René Caoudal sous la mer des Açores; nous retrouvons le jeune officier rectifiant des épures dans un vaste atelier de métallurgie de l'avenue Victor-Hugo, à Paris.
Il a quitté en rade de Cadix le yacht Cinderella et le prince de Monte-Cristo, non sans avoir arraché de haute lutte à son Mécène l'engagement d'honneur de ne rien révéler à personne, jusqu'à nouvel ordre, des choses vues au fond de l'Océan. Ce n'était point une mince concession de la part d'un homme si vaniteux et si personnel, convaincu, d'ailleurs, que la découverte lui appartenait en propre. René avait prétexte de la nécessité de perfectionner ses moyens d'investigation et de compléter les notes prises avant de les soumettre aux corps savants; et le prince, sachant fort bien qu'il ne pouvait rien sans son «jeune et distingué collaborateur», s'était laissé persuader.
En fait, ce que voulait désormais René, c'était l'indépendance. Il lui fallait la plénitude de sa liberté. Les moyens d'action qu'il pouvait si aisément obtenir de l'opulent propriétaire de la Cinderella, il ne les tiendrait plus que de lui-même. Depuis qu'il avait revu la mystérieuse habitation de l'ondine, depuis qu'à travers les parois transparentes de la serre sous-marine, il avait retrouvé la forme charmante, l'idée d'une intrusion quelconque dans son entreprise lui était intolérable. Il voulait la poursuivre seul et par des moyens moins aléatoires que le scaphandre de son invention.
Avant tout, il était besoin d'un appareil mobile, permettant de circuler autour de la prison de cristal qui recelait la jeune fée, et non plus une simple cabine submersible atterrissant où le hasard voulait. L'embarcation sous-marine s'imposait. René avait songé d'abord à un torpilleur de guerre; mais, à supposer qu'il en obtînt l'usage pour une entreprise purement scientifique, et à plus forte raison pour une entreprise d'ordre privé, un torpilleur n'était point aussi maniable, aussi réellement submersible, que l'exigeaient les conditions du problème à résoudre.
René s'arrêta donc à la pensée de construire avec ses propres ressources, grossies pour une part d'une subvention de l'État, un bateau sous-marin spécial pouvant couler à fond, remonter vivement au jour, et naviguer sous l'eau comme à la surface. L'expérience qu'il avait acquise dans son scaphandre lui permit de réaliser très vivement le plan de ce bateau, et les solides amitiés que son père et son grand-père s'étaient créées dans l'administration de la marine l'aidèrent à obtenir d'emblée le concours nécessaire. Grâce à l'inépuisable bonté de sa mère, il put réaliser sans tarder les premiers fonds, expliquer son projet aux ingénieurs de la maison Rouergue frères et se mettre à l'œuvre. Sa conception comportait essentiellement une embarcation de quatorze mètres de long et de cinq mètres de large, en tôle d'acier, pouvant loger six personnes et naviguer haut et bas, par l'action d'un moteur électrique, en emportant sa provision d'air respirable. Le problème n'était qu'un développement de la cabine submersible construite à bord de la Cinderella, mais si élégamment résolu et par des moyens si simples, que les meilleurs juges en furent vivement séduits.
Les organes d'immersion devaient être des caisses à eau qui se vidaient automatiquement pour remonter au plein air; le moteur électrique, une pile mise en mouvement par le contact de l'eau de mer; le purificateur d'air respirable, une cuve à protoxyde de baryum où un ventilateur actionné par l'arbre de couche de l'hélice envoyait incessamment l'acide carbonique résultant des combustions organiques. Une puissante lanterne électrique, des regards de verre de tous les côtés, des bras de caoutchouc analogues à ceux du scaphandre et pourvus d'un outillage spécial complétaient l'ensemble du dispositif. Le pont cintré du petit navire, hermétiquement clos pour la submersion, pouvait s'ouvrir en deux moitiés longitudinales pour la navigation ordinaire et laisser surgir alors deux mâtereaux de fer pourvus de larges voiles latines. Un cockpit aménagé à l'arrière permettait à un homme seul de gouverner l'embarcation.
René avait décidé que cet homme serait Kermadec, et il avait obtenu sans peine pour le gabier un congé de même durée que le sien.
Le brave garçon, complètement remis de ses avaries, avait accepté, d'une joie sans mélange, la perspective d'aller voyager sous l'eau avec «son officier». Certes, il s'entendait mieux à prendre un ris dans la grande hune qu'à manœuvrer un bateau sous-marin; mais il était trop fier que M. Caoudal l'eût choisi comme compagnon de route pour ne pas se mettre sur l'heure à étudier ce mode de navigation; et tout le temps qu'il ne passait pas au Musée de marine, il l'employait à «piocher» certain Traité des torpilleurs et bateaux sous-marins, un fier livre!
Le temps n'est plus, et c'est heureux, où les humbles comme Kermadec étaient fatalement privés par leur ignorance de toutes les joies de l'esprit. Kermadec se rappelait son père, homme doué d'une rare intelligence, mais tout à fait inculte, qui, si souvent, avait regretté devant lui de ne pas même savoir signer son nom!... Mais, sur le tard, cette ambition lui était venue; et le gabier avait encore présent à la mémoire les efforts désespérés (et d'ailleurs infructueux) du pauvre pêcheur pour plier ses doigts noueux, qu'avaient raidis les durs travaux de la mer, au maniement de la plume et du crayon. Il les brisait comme verre entre ses phalanges de fer, ces frêles engins, sans parvenir à tracer sur le papier autre chose que des hiéroglyphes à désespérer Champollion. Yvon Kermadec, le gabier «faraud» d'aujourd'hui, était alors un gamin
Marchant à pas traînants vers l'école, Ainsi qu'un colimaçon paresseux...
Mais une fois de retour au logis, il servait de précepteur à son père, et, tout petit, il avait appris à apprécier les bienfaits de l'éducation, que le plus dénué possède maintenant de droit. Les conseils de son officier lui avaient été salutaires; il avait pris le goût de la lecture; et, au lieu de ruiner sa bourse et sa santé au cabaret, il employait son temps à se meubler le cerveau de toute sorte de choses belles ou utiles. Il faut convenir qu'il devait de la reconnaissance à René; et le fait d'avoir été choisi comme compagnon de route, non moins que son séjour aux Peupliers, avait achevé de transformer en adoration l'affection si vive qu'il ressentait déjà pour son chef.
De son côté, René s'était beaucoup attaché à ce brave garçon, si bon, si gai, si franc, si courageux; et tous deux se faisaient une véritable joie de leur aventureuse croisière.
Ne voulant pas s'exposer à des bavardages intempestifs, — ni même à ces hochements de tête, ces lèvres plissées, ces clignements d'yeux, ces réticences, par lesquels les gens savent, sans rien dire, faire entendre qu'ils gardent un secret, — René n'avait point révélé à Yvon les choses merveilleuses qu'on trouve en certaines profondeurs de l'Atlantique. Il se réservait de lui parler de l'ondine en temps et lieu, — n'étant pas bien sûr, d'ailleurs, que l'imagination bretonne du gabier ne concevrait pas quelque préjugé contre un lusus naturæ pareil à la charmante fée des eaux. S'il allait voir en elle une sorcière et refuser le voyage?... René avait jugé qu'à tous égards son gabier était le compagnon idéal, et il ne voulait pas risquer de le perdre pour quelque superstition tenace persistant en un repli de cet entêté cerveau celtique; aussi Kermadec ignorait-il complètement à quelles rencontres il s'exposait en descendant au fond de l'abîme.
Cependant les travaux étaient poussés avec ardeur, et le bateau sous-marin prenait déjà tournure. Il présentait, ouvert, l'aspect du plus coquet des yachts «pour un» fermé, celui du plus farouche engin de destruction. Aussi s'accordait-on chez les frères Rouergue à le dénommer «torpilleur», quoiqu'il ne montrât encore aucun porte-torpille.
Contrairement à l'usage de ces petits navires de guerre, il n'était, d'ailleurs, pas désigné par un simple numéro d'ordre, mais devait s'appeler Titania.
Tout Paris défila pendant huit jours dans l'atelier de l'avenue Victor-Hugo. On avait parlé de l'invention nouvelle; les journaux l'avaient discutée; les reporters et interviewers s'étaient mis en campagne pour la décrire et l'expliquer en ses moindres détails. Si bien que René se trouvait à la mode avant même que son navire eût reçu sa troisième couche de noir.
Elle n'était pas plutôt sèche qu'il partait avec Kermadec à la suite du truc unique sur lequel la Titania venait d'être chargée à destination de Brest.
Mme Caoudal s'y était déjà rendue en compagnie d'Hélène et du docteur Patrice. En dépit des terreurs qu'inspirait à l'excellente mère la pensée de voir son fils s'embarquer sur une machine pareille, elle n'aurait pour rien au monde voulu manquer d'assister aux essais en rade. On peut juger qu'Hélène n'avait donné aucune explication au voyage. Depuis six jours, les deux dames attendaient anxieusement leur cher marin. Par un hasard heureux, l'Hercule étant venu régler ses compas en rade de Brest, le commandant Haraucourt et ses officiers s'étaient empressés d'aller présenter leurs hommages à la mère du jeune enseigne. Avec quel bonheur Mme Caoudal les écoutait parler de son fils chéri!... C'était plaisir de voir son beau visage s'éclairer d'un radieux sourire, quand le brave commandant ou l'un de ses jeunes subordonnés lui rapportaient quelque trait de bonne camaraderie, d'intelligence ou de courage de son René... Bien qu'elle se fût donné pour règle de conduite de ne jamais vanter elle-même son cher enfant, le bien qu'elle pensait de lui, la fierté qu'elle ressentait d'être sa mère, perçaient toujours en dépit d'elle; et l'enseigne des Bruyères, qui était fort malicieux se faisait une joie de l'amener à s'écrier avec effusion: «Il est si charmant mon René!.,.» pour se reprendre aussitôt, confuse, et s'écrier «... Je veux dire... vous êtes tous si bons, messieurs!...» espérant ainsi donner le change.
Le commandant Haraucourt, lui, comprenait ce cœur de mère; il savait la laisser parler, librement, ressasser mille fois les perfections de son idole... et, comme il avait beaucoup d'affection pour son enseigne, il supportait sans nulle fatigue les louanges maternelles... Quant à Mme Caoudal, elle Méconnaissait en lui un auditeur selon son cœur; et, tout, en s'excusant chaque fois qu'elle s'était laissé entraîner à quelque rhapsodie sur l'absent, elle recommençait dès qu'elle trouvait à sa portée cette oreille complaisante.
«Bon Dieu!... si René m'entendait!... disait-elle quelquefois à sa nièce, prise de terreur. Crois-tu qu'il aurait pensé que je le rendais ridicule, ce soir, par exemple?....
— A quel moment, ma tante? disait Hélène avec malice. Quand vous nous avez raconté de quelle façon ses grosses dents ont percé?… ou bien quand vous avez expliqué par quel surprenant concours de circonstances il n'avait pas toujours tous les premiers prix au lycée?...
— Mais non... tu es folle... je n'ai rien dit de pareil!... Seulement, je crains d'avoir peut-être un peu trop parlé de lui?... Il n'aime pas cela... Ces messieurs doivent m'avoir trouvée indiscrète...
— Ces messieurs voudraient bien avoir une mère telle que vous!... s'écriait Hélène. N'est-ce pas, docteur?
— Oui, mademoiselle. Et aussi une cousine comme celle de René, je suppose...
— Oh!... la cousine!... ils s'en passeraient sans doute... Mais la maman!... On n'en fait plus comme vous, tante Alice...
— Je sais bien ce qu'ils pensent, ces messieurs, disait le docteur Patrice. Mais comme il ne faut pas encourager la vanité, je n'aurai garde de le répéter...
— Hé! qui vous le demande?... s'écriait la rieuse Hélène. Qu'ils pensent ce qu'ils voudront! Ce sont les camarades de René, et nous les aimons tous pour cela!...
— C'est bien vrai, disait Mme Caoudal. Moi, cela me réchauffe le cœur de les voir et de les entendre... D'ailleurs, ils me paraissent extrêmement distingués...
— Surtout lorsqu'ils vous racontent les hauts faits de monsieur mon cousin!... n'est-il pas vrai, petite tante?...
— Mon pauvre enfant! dit Mme Caoudal, les yeux soudain mouillés de larmes. Quand je me représente à quels périls il a échappé!... et quels dangers il va courir encore dans ce maudit... ce malheureux bateau sous-marin...»
Elle s'arrêta pour s'essuyer les yeux. «Voyez-vous!.... tante Alice ne veut pas l'appeler un maudit bateau, parce qu'il est l'œuvre de son fils, sans cela!... dit tout bas Hélène au docteur. Mais la voilà qui recommence à avoir du chagrin!... Allons, remontez-lui un peu le moral.»
Et tous deux s'efforçaient d'inspirer le courage à la malheureuse mère; — tâche difficile, puisque, endormie ou éveillée, son unique pensée, sa seule crainte, était celle des accidents qui pouvaient arriver à son enfant...
Cependant l'inventeur arriva. Toute la ville était sur pied pour assister au lancement du bateau. Parmi les nombreux navires qui étaient venus se ranger dans la rade afin d'être témoins de l'expérience, on remarquait la Cinderella dont le princier propriétaire était accouru à Brest dès que la renommée aux cent bouches lui eut appris ce que méditait son jeune ami. Ah! ce n'était certes pas lui qui décourageait les interviewers!... il les recevait à bras ouverts, leur donnait mille détails sur lui-même, sur son yacht, sur René et sur la puissance de travail de son «jeune et distingué collaborateur», sur ses ouvriers et la croisière qu'il avait faite. Il en venait peu à peu à se considérer comme le véritable héros de la fête.
Il s'était, bien entendu, présenté sans tarder chez Mme Caoudal, et avait le plus gracieusement du monde mis son yacht à la disposition de ces dames au jour de l'essai public. Mais la mère et la cousine de René avaient préféré toutes deux accepter plutôt l'invitation du commandant Haraucourt et, dès la première heure, le canot-major était venu les prendre pour les conduire à bord de l'Hercule.
Toute la population était massée sur les quais. Des milliers de personnes couvraient les toits voisins; et quand René et Kermadec parurent, ils furent salués par une immense acclamation. Ce n'est pas de l'Hercule que partit la plus faible. L'équipage entier, perché dans la mâture, attendait avec anxiété le résultat de l'expérience. Le moindre novice se croyait directement intéressé à son succès.
A midi précis, l'enseigne et le gabier s'embarquaient sur le Titania. Le coquet petit navire, léger comme une plume, se balançait sur les eaux vert sombre de l'avant-port. Un coup de canon retentit. Aussitôt, ses mâtereaux se relevant, il déploya ses deux voiles, s'inclina gracieusement sous la brise et partit. Il décrivit un large cercle dans la rade, semblant flirter avec la mer mystérieuse, puis revint vers son point de-départ.
Soudain, René et Kermadec se levèrent et saluèrent la multitude, qui répondit par une formidable acclamation. A l'instant on vit le gréement se replier d'un mouvement harmonieux comme celui d'un oiseau qui ploie ses ailes. L'enseigne et le gabier s'assirent au fond du cockpit; les deux moitiés du pont cintré se fermèrent au-dessus de leur tête. Une minute ou deux, le torpilleur flotta sous sa nouvelle . forme. Puis, tout à coup, comme prenant sa décision, il sombra lentement et s'effaça dans les eaux, pareil à quelque cétacé.
Une acclamation nouvelle salua cette disparition. Tout le monde applaudit. Puis les lorgnettes se mirent à fouiller la rade, épiant la sortie du navire sous-marin.
Un quart d'heure s'écoula. Chacun attendait en silence, pris d'une angoisse qui grandissait de minute en minute.
Mme Caoudal, depuis que le bateau s'était enfoncé, avait pâli jusqu'aux lèvres. Elle n'avait pu retenir un cri, perdu dans les hourras de la foule, quand les deux élytres de la Titania s'étaient refermés sur son fils. Il lui avait semblé le voir à jamais clos dans un cercueil. Cette horrible pensée s'était accentuée encore quand le petit navire avait sombré... Le savoir là, son René, sans air, écrasé par ces montagnes d'eau, c'était affreux. La pauvre mère avait joint ses deux mains sous sa mante, et blanche comme un linge, les yeux fixes, elle attendait...
Hélène avait vu l'angoisse de sa tante. Elle avait tendrement passé son bras sous le sien et le pressait pour lui donner courage. Effrayée, émue, elle aussi, heureuse quand même, surexcitée par cette aventureuse expérience de son cousin, jamais la jeune fille n'avait été plus charmante. Sous son chapeau de paille fleuri de grosses marguerites, avec sa robe de laine grise, sa taille svelte ceinte à l'aise par un large ruban bleu, elle faisait l'admiration de tous ceux qui l'entouraient. Mais, dans sa parfaite simplicité, elle ne paraissait pas même s'en douter.
«Là-bas, mademoiselle!... là-bas!... voyez-vous? s'écria soudain le docteur Patrice qui, debout derrière elle, n'avait pas cessé de fouiller la rade au moyen d'une excellente lorgnette.
— Où donc?...De quel côté?... demanda Hélène tremblante.
— A l'ouest, là-bas!... Madame, le voyez-vous?...» Mme Caoudal n'osait même pas regarder. Mais les cris de la multitude l'obligèrent d'ouvrir les yeux, et, à deux ou trois mille mètres devant elle, vers l'ouest, elle vit surgir lentement ce qui lui parut d'abord un dos de baleine. Bientôt le bateau flotta; sa coque s'ouvrit, les mâts se relevèrent, et les voiles se déployant, il revint d'un coup d'aile se placer à son point de départ.
L'expérience avait duré trente-deux minutes. La réussite était complète.
Ce fut au milieu des plus enthousiastes manifestations que René et Kermadec mirent pied à terre.
On leur fit une véritable ovation. Un quart d'heure plus tard, Mme Caoudal, pleurant de joie, serrait son fils sur son cœur maternel.
Elle ne devait pas, la pauvre femme, jouir bien longtemps de ce bonheur. Car, le lendemain matin, quand le soleil se leva sur la rade, le Titania n'y était plus. Avec le petit navire, René et Kermadec avaient disparu. A huit heures, par la première poste. Mme Caoudal reçut ce mot au crayon: Je pars. Adieu à tous, René.
«Ta te plains, chère Berthe, que je te délaisse à Brest et que je ne t'écrive pas assez. Tu me conjures d'avoir pitié de toi, de ne pas te priver de nouvelles. Tu me soupçonnes d'oublier mes vieux amis au milieu des fêtes de l'Hercule et des splendeurs de la préfecture maritime.
«Que tout ici m'intéresse puissamment, j'en conviens sans difficulté; mais loin d'oublier mes chers Peupliers, je n'aspire qu'à être plus vieille de quelques semaines et à m'y retrouver avec toi. Il faut avouer que si quelque chose était de nature à faire tourner les têtes légères, c'est bien le tourbillon de divertissements et de surprises que l'on invente ici pour nous faire fête. Tante Alice elle-même est conquise, et, dans le fond de son cœur, je la crois prête à se réconcilier avec l'ennemi. Certes, elle savait mieux que tout autre ce que valent les marins français! Tandis qu'ils ne nous entendent pas, on peut bien convenir qu'ils sont assez brillamment représentés près de nous. Mais ce n'est rien de les connaître ainsi isolés; il faut les voir en bloc, sur leur navire, faisant assaut d'amabilités, de prévenances, d'esprit, de dévouement chevaleresque. Le commandant Haraucourt est le plus étonnant de tous. Jamais je n'ai vu tant d'entrain, de verve, de gaieté; jamais je n'ai rencontré si bon valseur. Et on dit que c'est un brave, comme tous les autres, d'ailleurs! Un jeune enseigne imberbe, M. des Bruyères, m'assure que le commandant a cinquante ans sonnés; il n'y a que la mer pour produire de ces miracles...
«A travers tout cela, ce qui nous fait le plus plaisir, à ma tante et à moi, c'est d'entendre de quelle façon ils parlent de notre René, et de sentir qu'au fond, ce vaste déchaînement de galanterie a pour but principal de nous faire comprendre l'estime qu'on fait de lui, l'admiration sincère qu'inspire son intrépidité, et l'orgueil fraternel qu'on éprouve à revendiquer ce héros comme un enfant de l'Hercule.
«Si je te parle avec cet abandon, ma chère Berthe, c'est que nul n'apprécie mieux que toi ce que vaut notre cher marin. Que de fois, quand il fallait me contraindre, de peur de chagriner ma pauvre tante, n'ai-je pas trouvé chez toi l'écho fidèle de mes ambitions et de mes espérances au sujet de la carrière de mon frère d'adoption! Certes, la voie qu'il a choisie est difficile et dangereuse. Avec l'esprit d'aventures qui le gouverne, les obstacles, les périls se multiplient sous ses pas. Tandis qu'on danse, qu'on va de fête en fête, peut-on ne pas se rappeler qu'il est exposé aux plus terribles hasards, que seul il lutte au fond des mers; que d'une minute à l'autre le monstre qu'il ose braver peut se retourner, l'engloutir, le détruire en un clin d'œil? Ces appréhensions que je combats journellement chez ma bonne tante, je n'ose m'en ouvrir qu'à toi. Je serais parfois tentée d'en parler à Etienne; mais avec la fatale manie qu'il a de vouloir me considérer comme la fiancée de René, il ne manquerait pas d'interpréter en ce sens mes alarmes. Et me rappelant tes leçons, sage Minerve, tout en refusant de mendier ses bonnes grâces, je me gardé de le tourmenter inutilement.
«Cependant l'impatience me gagne de temps à autre. Je voudrais, je le répète, être plus âgée de quelques semaines. Quoi que j'en puisse dire à tante Alice, je commence à trouver que l'absence de René se prolonge un peu trop. Il n'avait pas, il est vrai, fixé de terme précis à son voyage, et c'est à peine s'il nous avait laissé pressentir son départ soudain. Mais voici vingt jours déjà que nous avons vu les eaux se refermer sur la Titania, et c'est le lendemain qu'il nous a quittées. Ah! c'était un beau spectacle; et comme je me sentais fière! Je n'avais, ce jour-là, que joie et espérance. Combien j'ai ri de bon cœur avec le lieutenant Briant (encore, un aimable homme) des prétentions peu déguisées du prince de Monte-Cristo! Cette noble Altesse, qui est tout empressements auprès de ton humble servante, a le faible de s'imaginer, les premières expériences de René ayant eu la Cinderella pour théâtre, que c'est lui, Monte-Cristo, qui en est l'auteur; et, par extension, il se considère comme le héros des exploits de la Titania. Il s'était transporté ici avec son yacht pour le grand jour, et c'était merveille de le voir se pavaner, faire la roue, parler d'un ton protecteur du mérite de «son jeune associé», donner à entendre à tout venant que le véritable explorateur des hauts-fonds c'était le prince de Monte-Cristo.
«Tout était gai et brillant ce jour-là. Je n'avais pas un doute. Sur le front de René on voyait une telle ardeur de foi! Il me semblait y lire d'avance la victoire. Puissions-nous avoir bientôt des nouvelles! Chaque minute de retard devient plus longue et plus pesante. Pardonne-moi, mon amie, de t'entretenir ainsi de mes craintes; mais je suis, obligée de tant me contraindre pour les dissimuler à ma tante! Si elles sont vaines, qu'elles lui soient épargnées, et, si elles doivent se justifier, fasse le ciel que je trouve des ressources pour la soutenir et la consoler, mais au moins que l'heure fatale soit reculée pour elle!....
«Hélène.»
Les sombres pressentiments qui peu à peu s'étaient emparés de l'âme vaillante d'Hélène et qui se faisaient jour dans cette lettre n'avaient pas jusque-là pris corps dans l'imagination de Mme Caoudal. La raison en était que chez elle les terreurs de la mer existaient à l'état permanent, et que chacun, saisi d'une respectueuse pitié à la pensée des douleurs peut-être réservées à cette mère, rivalisait d'ingéniosité pour endormir ses appréhensions possibles, et lui persuader de passer dans une quiétude relative des jours de suspens où, si un désastre était à redouter, on avait du moins le droit d'espérer un succès. Si bien que, tandis qu'Hélène sentait un doute, tous les jours grandissant, lui étreindre le cœur, la mère de René n'avait pas encore été mordue par le soupçon que déjà plus d'un dans son entourage cherchait à lui dissimuler. Il y avait maintenant vingt-sept jours que René Caoudal avait disparu avec son brave Kermadec, s'était volontairement enseveli sous la pesante mer, à la recherche de cet inconnu qui de tout temps a attiré les grands cœurs. A bord de l'Hercule, on se disait déjà qu'il était impossible qu'un désastre ou tout au moins un accident ne fût pas survenu. Selon tous les calculs, Caoudal aurait dû cinq à six fois télégraphier de ses nouvelles, des ports où il touchait. Quelle raison pouvait le retenir? Peut-être avait-il épuisé ses vivres, sa provision d'air... Les forces et l'endurance humaine ont une limite; un homme ne peut demeurer sans relâche au fond de l'eau... Et puis, il savait que des affections veillaient là-haut anxieuses. Sûrement, si la Titania n'avait pas péri corps et biens, elle aurait donné signe de vie. Ce noir silence était de bien mauvais augure. Le commandant Haraucourt lui-même, le moins pessimiste des hommes, en convenait, et à présent, lorsqu'il voyait Mme Caoudal et sa nièce, il devait se faire une véritable violence pour dissimuler l'immense compassion qui s'emparait de lui, rester l'homme aimable et gai qu'elles connaissaient, parler sans contrainte visible de l'entreprise de Caoudal, et affecter, une confiance dont il ne lui restait plus vestige au cœur.
Le docteur Patrice n'était pas le moins inquiet de tous. Proches voisins des Caoudal, dont le domaine touchait leur petit bien, ses parents avaient été les intimes amis de cette famille; son père, médecin de marine comme lui, avait assisté tout jeune les derniers moments du grand-père de René, mortellement blessé devant Bomarsund. M. et Mme Patrice avaient connu et apprécié celui que Mme Caoudal avait pleuré dès la première année de son mariage; et la veuve, soutenue en ces cruels moments par l'amitié, fidèle de ses voisins, leur était restée attachée par les liens de la reconnaissance et du souvenir. Lorsque le père et la mère d'Etienne étaient morts, devançant tous deux grandement le terme ordinaire que la nature assigne à la vie humaine, le jeune homme avait trouvé chez Mme Caoudal une seconde mère. Elle l'avait encouragé à l'étude, aidé et poussé dans sa carrière; elle lui avait rendu un foyer, enfin elle lui avait procuré cet avantage inestimable que rien ne peut remplacer plus tard, et dont le plus sûr mérite ne parvient jamais à compenser le défaut: l'air, les manières, le ton, qu'un homme apprend, — et n'apprend que de bonne heure, — de la fréquentation d'une femme distinguée. Aussi Etienne nourrissait-il pour elle une véritable affection filiale, et, dans la pleine reconnaissance de tout ce qu'il lui devait, il n'était pas éloigné de considérer comme une sorte de trahison le penchant irrésistible qui l'avait entraîné vers Hélène presque depuis le moment où la petite orpheline était venue animer les Peupliers de sa grâce et de sa gentillesse. Il s'était fait en tout cas une loi de s'effacer devant René, le jour où celui-ci manifesterait la moindre intention de satisfaire un vœu de sa mère en épousant Hélène; et si parfois il lui avait semblé, dans une vision rapide et éblouissante, que c'était lui qu'on préférait, il avait fermé les yeux résolument pour ne pas le voir.
Mais on le sait, une telle délicatesse était en pure perte. Tout s'opposait d'avance à la réalisation du rêve de l'excellente dame. De nature assez impérieuse et amie du commandement, elle ne s'apercevait pas que René, — à cet égard tout son portrait, —ne se laisserait jamais imposer une loi en pareille matière; qu'il se réservait, non sans quelque droit, le privilège de choisir sa future compagne. Surtout elle ne pouvait admettre que belle, accomplie et partageant tous ses goûts, il ne dût raisonnablement préférer Hélène à toute autre; ne comprenant pas que, pour une imagination aventureuse telle que celle de son fils, l'étrange, l'inconnu devaient avoir un attrait mille fois plus puissant que les perfections qu'il pouvait rencontrer dans une cousine.
Etienne, lui, avait senti ces choses depuis longtemps; mais il se défendait d'y croire. Lorsqu'il avait entendu la description enthousiaste que René lui faisait de son incomparable ondine, qu'il avait pu voir à quel point elle s'était emparée de toutes ses pensées, un sentiment de satisfaction s'était glissé en lui, bientôt vivement repoussé. — Que dirait Mme Caoudal, bon Dieu, s'il lui fallait envisager la possibilité devoir un jour régner aux Peupliers une femme vêtue à la grecque, une image de canéphore, une personne parlant une langue mystérieuse, une ondine, une sirène!... Franchement, sans être taxé de rigorisme provincial, on pouvait reculer devant une pareille bru.
Aux craintes que le docteur éprouvait aujourd'hui sur le sort de la Titania et de ses deux aventureux passagers se mêlaient donc d'autres appréhensions personnelles, confuses, l'attente fiévreuse de quelque chose d'étrange, de quelque entreprise audacieuse, folle, ou du moins sortant par trop des sentiers battus...
Ce fut dans ces dispositions que vint le trouver un message de la préfecture maritime, accompagné d'un paquet cacheté.
Monsieur le docteur Patrice.
Monsieur,
Une bouteille de fer-blanc soigneusement fermée, recueillie au large d'Ouessant par une barque de pêcheurs, a été remise hier soir à la préfecture maritime. Décachetée, cette bouteille s'est trouvée contenir un tube de verre dans lequel était logée une lettre soigneusement affranchie et portant votre nom avec cette note: Prière instante de faire parvenir sans délai la présente lettre à son adresse. Profitant de votre séjour à Brest, nous nous empressons de vous faire remettre ce pli.
Recevez, monsieur le docteur, etc.
Le docteur ouvrit la lettre d'une main fiévreuse. Elle était de René.
Mon cher Etienne,
Voici plus d'une semaine que je vous ai quittés. La Titania a supporté à souhait toutes les épreuves; agile, résistante, facile à manier, sans défauts dans sa carapace comme dans ses organes internes, elle a prouvé surabondamment ses qualités à mes yeux. Je suis maintenant en règle avec moi-même et vis-à-vis de ceux qui ont subventionné mon entreprise. Mais est-ce à dire que je vais rentrer à Brest et reprendre, sans en chercher plus long, le cours paisible et monotone de ma vie d'autrefois? Ou je me trompe fort, ou tu ne le peux croire, mon cher ami. Tu sais ce qu'il m'a été donné d'entrevoir. Après avoir mis le pied dans ce monde merveilleux; après avoir été admis à contempler des êtres quasi divins, à entendre la musique de leur langage; après avoir bu à la coupe que m'a présentée l'enchanteresse; après avoir enfin reçu d'elle un gage de souvenir, était-il possible, je te le demande, de me résigner béatement à planter des choux dans mon jardin pour le reste de mes jours, au lieu de me préoccuper de mettre une page de plus à cette histoire?... Il faudrait être dénué de toute jeunesse, pour le penser. Mais tu me connais mieux. Pour des raisons que j'entrevois et qui t'honorent, tu as craint d'encourager les émotions que tu devinais chez moi, tu as fermé l'oreille à mes confidences. Rien n'y pouvait, mon pauvre ami! Aucune prudence humaine ne peut faire que ce qui est arrivé ne soit pas; et, ayant vu ce que j'ai vu, il n'est qu'un sentiment possible: la nécessité impérieuse d'une initiation complète, la soif de savoir le mot final de ce mystère; dussé-je y brûler mes ailes, y demeurer même en entier consumé!
Dès le premier jour, dès mon réveil, attaché sur ce tonneau et ballotté par les vagues, mon projet était arrêté, je voulais la revoir, lui parler, la comprendre, me faire comprendre d'elle. Nuit et jour j'y ai pensé. Pensées de dément, diront certaines gens; d'homme bon à interner à Charenton... Que diraient-ils, ces gens si sages; s'ils savaient que je l'ai revue?... Oui, revue!... Au début, les obstacles paraissaient insurmontables; l'entreprise folle, sans espoir; devant le résultat obtenu, il me semble que ce que j'ai réussi n'est qu'un jeu d'enfant. Qu'ai-je souffert, après tout, pour en arriver là? Bien protégé, bien calfeutré, jouissant de toutes mes aises, je suis descendu à plusieurs reprises au fond de l'Océan. J'ai fait dans la mer des Açores un voyage d'exploration que m'envieraient tous les mortels épris de nouveauté. Était-ce, en somme, si téméraire et si fou? Il me paraît à moi que l'humanité doit être bien insouciante et bien peu curieuse pour laisser s'entasser les siècles sans chercher à pénétrer au moins le mystère de nos petites mers, de notre globe!... Enfin, je te le disais, je l'ai revue. Ma divinité habite au fond des eaux un palais de cristal dont la transparence m'a permis d'admirer une seconde fois ses perfections sans égales. Je veux pénétrer dans ce palais. Comment? Par quel moyen? Je l'ignore, mais je suis prêt à tout pour y arriver.
Ce qui m'inquiète uniquement c'est l'accueil que je recevrai. Le vieillard en robe blanche n'a pas souffert que mon séjour chez lui se prolongeât au delà du strict nécessaire, je ne saurais l'oublier. Oui, mais je me sens non moins certain que sa charmante fille plaidait pour moi, voulait me retenir auprès d'elle, et cela, vois-tu, me donnerait la force de braver les colères bien autrement menaçantes que celle de son majestueux tuteur. Quelque chose me dit qu'elle m'attend, qu'elle me trouve bien faible et bien tardif, armé que je suis de son anneau, de n'avoir su encore me frayer un chemin jusqu'à elle. Quelle est son existence? Quelles sont ses occupations, dans ce palais féerique, mais si semblable à une prison? Peut-être s'ennuie-t-elle à la mort au milieu de ses splendeurs. Quel est le mystère de cette vie? Mille hypothèses s'élèvent et se détruisent dans ma tête pour l'expliquer; je t'en fais grâce, me réservant d'apprendre au monde la vérité quand je l'aurai découverte. Mais quand je me rappelle ce visage qui surpasse en beauté tout ce que j'aurais jamais imaginé, quand je me remémore ces accents enchanteurs, la légende des sirènes me semble ne plus être un mythe, et a dû se baser sur une aventure incomplète et analogue à la mienne de quelque voyageur du vieux temps. Enfin, quoi qu'il en puisse être, je le saurai bientôt — ou j'y périrai! Ne m'accuse pas de folie ou d'égoïsme, mon cher Etienne. Excuse-moi plutôt, si j'échoue, auprès de celles que je laisse là-haut. — Je te jure que la puissance qui me guide et me fait agir est de celles auxquelles on ne résiste pas. Rester inactif, me résoudre à ne jamais percer le mystère entrevu, ce serait mentir à ma vocation, me condamner moi-même au désespoir, à la folie à bref délai. Il faut que j'aille où je suis appelé! C'est pour que tu sois mon avocat auprès des êtres que j'aime le mieux sur terre que je t'ai adressé ces longues confidences. Toi qui es plus près que personne du cœur de ma mère et de celui d'Hélène, fais-leur comprendre que je ne pouvais pas désobéir à la loi qui m'entraîne. Et, si je ne reviens pas, remplace-moi auprès d'elles.
René Caoudal.
P.-S. — Il est dix heures du matin. Nous sommes au-dessus du point précis où j'ai constaté la présence de la serre sous-marine. Le temps de fermer cette lettre, de cacheter la bouteille que je vais confier au Gulf-Stream, et je fais le grand plongeon... Adieu à tous!
Le docteur Patrice avait aussitôt communiqué à la famille de René le document qui lui arrivait.
D'abord, en voyant l'écriture de son fils, Mme Caoudal avait cru tout sauvé. Mais, après la lecture de sa lettre, et quand il fallut comprendre qu'elle datait déjà de trois semaines, il devint bien difficile de conserver aucun espoir.
C'était fini. Son René, son enfant bien-aimé, avait trouvé la mort dans sa folle entreprise... D'ailleurs, elle l'avait toujours pressenti ou, pour mieux dire, toujours su, cette mer avide lui prendrait le fils comme elle lui avait pris le père. Ces flots bleus, qui semblent sourire au ciel, devaient être le tombeau de tous les siens. C'était, écrit, Kismet... Comment avait-elle pu jamais conserver quelque espérance? A quoi bon lutter contre la fatalité?... N'avait-elle pas été d'avance certaine de la fin, le jour où René embrassa cette carrière abhorrée?... Malheureux enfant! N'aurait-il pas mieux valu le perdre au berceau?... Ne l'avoir élevé, choyé, chéri, que pour arriver à cet irrémédiable naufrage! N'y avait-il pas là de quoi s'abandonner au désespoir?...
Et cette mère éplorée se laissait, en effet, miner par sa douleur. En vain, Hélène, oubliant son propre chagrin pour lutter avec celui qui tuait Mme Caoudal sous ses yeux, s'efforçait-elle de trouver des consolations, d'inspirer à sa tante un espoir qu'elle-même avait cesser d'éprouver... Non seulement Mme Caoudal repoussait tous ces arguments qui auraient pu militer en faveur du salut de son fils, mais encore elle s'irritait lorsque Hélène, timidement, suggérait qu'il pouvait avoir écrit, que sa nouvelle missive pouvait s'être égarée...
«Tu, es absurde, ma chère enfant, s'écriait Mme Caoudal. Est-ce que les lettres se perdent?... Dans toute ton existence, as-tu vu plus d'un exemple de ce fait; deux au plus?... Non, non, il n'y a pas de lettres, parce qu'il n'en a pas écrit... et s'il n'a pas écrit, mon pauvre fils, c'est parce qu'il est...»
Et, ne pouvant prononcer l'affreux mot, la malheureuse femme cachait en sanglotant son visage dans ses mains.
«Mais, tante Alice, reprenait Hélène, les yeux pleins de larmes, elle aussi, vous sentez bien que je ne parle pas de lettres ordinaires... mises à la poste tout uniment... C'est déjà assez extraordinaire que celle-ci soit arrivée par ce courrier primitif... Qu'est-ce qui nous dit qu'il n'en a pas envoyé d'autres, qui se promènent en ce moment sur la mer, attendant qu'on veuille bien les repêcher?... — Je te dis qu'il n'y a aucune chance!... s'écriait Mme Caoudal, peut-être pour s'entendre contredire et se donner des arguments contre sa conviction secrète. Non; j'étais veuve; je n'avais qu'un fils, — et maintenant me voilà sans enfant... je survis à tout ce que j'ai aimé... il n'y que moi dont la mort ne veuille pas...
— Oh!... tante Alice!... Et moi?... demandait Hélène en pleurs. Êtes-vous donc sans enfant tant que vous avez votre petite fille?...
— Pardonne-moi, ma chère mignonne... la douleur me rend méchante, disait la mère désolée en pressant la jeune fille sur son cœur. Mais ton affection m'est bien douce... Tu n'en doutes pas!... En le pleurant, est-ce que je ne pleure pas pour toi, aussi bien que pour moi?... Si je perds un fils, ne perds-tu pas un fiancé?... Un fiancé comme aucune jeune fille n'en pourrait souhaiter de plus charmant?...
— Aussi je ne veux pas le pleurer!... répondait vivement Hélène pour ne pas abonder dans un sens embarrassant. Quelque chose me dit qu'il nous reviendra... et quelle joie, alors!...
— Pauvre petite!... tu es jeune... à ton âge on ose encore espérer, contre l'évidence... Mais moi, vois-tu, j'ai trop souffert.... C'est fini... Du reste, je le savais d'avance...»
C'étaient là les meilleurs moments de Mme Caoudal. En d'autres, plongée dans un silence morne, elle s'abandonnait à une douleur sans larmes qui brisait le cœur d'Hélène. La brave enfant ne savait quelles paroles trouver pour panser une blessure si cruelle, et ne se donnait même pas la triste douceur de pleurer son frère d'adoption, tant l'état où elle voyait l'infortunée mère lui causait d'inquiétude et de chagrin.
Le docteur Patrice la secondait de son mieux dans ses efforts affectueux... Mais que dire, que faire, lorsque au fond tous partageaient la même conviction?... Hélène et le docteur avaient songé d'abord à ramener Mme Caoudal aux Peupliers, pensant que chez elle, dans son milieu familier, loin surtout de cette mer qu'elle ne pouvait regarder sans frémir, elle reprendrait un peu de calme, arriverait plus facilement à se résigner. Mais Mme Caoudal avait opposé un refus catégorique à cette proposition. Elle ne quitterait pas la ville jusqu'à ce qu'on eût appris quelque chose de définitif.
«C'est d'ici qu'il est parti: c'est ici qu'il reviendra... s'il doit revenir...» répétait-elle.
Et force fut bien de s'incliner devant une volonté aussi nettement exprimée.
De son côté, Hélène éprouvait au fond, elle aussi, le désir de rester. Il lui semblait que Mme Caoudal avait raison, que, si René devait revenir, il reviendrait là... Et puis n'avaient-elles pas, ici, la précieuse sympathie de leurs nouveaux amis de l'Hercule... et de leur vieil ami Etienne?... Le dévouement de celui-là surtout était infatigable. Si quelqu'un avait pu remplacer l'absent, c'eût été lui... Chaque jour, Hélène sentait croître la sympathie qu'il lui inspirait... Il fallait, à la vérité, que le jeune savant fût aveugle pour ne point s'en apercevoir... Mais lui et Mme Caoudal étaient apparemment atteints de la même cécité morale, car, de jour en jour, la bonne tante se persuadait davantage que René et Hélène avaient été fiancés, et sans cesse la réserve et la tristesse du docteur Patrice s'accentuaient...
Si Hélène avait pu, invisible, assister à certaine conversation entre les officiers de l'Hercule, peut-être aurait-elle pénétré plus aisément le secret de cette réserve...
C'était un soir que ces messieurs quittaient le salon de Mme Caoudal après avoir passé la soirée chez elle.
«Mlle Rieux est véritablement charmante! avait commencé le commandant Haraucourt. Elle paraît aussi bonne qu'elle est jolie... Combien son affection pour cette mère si éprouvée est touchante!
— C'est vrai, dit le lieutenant Briant. Si ce mot n'était pas devenu trop banal, on dirait qu'elle semblé l'ange gardien de sa tante...
— Un bien joli petit ange... et habillé par la bonne faiseuse... dit légèrement le jeune des Bruyères. Vous connaissez beaucoup ces daines, Patrice?...
— Beaucoup, répondit avec assez de froideur le docteur.
— Heureux mortel!... Et... j'imagine que Mlle Rieux est bien dotée?...
— C'est probable, articula Patrice, de plus en plus glacial.
— Ce pauvre Caoudal!.... S'il ne revient pas, ce qui est à craindre, sa cousine héritera sans doute de sa fortune?...»
Le docteur se tut.
«En héritera-t-elle?... reprit gaiement des Bruyères. Ne vous formalisez pas de ma question, je vous en prie, car, en somme, je ne porte aucun préjudice à ce pauvre Caoudal, que j'aimais de tout mon cœur, en constatant ce qui, après tout, est un fait!...
— Diable! interrompit le commandant. Si, en effet, Mlle Rieux hérite de la fortune de ce pauvre garçon, elle sera, certes, une des plus riches héritières du pays... Vous savez que je suis de ces côtés-là... je connais leurs terres...
— Eh bien! Patrice, voyons!... quelles sont les espérances du charmant ange gardien?... demanda des Bruyères, qui semblait prendre un malin plaisir à tourmenter le docteur.
— J'ignore tout à fait ce que peuvent être les espérances de Mlle Rieux, répondit Patrice exaspéré. Et, pour parler net, je trouve que cette question ne concerne ni vous ni moi!...»
Sur ce, tournant brusquement les talons à ses camarades, il s'enfonça seul dans la première rue qui s'ouvrit devant lui.
Des Bruyères éclata de rire...
«Tiens! tiens! tiens!... Aurait-il lui-même des vues sur Mlle Rieux?... s'écria-t-il. Il paraît que c'est un terrain réservé...
— Avouons-le, dit le commandant, avec un peu de gravité, la discussion s'engageait d'une façon qui n'est peut-être pas du meilleur goût; et ne nous étonnons: pas trop qu'un ami de la famille s'en soit trouvé froissé.
— C'est ma foi, vrai, répondit sans détour des Bruyères. Mais je ne croyais pécher contre aucune convenance en proclamant, bien haut, mon admiration, pour cette charmante jeune fille, et en m'enquérant (dans une curiosité toute désintéressée, je vous l'atteste) du chiffre probable de sa dot...
— La vie de cette pauvre mère sera irrémédiablement brisée si ce malheureux enfant ne reparaît pas, dit le commandant, pour changer le sujet de la conversation. Y a-t-il un sort plus pitoyable que celui des femmes de marins!... Mères, fiancées ou sœurs, c'est toujours le deuil qui les attend, dirait-on...
— Oh! mon commandant!... j'espère que vous ne répandrez pas ces vues pessimistes parmi les demoiselles à marier!... s'écria des Bruyères, en affectant l'inquiétude. Ce serait nous handicaper trop injustement!... .
— Grand enfant!... dit M. Haraucourt en riant; ce n'est pas vous qui mériteriez qu'on vous regrettât!... Pourquoi avez-vous tourmenté de la sorte ce pauvre Patrice?...
— Pourquoi, plutôt, se tourmente-t-il de ce que j'ai dit?... Un chien, dit le proverbe, peut bien regarder un évêque... à plus forte raison un enseigne une aimable jeune fille, il me semble!...
— N'importe, interrompit M. Briant, je suis de l'avis du commandant, que tes questions ont dû peiner Patrice;.. N'eût-il pas été d'un bon camarade de les interrompre!...
— Allons, bon!... tout le monde s'y met, alors?... Bon soir, je me sauve!... Mais j'en suis pour ce que j'ai dit: Mlle Rieux est charmante; et si, par-dessus le marché, elle est très riche, la marine n'a plus qu'à se mettre en masse sur les rangs!... Moi, du moins, je le dis sans fausse modestie, je suis prêt à accomplir jusqu'au bout mon devoir d'officier français...»
Et, riant de tout son cœur, il quitta ses deux compagnons, qui étaient ce soir-là par trop sérieux pour son goût.
Quant à Patrice, cette idée nouvelle, présentée d'une façon si légère par l'enseigne, avait été pour lui un coup de poignard.
Si René était perdu, Hélène hériterait de sa fortune!... Elle serait, avait dit le commandant, une des plus riches héritières du pays!...
Donc, doublement, il serait forcé de veiller sur lui-même pour ne pas trahir son secret. Si la fortune d'Hélène était doublée, il lui faudrait plus que jamais fuir la jeune fille, ne rien laisser percer de l'enthousiasme qu'elle lui avait inspiré... Oh! combien plus encore il désirait que René sortît sain et sauf de ce fatal voyage!... Des Bruyères avait parlé comme s'il se doutait de quelque chose... Se pourrait-il que lui, Patrice, eût l'air de rechercher Mlle Rieux par intérêt?... Plutôt ne jamais la revoir!...
Quel dommage!... quel dommage!... Elle était si charmante!... Et Patrice en était sûr, l'affection qu'Hélène et René ressentaient l'un pour l'autre n'était que fraternelle.
De là ce sérieux, cette gravité, — presque cette froideur, — que le jeune docteur témoignait de jour en jour plus marqués à la pauvre Hélène, et qui ajoutaient un élément de tristesse et d'inquiétude à tous ceux qui rendaient si pénible leur existence actuelle...
Parmi tous les amis de ces dames, celui qui affectait de prendre la part la plus active à leurs transes et à leurs espoirs était, sans contredit, le prince de Monte-Cristo.
D'abord, partout où il paraissait, il aimait fort à accaparer l'attention universelle. Que l'événement fût heureux ou malheureux, guerre, naufrage ou victoire, courses de chevaux, mariage ou décès de ses amis, Son Altesse entendait jouer, partout où Elle se trouvait, un rôle prépondérant. Et, dès le premier moment, le digne homme avait pris en main la disparition de René.
Tous les jours il accourait, empressé, important, bavard, pour annoncer... qu'il n'y avait rien de nouveau... Il parcourait le port, offrant des récompenses princières à quiconque lui apporterait des nouvelles du bateau perdu. Il faisait insérer dans les journaux des notes, informant un chacun «que le prince de Monte-Cristo, vivement affecté de la perte probable de son jeune collaborateur, l'enseigne de vaisseau Caoudal (dont, par parenthèse, il avait, en quelque sorte, inspiré l'aventureuse entreprise), renonçait à sa croisière d'été habituelle, et dirigeait «en personne» les recherches à bord de son yacht Cinderella.» «Mort ou vif, avait-il prononcé noblement, il retrouverait son ami.» Les Monte-Cristo, on le sait, sont fidèles de naissance. Leur devise, d'ailleurs, les y oblige; tout le monde sait qu'elle se compose de ces simples mots: Jusqu'à mort.
Et le dernier héritier de la race ne laisserait pas péricliter en ses mains le renom de sa royale maison.
Aussi, grisé par les éloges qu'il se décernait à lui-même, le digne homme se multipliait-il. On ne voyait que lui dans la ville, sur la rade et dans le salon de Mme Caoudal; et la pauvre mère finissait par en être excédée... Elle avait appris à redouter le coup de sonnette du prince, et la façon dont il s'installait en face d'elle, lançant ses gants dans son chapeau d'un geste péremptoire et se frappant les genoux de l'air d'un homme qui a tout lieu d'être satisfait de lui-même.
«Aujourd'hui, madame, proclamait-il de sa voix de stentor, nous avons accompli un pas, — un grand pas, si j'ose ainsi dire!...
— Ah! mon Dieu, monsieur!... que s'est-il passé?... s'écriait la pauvre mère tremblante.
— Nous avons résolu, madame, de faire descendre en mer le scaphandre de notre regretté René...
— Comment, monsieur, vous partiriez?...
— Permettez, chère madame! C'est ici que nous allons procéder à nos premières recherches...
— Mais... puisque lui-même dit être sorti de ces eaux?... objectait Mme Caoudal, perplexe.
— Peu importe, peu importe!... c'est un détail... Je disais donc que nous allions procéder à des sondages, ici, d'abord... S'ils sont malheureusement infructueux... (comme il n'y a que trop de raisons de le craindre...)
— Ne Vaudrait-il pas mieux, cela étant, chercher là où on a chance de le trouver?... interrompait timidement Mme Caoudal. Certes, je n'aurais jamais osé vous le demander, monsieur!... mais puisque vous avez la bonté de me l'offrir...
— Un instant, chère madame! Il faut chercher d'abord ici, pour le cas (d'ailleurs peu probable) où notre cher jeune ami se serait perdu en revenant... Si nous n'arrivons à rien... nous en serons quittes pour recommencer ailleurs!...
— Alors, disait Mme Caoudal, déçue, il n'y a rien de nouveau?...
— Jusqu'à présent, non, madame, non!... Mais, n'ayez crainte. Je me charge de le retrouver; et, mort ou vif, je vous le ramènerai, foi de Monte-Cristo!...»
Et il se campait de trois quarts d'un geste de défi, dans la pose de son fameux portrait, par Bonnat.
D'autres fois, il entreprenait de décrire, ou plutôt d'expliquer à la mère de René le caractère de son fils, n'ayant jamais l'air de se douter qu'elle devait le connaître beaucoup mieux que lui et que toutes les paroles qu'il débitait étaient parfaitement oiseuses.
«Votre fils, madame, est un homme... ce que j'appellerai un homme d'avant-garde!... il sera toujours en avance de son siècle... Et c'est pour cela qu'il n'arrivera jamais à rien...
— Mais permettez, monsieur!... s'écriait Mme Caoudal, blessée dans son orgueil maternel, mon pauvre enfant, au contraire, a toujours admirablement réussi tout ce qu'il a entrepris!... Même ce funeste bateau, vous en êtes témoin, a marché juste comme il l'entendait... Et toute sa vie René a eu la main heureuse... Cent fois nous l'avons remarqué!... N'est-il pas vrai, Hélène?...
— D'accord, d'accord, madame!... Mais ce que je veux dire, c'est que votre fils, étant d'un naturel trop aventureux pour se contenter des sentiers battus, devait fatalement s'engager dans quelque aventure... comment dirai-je?... téméraire... imprudente... déraisonnable;..
— Mon Dieu, monsieur, on n'a pas eu l'air de la trouver si déraisonnable, quand son expérience a réussi... même, si j'ai bonne mémoire, Votre Altesse a revendiqué une large part dans son invention?...
— Très juste... parfaitement exact, madame,» répondait le prince en roulant des yeux blancs. Et derrière le dos de Mme Caoudal, il se livrait à une pantomime expressive, se tapant le front et regardant la mère de René d'un air de compassion, comme pour dire que son chagrin l'avait rendue incapable de suivre un raisonnement sérieux...
En somme, le prince de Monte-Cristo et Mme Caoudal ne s'entendaient guère, et n'eût été la vive admiration qu'il professait pour Mme Rieux, et son désir excessif de se mêler à tout ce qui excitait de près ou de loin la curiosité publique, l'Altesse royale eût bien vite cessé toutes relations avec des petites bourgeoises qui n'avaient même pas l'air de se douter qu'il y avait de sa part une grande condescendance à frayer avec elles. Il est vrai que le prince trouvait tout à fait «moderne» et digne de lui de mettre, pour ainsi dire, sa couronne dans sa poche et de n'être plus, en présence de femmes comme il faut, qu'un homme du monde. Mais il ne lui eût pas déplu qu'on sentît ce que sa conduite avait de magnanime... Cependant, en dépit des légers heurts qui se produisaient chaque fois qu'il se trouvait, en rapport avec Mme Caoudal, il persistait à jouer son rôle d'ami et protecteur de la famille, et à se montrer fort assidu chez elle.
Bientôt l'Hercule quitta les eaux de Brest pour se rendre dans la Méditerranée. Mme Caoudal et Hélène furent bien heureuses lorsque Patrice leur annonça qu'il ne s'embarquait pas, pour ce voyage, sur le croiseur. Elles n'eurent pas de peine à comprendre que c'était afin de rester encore quelque temps auprès d'elles, et l'appui moral de sa compagnie leur fut précieux, dans une détresse chaque jour plus grande.
Un matin, de bonne heure, le docteur Patrice sortait comme de coutume pour aller prendre des nouvelles de Mme Caoudal. Au moment où il mettait le pied dans la rue, il faillit tomber à la renverse en se trouvant face à face avec Yvon Kermadec.
Le gabier, plus faraud que jamais, arrivait le nez au vent, la face épanouie, promenant d'un air conquérant ses yeux bleus autour de lui, en se dandinant à la façon des gens de mer. Sa mine fleurie n'indiquait pas qu'il eût aucunement souffert pendant son absence.
Patrice ne fit qu'un bond jusqu'à lui.
«Comment!... C'est toi!... Te voilà!... D'où sors-tu?... Et René?... Et ton officier?....
— Mon officier se porte comme vous et moi, major.
— Il est ici.
— Pour cela, non!» dit le gabier en secouant la tête d'un air profond.
Et, de son pouce droit, lancé par-dessus son épaule gauche, il indiquait un point vague dans l'espace.
«Où est-il alors?... Comment reviens-tu seul?... Qu'est devenu le bateau?... On vous a crus perdus!
— Tout de même?... reprit le gabier vivement intéressé. Par ma foi, si ceusse qui s'occupent de nous savaient où nous sommés allés... je crois qu'ils ouvriraient de grands yeux!...
— As-tu déjà vu Mme Caoudal?
— Non, major, c'est à vous que j'ai affaire.
— A moi?... Serais-tu malade?...
— Pour cela, non? Faut croire que l'air est bon par là (quoi qu'il n'y en ait guère), vu que je ne me suis jamais mieux porté...
— En ce cas, que me veux-tu?
— Voilà: je suis envoyé par mon officier vers M. le major... comme qui dirait pour le ramener, quoi!... .
— Le ramener?... Où veux-tu me ramener, grand dadais?...»
De nouveau le gabier indique, de son pouce, ce lieu indéterminé tout en clignant de l'œil d'un air plein de mystère.
«Qu'y a-t-il par là? demanda le docteur en se retournant?
— Ch...u...u...u...t!... Moins haut!... Mon officier désire qu'on ne sache pas en quel endroit il se trouve en ce moment.
— Et où se trouve-t-il, sans indiscrétion?
— Dame, major, pour ne pas mentir, dans un drôle d'endroit!... et avec de drôles de particuliers!... sans parler des particulières...»
Et Kermadec leva les mains et les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin des choses plus qu'étranges qu'il avait vues.
«Voyons, que veux-tu dire?... explique-toi une bonne fois!
— Eh bien! dit Kermadec, après avoir prudemment regardé autour de lui afin de s'assurer que personne ne pouvait l'entendre, voilà!... Mon officier et moi nous avons fait un voyage!... enfin, là, un voyage!..; un de ces voyages...
— C'est bon, c'est bon!... Tu veux dire qu'il est arrivé chez... les gens qu'il cherchait?...
— Ah!... monsieur le major est au courant?... Eh bien, c'est ça!... Mon officier est installé là comme un coq en pâte; c'est le cas de le dire... Et moi aussi, sauf votre respect, je n'avais point à me plaindre... Même que si j'avais pu écrire chez moi, à ma cousine (qu'est une fille bien comme il faut), alle ne m'aurait quasiment pas cru... vrai de vrai!...
— Mais, enfin?
— Eh bien, en fin de fin, le vieux particulier... (Monsieur le major sait du reste de qui je parle?...) Eh bien, ce bonhomme-là, qu'a plus de cent ans, quoi!... Il commence à se sentir d'être vieux... Ça se conçoit, dame, quand on vit dans l'eau comme un poisson des cent ans sans démarrer!... Eh bien, donc, à cette heure, il est malade, ce pauvre vieux!... Et mon officier voudrait censément que monsieur le major vînt le soigner!...
— Le diable t'emporte!... Que j'aille au fond de l'eau tâter le pouls à ce vieux père Neptune?
— Sauf vot' respect, major!... Du reste, voici la lettre que mon officier m'a chargé de vous remettre, ajouta Kermadec en cherchant dans la poche intérieure de sa vareuse.
— Tu as donc une lettre?... Que ne le disais-tu?» s'écria le docteur en arrachant le papier des mains du gabier.
Il déchira l'enveloppe et parcourut tout d'un trait ce que tel écrivait son ami:
René au docteur Patrice.
C'est à toi que je m'adresse encore, mon cher Etienne, parce que j'ai une requête urgente et spéciale à te présenter; mais cette lettre est aussi bien pour ma mère et pour Hélène que pour toi,
Et d'abord, laisse-moi crier victoire!... Je suis au port, je suis au but que je m'étais assigné et je t'écris sur une table de nacre, au fond de la mer des Açores, dans le palais enchanté d'Atlantis!... C'est le nom de celle que j'ai voulu revoir et que j'ai su retrouver! Si je devais te conter par le menu comment j'y parvins, il faudrait un volume; je me borne à te donner à grands traits le sommaire de mon histoire.
Comme vous le savez déjà, j'avais, avec mon scaphandre, déterminé le point précis de la demeure sous-marine; je m'étais assuré qu'elle comprenait une serre immense, éclairée par une source lumineuse aussi brillante que le soleil; cette lumière se propageait sous les eaux à une distance considérable, il devait m'être relativement aisé de gouverner dans la direction du foyer.
La prévision fut pleinement confirmée par les faits. Parvenu au point d'immersion, j'avais ouvert les caisses à eau dont le poids fait couler à fond mon petit navire, et en même temps éteint la lampe électrique. Je me tenais en observation derrière un hublot.
A peine avions-nous atteint une profondeur que j'évalue à deux cents mètres, quand l'éclat lointain du soleil sous-marin commença d'être vaguement perceptible. Cet éclat croissait rapidement. Bientôt il fut possible de distinguer où en était le foyer et de mettre le cap sur ce foyer même.
Quarante minutes après avoir quitté la surface, je me retrouvais en contact avec le mur de cristal de la serre magique.
Mais, cette fois, j'étais en possession d'un navire éminemment maniable. Il me fut donc permis de procéder à une exploration régulière. Je débutai par reconnaître la forme extérieure de la serre. Comme je l'avais supposé d'après ma première visite, elle se compose de longues galeries rectangulaires dominées de distance en distance par des coupoles hémisphériques. Je revis même la brèche laissée par mon scaphandre dans l'une de ces coupoles et qui n'est point réparée.
Mais ce que je ne voyais nulle part, c'était une porte, un moyen quelconque de pénétrer dans le palais enchanté. Vainement j'avais fait le tour de la serre lumineuse, édifice immense qui se développe sur une superficie de quinze à vingt hectares, aucune solution de continuité n'apparaissait dans la muraille transparente, contre laquelle je me trouvais buté, à la manière de ces insectes terrestres qu'un carreau de vitre sépare de la libre atmosphère.
Je me demandais déjà si, pour pénétrer dans le royaume sous-marin, je ne serais pas obligé de recourir à la force, quelles que dussent être, d'ailleurs, les conséquences d'une effraction, quand mon attention se fixa sur une partie basse de la muraille de verre, disposée comme le bassin d'une écluse. Je m'en rapprochai aussitôt pour procéder à un examen approfondi.
La conclusion de cet examen fut que je me trouvais bel et bien en présence d'une vaste chambre d'eau établie verticalement au-dessus d'une seconde chambre vide et limitée par des parois mobiles, pourvues de crémaillères. Plus de doute! C'était bien une écluse, c'est-à-dire une véritable porte d'entrée...
Mais comment se faire ouvrir cette porte, par laquelle j'étais déjà passé jadis, selon toute apparence? Voilà où le problème commençait à se compliquer.
Après mûre délibération, je me déterminai à adopter le procédé habituel des gens qui veulent réclamer admission n'importe où,— en heurtant à la porte. A cet effet, je n'avais qu'à utiliser un des bras de caoutchouc adaptés au flanc de la Titania, en armant ce bras d'un marteau pour frapper la muraille de verre.
Bientôt un véritable carillon, de coups retentissants et pressés résonna dans le vide de la serre, — autant que je pouvais le supposer, au moins, car le bruit que je causais était à peine perceptible pour mon oreille.
De ces appels réitérés je vis promptement l'effet. Le vieillard de la mer, —j'ai su depuis qu'il s'appelle Chariclès, — parut suivi de sa charmante fille.
Il donna, à la vue de mon navire sous-marin, les signes du plus profond étonnement et sembla d'abord indécis sur ce qu'il devait faire. Mais bientôt le sentiment de l'hospitalité l'emporta sans doute sur la crainte de l'inconnu, vu que le vieillard s'avança vers la crémaillère de l'écluse et en tourna la manivelle d'un bras encore vigoureux.
Lentement la paroi mobile de la chambre supérieure s'ouvrit devant la Titania, qui s'y établit en trois tours d'hélice. Aussitôt la crémaillère fonctionna en sens inverse pour refermer les portes supérieures, tandis que les portes inférieures s'ouvrant à leur tour laissaient entrer l'eau de mer dans le second bassin. La Titania y pénétrait aussi et se trouva bientôt enfermée dans cette prison provisoire.
Alors le bassin se vida, mon navire resta à sec sur le sable fin du sol, et les portes de cristal qui me séparaient encore de la serre glissant dans leurs rainures,: je jugeai que le moment était venu de rabattre nos élytres.
Tu as vu de tes yeux comme cette manœuvre est prompte. Mon apparition soudaine dans le cockpit à découvert rappelait au parfait celle de ces diables de carton qui surgissent soudain d'une boîte, pour la plus grande joie des bébés et des nourrices.
Elle parut faire un effet foudroyant sur le vieillard de la mer. Sans doute la surprise et peut-être la colère furent trop fortes pour lui quand il reconnut, en son visiteur inattendu, ce même intrus qu'il avait si prestement congédié naguère!... Toujours est-il qu'il resta d'abord stupéfait, pour articuler quelques mots sans suite, puis s'abattit soudain comme une masse sur le sol du jardin.
Avec sa fille et Kermadec je me hâtai de lui porter secours; il avait perdu connaissance.
L'emporter dans une pièce voisine, l'allonger sur cette couche même où j'avais reposé jadis, cela fut pour nous l'affaire d'un instant. Mais nos soins étaient impuissants à le ranimer.
Sa fille se lamentait dans une langue harmonieuse, qui était bien un vieux dialecte grec, comme je l'avais présumé. Je lui prodiguais mes encouragements, tout en m'empressant à soigner le vieillard. Mais, ni d'un côté ni de l'autre, je n'obtenais de résultats bien marqués.
Que te dirai-je, mon cher Etienne? Depuis dix jours j'habite avec Kermadec la demeure sous-marine, et Chariclès, le maître de cette demeure enchantée, n'a pas encore repris ses sens. Atlantis a fini par se convaincre que, si je suis la cause; involontaire de ce malheur, du moins je n'épargne rien pour le réparer. Nous avons réussi à échanger quelques paroles. Je lui ai dit que je revenais uniquement pour la revoir; elle m'a laissé entendre que le souvenir de ma première visité lui était toujours resté présent.
Son vieux père et elle sont les derniers restes vivants de la race antique des Atlantes. Je crois comprendre qu'à une époque reculée dans la nuit des âges, leurs ancêtres, se refusant à quitter le sol natal, qui s'abîmait lentement sous les eaux de l'Atlantique, avaient fait appel à toutes les ressources d'une science déjà raffinée pour lutter contre l'Océan et se créer en ses abîmes une existence artificielle.
De fait, rien ne ressemble aux choses terrestres dans cet habitat modelé et entretenu de toutes pièces par la main des hommes. Lumière, air respirable, aliments, vêtements, rien qui ne soit un lourde force artistique. La vie animale et végétale est un défi perpétuel.aux lois courantes de la nature. La durée et la constance de la lutte semblent avoir eu pour effet de porter au plus haut degré la puissance créatrice et productive de ce peuple submergé.
En définitive, il sort vaincu de cette lutte, puisque la race est présentement réduite à deux individualités, Chariclès et sa fille. Mais les résultats acquis au cours d'une longue suite de siècles n'en sont pas moins merveilleux. Rien n'égale la splendeur souveraine des jardins enchantés où je vis comme en rêve auprès d'Atlàntis. Tu en jugeras, au surplus, mon cher Etienne, si tu viens m'y rejoindre, car le service que je réclame de ton amitié, celui que tu ne me refuseras pas, j'en suis sûr, est d'apporter les secours de ton art et de ton expérience professionnelle à celui que ma venue a terrassé.
Adieu, Kermadec te donnera de plus amples details. J'envoie toute ma tendresse à maman, à Hélène, — et, t'attends.
René.
«Il m'attend!... Il m'attend!... C'est bon à dire! s'écria le docteur en achevant de lire la lettre de son ami. Mais comment diable veut-il que j'arrive auprès de son malade?
— Dame, comme nous, par la Titania, bien sûr!...
— Elle est donc ici?
— C'est-à-dire que je l'ai amarrée hors du goulet, dans une petite anse à moi connue, Porzléogan, près du cap Saint-Mathieu... Un fier bateau, y a pas à dire!... Mais voilà: mon officier ne veut pas qu'un chacun sache où il est. Je dois conter aux curieux qu'il se trouve dans une île de là-bas et qu'il m'envoie donner de ses nouvelles à madame sa mère et sa demoiselle cousine,— qui sont des dames bien comme il faut, c'est sûr!...
— Et tu crois que je vais partir ainsi pour tes pays insensés?... -
—Dame, major, c'est votre affaire, et point la mienne. Mon officier m'a dit de venir, et je suis venu... Je puis vous dire seulement que M. René se fait joliment des cheveux à vous espérer, et que plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra... Même que, pour être plus sûr de ne pas vous manquer à votre arrivée, M. René a voulu poser une sonnerie à la porte de l'écluse.
— Comment, une sonnerie?
— Parfaitement! Une sonnerie électrique, avec un timbre qui fait un carillon de tous les diables!... Comme je vous le dis, major!... Nous avons assez turbiné tous deux pour la poser!... Maintenant, c'est très commode. En arrivant à la porte d'eau, un bouton d'ivoire qui vous crève les yeux... On n'a qu'à le toucher à bout de bras de caoutchouc; drelin, drelin... Le carillon se met en marche et l'écluse s'ouvre devant vous... Pour une crâne invention, c'est ce que j'appelle une crâne invention!... Ah! il n'est pas manchot, allez, mon officier!...
— Tu me contes là un tas de sornettes! Mais c'est absurde, inouï!... s'écria le docteur avec agitation. A quoi pense René?... Est-ce que j'ai le temps, moi, de me lancer en des aventures pareilles!...»
Le gabier, jugeant avec raison que ces questions ne s'adressaient pas à lui, ne répondit rien.
«Enfin!... reprit le docteur après avoir songé un instant, viens toujours tirer d'inquiétude Mme Caoudal, qui croit son fils perdu à jamais... Après cela, nous verrons!... Mais, de toutes les têtes brûlées, René est bien le champion, sans conteste!...»
Et, l'esprit bouleversé, il se rendit chez Mme Caoudal.
Le premier étonnement passé, et aussi les premières répugnances et objections qu'il avait opposées d'instinct à la proposition de René, Patrice en venait peu à peu à considérer d'un tout autre œil cette-expédition sous-marine qui d'abord lui avait paru extravagante. Il n'y avait plus à douter de l'authenticité des récits du voyageur.
Comme quelques mois auparavant, lorsqu'il avait retrouvé René sur son lit d'hôpital, son coup d'ceil de médecin lui défendait d'admettre un seul instant l'hypothèse de la folie; la loyauté de Kermadec ne pouvait davantage être mise en question.
En outre, ceci n'était que le second côté de ce drame surprenant, bien plus facile à croire, une fois que le premier était accepté; enfin, le bon Kermadec paraissait si bien à son aise au milieu des merveilles qu'il narrait: ces plongeons étourdissants jusqu'au fond de la mer, ces excursions dans des jardins et des palais enchantés, par-dessus tout, le privilège de voir ces personnages quasi divins, de leur parler, d'être admis en quelque sorte à leur intimité, tout cela avait fini par piquer l'émulation du docteur et réveiller chez lui l'esprit d'aventures.
«Eh quoi, ruminait-il, l'occasion la plus belle, la plus rare d'élargir mon champ d'expériences m'est offerte, et je la laisserais échapper! Moi, voué par profession à augmenter, dans la mesure de mes forces, le trésor du savoir humain, à lutter contre les ténèbres qui nous pressent de toutes parts, qui nous dérobent non seulement la cause et le but des choses, mais encore ce qui nous touche de plus près, des faits qui se passent à nos pieds, l'histoire, le sort d'une race parente de la nôtre; j'aurais la chance unique d'être à même de soulever un coin du voile qui nous cache tant de mystères et je ne la saisirais pas!...» Qu'est-ce qui l'arrêtait, en somme? La crainte? Jamais! Patrice pouvait sonder son cœur et se rendre cette-justice que pas une de ses fibres ne frémissait à la pensée du terrible hasard qu'il était près de courir; qu'autant que le vaillant Caoudal ou le simple Kermadec, il saurait affronter les épouvantes de l'Océan.
S'il avait eu une famille, il aurait eu quelque excuse à alléguer vis-à-vis de lui-même. Mais qui porterait le deuil sur la terre, si Etienne Patrice disparaissait de ce monde? Certes, il savait que Mme Caoudal lui donnerait des larmes, et ses amis de sincères regrets. Était-ce là de quoi l'arrêter? Non, il ne se le dissimulait pas, maintenant qu'une grande décision à prendre le forçait à regarder au fond de lui-même, à faire un examen de conscience depuis longtemps différé; ce qui le retenait, ce qui lui avait tout d'abord inspiré cette répugnance à partir, c'était en réalité le déchirement qu'il éprouvait à se séparer d'Hélène, l'involontaire protestation de son être à l'idée de lui dire un adieu peut-être éternel. Tous ces derniers événements, tant d'émotions mises en commun les avaient encore rapprochés; et, sans jamais se départir de sa stoïque résolution de silence, le jeune docteur avait eu tant d'occasions de prouver son cœur délicat, son âme haute, son esprit aimable, son dévouement sans bornes, qu'il avait à son insu plaidé sa cause. Si bien que Mlle Rieux avait fini par sentir se fondre en elle le farouche parti pris d'abstention que nous l'avons entendue déclarer si catégoriquement à son amie Mlle Luzan. Qu'elle fût sur le chemin d'intervertir les rôles, et, comme la reine Victoria le raconte dans ses mémoires, de faire elle-même la demande en mariage de son prince consort, il s'en fallait de beaucoup, certes. Elle était trop au-dessus de la misérable question de fortune qui se dressait en obstacle entre elle et l'homme qu'elle avait choisi, elle avait le sentiment trop juste de sa dignité, pour en arriver jamais à une pareille extrémité. Mais enfin, il est avec le ciel des accommodements. Elle s'était juré, c'est vrai, que jamais elle ne ferait d'avances; mais elle ne s'était pas engagée à décourager son chevalier par d'éternelles rebuffades. Rien ne l'empêchait d'être charmante envers lui, telle qu'elle était, par exemple, envers cet excellent commandant Haraucourt, ou cet aimable enseigne des Bruyères, ou tant d'autres. Au fait, n'était-ce pas confesser une préférence que de se montrer avec lui plus réservée qu'avec des simples connaissances, lui, un ami ancien, éprouvé?: Vraiment, elle avait manqué de tact; vite, il fallait réparer cette erreur, et, en restant uniformément naturelle, prouver la liberté de ses affections. Et, forte de ce beau raisonnement, Hélène était redevenue elle-même vis-à-vis de lui, c'est-à-dire si gracieuse, si bonne, si amicale, que dix fois par jour, il se voyait sur le point d'envoyer au diable le cauchemar de sa dot, et de lui poser bravement la fatale question.
Voilà où il en était! Évidemment il fallait enrayer. Le plus tôt serait le mieux, et l'invitation de René venait juste à point pour l'empêcher de se commettre de faire une démarche dégradante. Allons! il n'était que temps de tailler dans le vif quoi qu'il pût lui en coûter!
Et comme le docteur était aussi ferme de caractère qu'il était doux et simple de manières; résolution prise, chez lui, c'était résolution exécutée. D'un ton bref, il annonça à Kermadec qu'il était prêt à s'embarquer avec lui, communication que le brave matelot reçut sans sourciller, et, l'ayant congédié pour quelques heures, il se rendit auprès de Mme Caoudal.
Certes, le bon docteur usa de tous les ménagements, que peut suggérer l'affection la plus délicate pour atténuer le choc que devait apporter la bienheureuse, l'étonnànte nouvelle au cœur si éprouvé de sa respectable amie. Rien ne saurait rendre la joie, l'admiration, l'extase de la pauvre mère en apprenant les exploits extraordinaires de son René, en relisant cent fois les lignes tracées par sa chère main; en s'assurant qu'il était au nombre des vivants, qu'elle avait espoir de le revoir. Dans la tempête d'émotions joyeuses qui succédait à sa morne désolation, toute son ancienne hostilité contre ce monde mystérieux qui avait attiré son enfant, se trouvait balayée comme par enchantement. Toute son antipathie pour le vieillard majestueux que René lui avait décrit et pour son ondine de fille avait fait place au plus franc intérêt, à la plus vive gratitude.
Ils donnaient l'hospitalité à son fils, ils le lui gardaient vivant, lui qu'elle avait cru ne plus revoir. Évidemment, elle ne leur avait pas rendu justice, elle avait cédé à un préjugé, esclave de cette routine qui nous rend soupçonneux de toute chose sortant de la route battue. Oui, oui, il fallait aller soigner ce vénérable ancien, tâcher de le conserver à cette jeune fille dont il était l'unique appui. Ah! Dieu! elle savait ce qu'on souffre à de pareils deuils! Et que c'était donc généreux et bon à Etienne de partir comme cela, au premier signe, aussi simplement que s'il était appelé de Lorient à Brest. Il n'y avait que lui au mondé pour ces dévouements sans phrases. Mais ce n'était pas d'aujourd'hui qu'elle le connaissait, n'est-ce pas? N'était-il pas son enfant, tout comme René et Hélène?...
Et la bonne dame allait, allait, disant son immense joie. Elle avait, du coup, rajeuni de dix ans, elle était transfigurée, et, plus d'une fois, tandis qu'elle laissait déborder son cœur, Mlle Rieux et Patrice avaient échangé un regard ému. «Et toi, ma brunette, dit soudain Mme Caoudal en passant la main sur les beaux cheveux d'Hélène, qui, assise près d'elle sur un tabouret, avait appuyé la tête sur les genoux de sa tante; je te trouve bien silencieuse. Crois-tu, petite masque, que je n'ai pas toujours vu combien tu étais du parti de ton écervelé de cousin? Ah! tu peux le louer ouvertement de sa foi, de sa ténacité, notre vaillant René, ce n'est pas moi qui te contredirai! Et notre cher docteur, n'as-tu pas un mot de gratitude, d'admiration pour son courage? Pense donc! aller s'enfermer, quand on n'est pas marin de profession dans ce torpilleur fragile plonger hardiment jusqu'au fond de l'abîme, s'exposer à des risques sans précédents, et cela pour soigner son semblable, pour revoir un ami.
— Ne le vantez pas trop, ma tante, interrompit Hélène en relevant la tête et montrant deux yeux brillants d'enthousiasme et de malice combinés. Ma modestie me défend d'entendre louer un mérite que je désire partager.
— Que veux-tu dire? s'écria Mme Caoudal, tandis que le docteur, silencieux, attendait avec anxiété ce qui allait suivre.
— Ceci, tout simplement. Moi aussi je veux (avec votre permission) me confier au torpilleur Titania, descendre au fond du gouffre, voir le palais merveilleux, embrasser mon cher cousin, et, s'il agrée mes soins, me joindre à la charmante ondine pour exécuter les ordonnances de la Faculté et rendre à la santé le vieillard de la mer.
— Tu rêves, tu plaisantes, tu ne saurais parler sérieusement!... s'écria Mme Caoudal confondue»
— Pas sérieusement! se récria Hélène dont le charmant visage prit un air d'énergique vouloir. Ma tante, c'est du fond de l'âme que je vous demandé licence de me joindre au docteur Patrice pour aller retrouver mon cousin, votre fils unique, et lui apporter des nouvelles de ceux qu'il aime.
— Impossible! impossible, ma fille!... fit Mme Caoudal, émue, agitée, soudain convaincue qu'Hélène ne songeait nullement à plaisanter.
— Pourquoi impossible, chère tante?
— Mais, mon enfant, pareille chose ne s'est jamais vue!...
— Il faut un commencement à tout, tante Alice.
— Jamais je ne te laisserai descendre au fond de la mer, courir ces risques épouvantables!
— Est-ce que René n'y est pas allé? n'en est pas revenu sain et sauf?
— Oh lui! dit la mère avec un éclair d'orgueil.
— Et Kermadec?
— C'est un marin.
— Et le docteur ici présent? riposta Hélène dont la malice ne chômait jamais longtemps; consentez-vous donc à le laisser s'exposer à des périls trop terribles pour moi?
— Oh! la petite peste! s'écria Mme Caoudal assez déconfite, tandis que Patrice protestait en souriant.
— Ce n'est pas du tout la même chose, mademoiselle.
— Prouvez-le. Moi, je vous démontrerai au contraire que pour vous, pour moi, pour tous ceux, enfin, qui seront simples passagers à bord de la Titania, les risques sont les mêmes. Prenez-moi ou prenez un hercule comme compagnon. Si nous sommes, lui et moi, également ignorants dans l'art de manœuvrer le torpilleur, nous serons aussi inutiles l'un que l'autre, nos risques, seront égaux, et, au cas d'un accident, sa force et ma faiblesse se trouveront être deux quantités non égales, mais équivalentes.
— Voilà qui va fort bien, repartit Mme Caoudal mécontente, et ceci s'appelle ergoter, ou je ne m'y connais pas. Mais, dites-moi, mademoiselle, si vous trouveriez bien convenable de voyager seule, sans chaperon?
— Sans chaperon, mais non pas sans protection, reprit Hélène avec un franc regard qui alla droit au cœur du docteur Patrice. Et puis, ajouta-t-elle en riant, je vous demande un peu qui pourrait me servir d'escorte dans cette aventure. Serait-ce ma vieille nounou, ou votre femme de chambre, ou toute autre dignitaire de votre suite? Je crois qu'elles y feraient pauvre figure, et qu'il vaudrait mieux m'en tenir au docteur comme garde du corps, au docteur qui n'a encore rien dit, par parenthèse, et qui paraît accueillir sans enthousiasme l'idée de m'avoir pour compagne de voyage.»
Le docteur Patrice, que cette proposition inattendue avait jeté dans une assez grande perplexité, ne put s'empêcher de rire en se rappelant que c'était justement pour s'éloigner d'Hélène qu'il avait précipité sa décision et sans se défendre de l'accusation qu'elle lui lançait:
«Vous ne sauriez croire, dit-il tranquillement, combien j'étais loin, en effet, de penser à vous emmener, quand je suis venu vous faire part de mes projets.»
Hélène était trop fine pour ne pas démêler, au moins en partie, ce que cachait cette apparente incivilité.
«Je croirai tout ce que vous voudrez à cet égard, reprit-elle avec un calme égal au sien. Mais maintenant que vous voilà prévenu, consentez-vous à m'emmener?
— Très volontiers, si Mme Caoudal le veut bien.
— Ah çà! mes enfants, à quoi pensez-vous? plaça ici la vieille dame. Croyez-vous, de bonne foi, que je donnerai jamais mon consentement à une pareille folie?... Jamais je ne laisserai Hélène s'éloigner de moi, jamais, — excepté si plus fort que moi me l'enlève, ajouta-t-elle avec un sourire. Puis, reprenant son sérieux, et même un peu de sévérité:
— Docteur, je suis surprise que vous ayez accepté une minute un projet aussi déraisonnable!
— Il n'a pas beaucoup poussé à la roue, c'est justice à lui rendre, dit Hélène, tandis que Patrice se tançait à part lui, pour le désappointement qu'il éprouvait, tout en s'efforçant, comme d'habitude, de n'en rien laisser paraître.
— Oh! bonne tante, tante chérie! reprit Hélène qui se jeta à son cou en pleurant, de grâce, ne dites pas non définitivement!... mon cœur se brisera si vous refusez!...
— Hélène, je ne te reconnais pas, dit Mme Caoudal d'un ton de reproche. Toi, d'habitude, ma force, mon soutien, on dirait en vérité une enfant gâtée qui crie pour avoir la lune! Il y a une heure, tu connaissais à peine l'existence de ce monde merveilleux, et te voilà désespérée parce que l'entrée t'en est refusée! Je le répète, je ne reconnais pas ma sage, ma raisonnable Hélène!
— Ah! ma tante, fit la jeune fille avec explosion, ce n'est pas un rêve d'une heure, c'est le rêve de toute ma vie; que j'ai cru voir se réaliser. Je suis née marin, moi, vous le savez bien! Les rumeurs de l'Océan qui ont bercé mon père; et mon grand-père, je les ai toujours entendues, j'en ai toujours eu la nostalgie. Quel regret, quel amer déboire, quand j'ai vu partir René et qu'il m'a fallu rester attachée au rivage. .Jusque-là, j'avais presque compté que, par une grâce du ciel, je pourrais un jour faire ces voyages si beaux, si libres, si émouvants... Et ne croyez pas, au moins, qu'il y ait ingratitude envers ceux qui m'aiment. Pour adorer la mer, René est-il moins bon fils? ami moins parfait? Mais qu'ai-je besoin de plaider devant vous qui me connaissez! Vous le savez tous les deux: fille de gens de mer, j'ai été marquée de leur sceau, je me suis toujours sentie irrésistiblement attirée vers tout ce qui les touche, leurs entreprises, leurs dangers et leurs gloires. L'audacieuse aventure de René, je puis dire que je l'ai vécue avec lui; il m'en a confié les angoisses, les espérances, les péripéties, et, s'il ne l'eût pas fait, je crois vraiment que je les aurais devinées, tant je m'étais identifiée à sa vie. Tout à l'heure, quand le; docteur, nous a annoncé qu'il partait, j'ai éprouvé un désir si irrésistible de le suivre que j'ai cru un moment le voir exaucé. Tante Alice, bonne tante, ne me refusez pas!...
— Chère petite, chère enfant, dit Mme Caoudal irrésolue, ébranlée, que puis-je te répondre? Etienne, venez à mon aidé!»
Le docteur marchait de long en large, très ému lui aussi par le plaidoyer d'Hélène, et bien près de trouver que ce qu'elle souhaitait avec tant d'ardeur devait, après tout, être juste et faisable.
«Que dirais-je, chère madame, fit-il en s'arrêtant devant elle, et comment combattrai-je sans armes? Pour vous aider, comme vous voulez bien me le demander, il faudrait être convaincu que le projet de Mlle Hélène est insoutenable.
— Eh quoi? vous aussi? s'écria Mme Caoudal abasourdie; mais c'est donc une conjuration?...
— Aucunement, dit le docteur. Il n'y a qu'un instant, j'étais aussi éloigné que vous d'admettre la possibilité de voir s'embarquer dans cette entreprise hasardeuse une jeune fille délicate ou même simplement un homme de courage incertain. Je n'étais pas loin, comme vous voyez, ajouta-t-il avec bonhomie, de me décerner à moi-même un brevet de vaillance pour l'acte si naturel et si peu héroïque de mettre le pied dans un navire admirablement aménagé, et de là me laisser mener sans cahot ni encombre vers une région qui tenterait la curiosité du voyageur le plus blasé. Tout ce qui n'est pas habituel étonne facilement notre âme routinière; la confiance absolue, l'absence d'hésitation de Mme Hélène vient de m'ouvrir les yeux. Dans ce torpilleur construit sous la direction d'un esprit de premier ordre, nous serons, en somme, plus en sûreté qu'ici même, sous ce toit édifié peut-être par un architecte ignorant, et dont nous ne saurions en tout cas constater le plus ou moins de stabilité, tandis que la maison mouvante, œuvre de René, est la perfection du genre, nous le savons. Enfin, madame, l'argument que Mlle Hélène vous donnait tout à l'heure, en se jouant, a beaucoup de force. Soyez certaine que, si René m'invite à l'aller rejoindre dans son torpilleur, c'est qu'il s'est assuré, au péril de sa vie, que l'entreprise n'offre désormais aucun danger pour les autres.
— Ah! docteur! s'écria Hélène ravie, que tout cela est vrai!... que vous êtes bon! que je vous remercie!
— Je reconnais, dit Mme Caoudal après un moment de réflexion, que ce que vous dites paraît fort juste. Reste toujours, néanmoins, la question de convenance—d'étiquette si vous voulez. Hélène ne peut pas s'en aller seule avec vous.
— Oh! tante Alice! s'écria Hélène, la sotte étiquette. Quelle Anglaise ou quelle Américaine hésiterait à le faire, et en quoi, je vous prie, serait-elle blâmable?
— Les Anglaises et les Américaines ont leurs mœurs et nous les nôtres, dit Mme Caoudal. Loin de moi de blâmer des jeunes filles qui obéissent, honnêtement et avec l'approbation de leurs parents, aux usages établis dans leur pays. Mais il ne convient jamais, et à une femme surtout, de rompre avec le code établi des convenances. En tout cas, je ne saurais prendre une telle responsabilité, quoiqu'il m'en coûte de te dire non, ma chérie.»
Hélène demeura un instant pensive.
«Pourquoi ne viendriez-vous pas, tante Alice?» dit-elle soudain.
Le docteur et Mme Caoudal eurent une exclamation de surprise.
«Moi! quelle folie!...
— Mais oui, dit Hélène simplement, n'en avez-vous pas envie, d'abord?
— Envie! envie!... tu as vraiment l'air de croire, petite futée, qu'on peut faire tout ce dont on a envie, dans ce monde.
— Si on y met de la volonté... dit Hélène avec un joli mouvement de sa tête brune, et si ce qu'on veut est bon et légitime. Voyons, tante chérie, vous êtes convaincue que l'expédition n'offre pas de dangers sérieux, puisque vous m'y laisseriez engager sans la question de forme; or, ce que vous ne craignez pas pour moi, j'en suis mille fois sûre, vous le craindriez moins encore pour vous-même. Et pensez, chère tante, une fois cette décision prise, le pas franchi, tout cela vous paraîtra si facile, et, en moins de cinq ou six jours, vous reverrez votre René, vous le presserez dans vos bras!
— Ah! mon enfant, que me dis-tu! c'est trop beau, s'écria la mère tremblante. Etienne, est-ce possible? Est-ce que nous ne sommes pas en train de perdre tous la raison?
— Non, chère madame, il ne s'agit en somme que de s'habituer à une idée dont la nouveauté nous confond. C'est Mlle Hélène qui a raison, et sa trouvaille est merveilleuse.
— A mon âge,m'embarquer dans une pareille aventure!...
— Votre âge! dit Hélène indignée. Est-ce que vous avez un âge, tante Alice, excepté celui que peut avoir la plus charmante femme de France?
— Très bien, dit Mme Caoudal en riant. La vérité, c'est que je me sens parfaitement forte, et que je ne crois devoir vous causer aucun embarras; mais cependant...
—Allons visiter la Titania, voulez-vous, proposa le docteur Patrice; peut-être cet examen vous décidérat-t-il?
— Voilà, une idée», s'écria la bonne dame, qui, ayant entrevu l'idée d'embrasser son fils dans quelques jours, ne demandait plus, au fond, qu'à se laisser vaincre et convaincre.
On partit joyeusement, en voiture, pour la petite anse où mouillait le torpilleur. L'intérieur du bateau fut passé en revue. Ainsi qu'on l'a dit, il était des plus confortables, et propre à recevoir cinq ou six personnes. On ne marchanda pas l'admiration à ce chef-d'œuvre qui faisait tant d'honneur à l'esprit d'invention de René. Mme Caoudal, qui avait maintenant plus envie que personne de hâter la conclusion déclara qu'il n'y avait rien d'absurde à un voyage dans un pareil navire.
En quelques heures, le léger bagage des voyageurs fut préparé et transporté à bord, la nuit venue. On était tombé d'accord qu'il n'y avait point d'utilité de communiquer à personne le secret de cette expédition. Kermadec, qui jamais ne s'étonnait, avait vu arriver les deux dames avec la plus parfaite sérénité. Une fois chacun installé, le docteur donna le signal du départ et la Titania mit le cap sur les Açores.
Cependant, au fond de la maison de cristal, le vénérable Chariclès restait étendu sur sa couche de pourpre, immobilisé par le mal soudain qui l'avait terrassé au moment de l'apparition de René.
Autour de lui s'empressaient les deux jeunes gens, infatigables, lui prodiguant les soins les plus affectueux, Atlantis pour l'amour qu'elle lui portait, et René, il faut bien le dire, à cause de la belle Atlantis. Et, néanmoins, ce n'était pas seulement pour elle après tout; ce vieillard si grand, si majestueux, si mystérieux, l'intéressait. Il eût voulu pouvoir sonder le secret de cette existence, voir ces lèvres muettes se desceller pour lui révéler tant de souvenirs étranges que devait receler ce front superbe, et que laissait par instants entrevoir le regard dominateur de ses yeux glauques.
Et puis, outre la curiosité bien naturelle à n'importe qui se serait trouvé dans la situation du jeune officier, une sympathie réelle s'éveillait en lui pour son malade. «Après tout, pensait René, il faut se mettre à sa place, à ce pauvre vieux! S'il est venu élire domicile au tréfonds des mers, c'est apparemment qu'il n'aime pas à être dérangé. Et voilà que je tombe du ciel dans sa retraite, je m'installe, je me carre, je suis comme chez moi, je me mêle de le soigner... Tout cela doit l'exaspérer, en somme! Je lui fais l'effet d'un intrus, d'un fâcheux, et il voudrait bien pouvoir me mettre à la porte... Je comprends on ne peut mieux ses sentiments!... d'un autre côté, je le demande en toute sincérité: puis-je obliger sa charmante fille à le soigner toute seule?... M'en aurait-elle gré?... Il m'est permis d'en douter, et, au fond, lui-même doit préférer qu'elle ait un aide dans ces difficiles circonstances. Oui, je crois que je suis dans le vrai, et, ma foi, j'en cours la chance; je reste! Il me chassera quand je l'aurai guéri, s'il en a le courage!...»
Pendant que René raisonnait ainsi, tout en s'empressant avec de filiales attentions autour du malade, celui-ci ne le quittait guère des yeux. Ce regard perçant, sévère, investigateur, demeurait fixé sur la loyale physionomie du jeune homme, cherchant à y saisir les plus fugitives expressions. Pendant cinq jours et cinq nuits, il étudia ainsi le visage de son Esculape improvisé, et, certes, si René n'avait eu la conscience parfaitement nette, il n'aurait pu manquer d'être gêné par cette observation obstinée. Mais grâce à son heureux caractère et à l'entière pureté de ses intentions, il n'en ressentit pas la plus légère humeur, et montra toujours au vieillard un dévouement si chaleureux que, à la longue, quelque chose de cette chaleur, passa dans le cœur de son hôte.
Un soir, Atlantis et René avaient longtemps cherché quelle lotion ils pourraient préparer pour ramener la sensibilité dans ces membres raidis. Puis René s'était évertué, pendant prés d'une heure, à frictionner le malade dans tous les sens, quand il eut tout à coup la satisfaction très inattendue de voir s'adoucir les yeux du vieillard. Son regard se tourna vers Atlantis, et, ouvrant les lèvres avec difficulté, il dit péniblement mais distinctement, dans son grec archaïque:
«Cet étranger a pour moi les soins d'un fils!...»
René rougit de plaisir.
«Bravo! s'écria-t-il, vous pouvez parler!... Vous vous sentez plus fort! Vous verrez que nous allons donner un coup de pied à la maladie! Mademoiselle Atlantis, je vous félicité du succès de vos bons soins. Votre père sera sur pied d'ici à quelques jours, foi de René Caoudal!...»
A la voix de son père, Atlantis s'était dressée toute rose de joie. Elle se jeta dans ses bras en égrenant tout un répertoire d'exclamations harmonieuses et sonores. René trouvait le grec la plus belle langue du monde, décidément.
Quand le premier émoi fut passé, Chariclès, dont le front sourcilleux s'était apaisé, tant il est doux d'être aimé, même à un vieux triton, — Chariclès leur fit comprendre que, depuis plusieurs jours déjà il avait senti revenir la faculté d'articuler les mots, mais il avait voulu en être bien sûr, avant de leur donner une fausse joie. Et maintenant, ayant étudié à fond son René pendant de longues heures de mutisme, il s'était convaincu qu'il avait affaire à un digne garçon, un cœur franc et pur, et, pour prouver sa confiance, il allait lui indiquer un philtre puissant, qui activerait la cure.
Non sans difficulté, avec bien des pauses et des lenteurs, en esquissant quelques mouvements de sa droite endolorie, le vieillard indiqua à René, au milieu de son attirail de fioles et de cornues, lesquelles il devait prendre pour confectionner un breuvage.
Atlantis, légère comme un oiseau, ranima la flamme sous le trépied d'or, et René, mélangeant, dosant, agitant, finit par composer une potion de saveur amère et d'odeur indéfinissable, que le vieillard avala d'un trait, mais non sans avoir murmuré une invocation, dans une langue qui parut à René plus archaïque encore que celle dont il s'était servi l'instant d'avant pour se faire comprendre.
La potion prise, le vieillard laissa retomber sa tête sur le coussin brodé d'or, et rigide, enveloppé comme d'un suaire de ses longs vêtements blancs, il attendit. Au bout d'une heure environ, il commanda d'un geste, à René attentif, de lui donner une seconde dose de son breuvage.
Pendant toute la nuit que le jeune homme et Atlantis passèrent à son chevet, il continua à demander son philtre, à la grande pitié de René, qui arrivait à en trouver la saveur de plus en plus nauséabonde. Mais, hélas! le mieux espéré ne se produisit pas. Atlantis n'y comprenait rien. D'abord, quand le vieillard avait formulé son ordonnance, elle avait battu des mains, toute joyeuse.
«La potion des anciens! avait-elle crié de sa voix fraîche. Elle va te guérir, cher père! Elle va ranimer tes forces et réveiller en toi le feu de la jeunesse!»
Convaincue qu'au bout de quelques heures, Chariclès se trouverait guéri, elle était doublement attristée de le voir demeurer inerte, le visage émacié, les sourcils contractés, les yeux caves fixés sur eux d'un air de détresse, tandis que sa respiration haletante soulevait avec peine les boucles soyeuses de sa barbe blanche.
«Il ne va pas mieux! disait la pauvre ondine désolée en tournant ses beaux yeux clairs vers René.
— Je n'ai sans doute pas le tour de main... répondait René tout déconfit, ou peut-être les drogues étaient éventées et ont perdu leur vertu première... ou peut-être elles ne valurent jamais rien...»
Atlantis secoua la tête:
«Chariclès a bien choisi les éléments de sa potion; il est savant dans cet art comme dans tous les autres! Mais, si les dieux ne veulent pas le guérir, aucun philtre n'aura de pouvoir contre le mal... Les immortels aient pitié de moi, sa malheureuse enfant, s'il faut que je le voie expirer sous mes yeux sans pouvoir lui porter secours...»
Et des larmes, pareilles à des diamants, étincelaient dans les yeux d'aigue-marine de la jeune fille, que cette expression de piété filiale embellissait encore au gré de René.
«Fille chérie! murmurait le vieillard, ne te désole pas, enfant de mon âme; si les dieux le veulent, je reviendrai à la santé, et remercie-les en tous cas, d'avoir conduit ici ce jeune étranger, digne d'être ton frère par les dons extérieurs aussi bien que par ceux de l'intelligence. Vois son affliction; il sent ta peine, et voudrait me donner de sa force. Honneur à celui qui sait respecter la vieillesse! Peut-être il a un père et croit le reconnaître en moi. Interroge-le, ma fille, sache de lui sous quel ciel il vit le jour, par quel hasard il pénétra dans notre demeure. Volontiers je l'écouterai, et sans fatigue, ainsi, ouvrant mon entendement à des idées nouvelles, j'attendrai patiemment que mes destins s'accomplissent...»
Atlantis et René s'empressèrent d'arranger la couche du vieillard plus commodément, de relever sa tête; et, lui ayant humecté le front et les lèvres de quelques gouttes d'un baume odorant, contenu dans une buire de forme exquise, Atlantis se posa sur ses coussins auprès de lui; une main sur la main de son père, l'autre soutenant son menton délicat, le coude sur son genou, elle fixa son beau regard sur René:
«Parle, étranger, dit-elle, explique-nous d'où tu viens, qui tu es, quelles furent ta race et tes aventures. Chariclès et sa fille t'écoutent. Et souviens-toi que ceux qui viennent de loin doivent veiller sur leurs lèvres, afin qu'elles ne livrent passage qu'à des paroles de vérité!... que l'austère sincérité t'accompagne! Nous, pauvres reclus, isolés du monde, nous t'entendrons avec respect. Puissions-nous tirer de tes discours des enseignements et des lumières qui nous manquent!...»
On vit se peindre sur le visage de Chariclès la plus vive approbation du sage discours de sa fille, et René, s'inclinant avec un sourire, commença son récit:
«Vous voyez en moi, dit le jeune officier, un peu confus de se trouver ainsi obligé de mettre sa personnalité au premier plan dans son récit, le fils d'une race inconnue sans doute aux temps dont vous avez ouï parler, car je le présume d'après tout ce que je vois autour de moi, des siècles se sont écoulés sans que ceux de votre nation aient eu le moindre rapport avec le monde extérieur, avec nous autres, enfin?...»
Le vieillard fit de la tête un signe affirmatif... «Mais, continua René, n'avez-vous pas entendu parler d'une colonie grecque, fondée par vos ancêtres, et qui eut nom Phocée?...
— Je connais Phocée, dit Chariclès; sors-tu de cette ville fameuse, jeune homme? Es-tu notre compatriote? une sorte de cousin éloigné?...
— Compatriote, ce serait aller un peu loin... reprit René en souriant, mais enfin, nous avons, à n'en point douter, des origines non entièrement dissemblables. Il est certain que vous appartenez comme nous à cette grande famille que les savants ont appelée Indo-Européenne. Lés nations variées qui sont sorties de cette souche commune viennent d'un seul peuple qui habitait à l'origine sur un plateau élevé de l'Asie centrale. Je n'ai pas à vous apprendre qu'à une période éloignée, longtemps avant les âges historiques, cette race émigra et s'étendit sur une vaste région de l'Asie; et de l'Europe. En Asie demeurèrent les Hindous, qui parlaient sanscrit; les Mèdes et les Perses, qui parlaient le zend, furent les deux branches principales de ce peuple. En Europe, nous trouvons quatre variétés principales: les Germains, les Pélasges, les Slaves et les Celtes. Vous n'ignorez pas que, dans l'origine des temps, ce pays que nous appelons Grèce, après les Romains, et que vous ne connaissez peut-être que sous l'appellation d'Hellas (du nom de votre fondateur Hellen), se nommait alors Pélasgie. L'Attique, l'Arcadie surtout, se vantaient de la noblesse de leur origine et s'enorgueillissaient de sortir de souche uniquement pélasgique. Ce sont les Pélasges qui se répandirent en plus grand nombre sur l'Italie, dont le sud, d'après la quantité et l'importance de vos colonies, porta longtemps le nom de Grande-Grèce. La langue pélasge forme ainsi la racine de la langue latine, aussi bien que de la langue grecque. Je m'étends sur ces détails, pour vous montrer que nous avons bien, en effet, des origines communes, et que tous, nous sommes les rejetons d'un même tronc, à des degrés différents de culture.
— Je t'écoute avec intérêt, étranger, dit Chariclès. La sagesse sort de tes jeunes lèvres. Mais, je t'en prié, parle-moi de la cité phocéenne dont tout à l'heure tu prononças le nom?
— Vous connaissez l'origine de Phocée, fondée par vos aventureux compatriotes, les Phocéens d'Ionie, il y a plus de deux mille cinq cents ans. Vos marchands, se lançant sur leurs frêles barques, avaient vite reconnu le parti qu'on pouvait tirer de notre fertile terre méridionale... Et pourtant, que de dangers, que d'embûches autour d'eux! La colonie phocéenne ne subsista que par miracle. Sur terre, elle était entourée de puissantes tribus gauloises et liguriennes, qui ne la laissaient pas sans combat s'agrandir d'un pouce de terrain. Sur mer, elle rencontrait les énormes flottes carthaginoises ou étrusques, qui massacraient sans pitié tout étranger venant faire le commerce en Sardaigne. Mais vos immortels les protégeaient, sans doute, et tout réussit aux Marseillais (c'est ainsi que nous nommons aujourd'hui les Phocéens), sans qu'ils eussent à tirer l'épée. Les Syracusains détruisirent la marine étrusque, et Rome finit par absorber tous les États commerçants. Carthage, l'Étrurie, la Sicile succombèrent. Volontiers les Phocéens eussent pris la place de Carthage, que semblait leur destiner leur génie économique et mercantile; mais, sans oser aspirer aussi haut, ils se contentèrent de civiliser dans leur voisinage immédiat les barbares, comme ils appelaient mes ancêtres, et de fonder de nombreux établissements le long de la côte méditerranéenne, depuis les Alpes-Maritimes jusqu'au cap Saint-Martin, c'est-à-dire jusqu'aux premières colonies carthaginoises..
«Si vous me demandez maintenant quel était le peuple qui s'étendait au nord de la colonie phocéenne, et qui est celui dont je descends, je vous le décrirai par la bouché d'un historien antique.*
* Strabon.
«Le caractère commun de la race gallique, dit-il, en substance, d'après le philosophe Posidonius, c'est qu'elle est irritable et folle de guerre, prompte au combat, du reste simple et sans malignité; si l'on irrite les Gaulois, ils marchent ensemble droit à l'ennemi, et l'attaquent de front sans s'occuper d'autre chose. Aussi, par la ruse on en vient aisément à bout; on les attire au combat quand on veut, peu importent les motifs; ils sont toujours prêts, n'eussent-ils d'autres armes que leur force et leur audace. Toutefois, par la persuasion, ils se laissent volontiers amener aux choses utiles; ils sont susceptibles de culture et d'instruction littéraire» Forts de leur haute taille et de leur nombre, ils s'assemblent aisément en grande foule, simples qu'ils sont et spontanés, prenant volontiers en main la cause de celui qu'on opprime...
«Voilà l'un des premiers jugements portés sur ma race par la philosophie...
— Un beau trait, le dernier, dit Chariclès en hochant sa tête vénérable, prenant volontiers en main la cause de celui qu'on opprime... c'est là une caractéristique digne d'admiration.
— Et que l'on retrouve tout le long de la glorieuse histoire de ma patrie, dit René, dont les yeux brillèrent d'un feu généreux. Oui, je puis le dire avec fierté, nulle nation, comme la mienne, n'a joué dans le monde le rôle de paladin... Toujours en avant sur le.chemin.de la lumière et de la liberté, la France est l'éclaireur du monde, et pas d'idée généreuse qui ne trouve un écho chez elle. Elle a remplacé la Grèce dans la mission civilisatrice...
— Remplacé! interrompt vivement Chariclès. Hellas a-t-elle donc disparu?
— Au point de vue politique, oui, je ne puis vous le cacher. Sa grandeur, qui a rayonné sur toute la civilisation antique, et dont nous-mêmes nous subissons encore l'influence, s'est éteinte sous la domination romaine, environ cent quarante-cinq ans avant notre ère. Mais de quel éclat incomparable a brillé ce petit peuple! Les sciences, les arts, la guerre, ces Grecs excellèrent en tout. Aujourd'hui encore, nous demeurons confondus d'admiration devant ces chefs-d'œuvre sortis de leur main, de leur plume, de leur cerveau puissant et affiné. Vous n'avez pas connu sans doute, Chariclès, les merveilles enfantées par les fils de votre noble pays? Peut-être ignorez-vous jusqu'au nom de Phidias et celui d'Euripide? celui de Socrate, d'Aristote ou de Platon? Eh bien, nous tous, les civilisés du monde moderne, nous formons notre plus chère étude de ces travaux issus du génie grec. Celui qui les ignore est réputé sans culture, un homme ignorant, une sorte d'Ilote. Nulle part on ne trouve de plus belles choses que celles qu'ont créées dans tous les genres les artistes grecs. On les copie, on les admire, on les vénère. On les égalera peut-être, on ne les surpassera jamais, car en tous les genres, ils ont atteint la perfection.
— Tes paroles sont précieuses, jeune homme, et me raniment ainsi qu'un vin généreux, s'écria Chariclès avec feu. Et vois Atlantis!... Elle en est émue, elle aussi; elle boit ton discours, et se sent plus fière de sa race.
— Oui, dit la belle Atlantis, il m'est doux de t'entendre célébrer les vertus de ma nation, étranger, bien qu'il me soit cruel d'apprendre, qu'elle est tombée... Nous ne connaissons, hélas! de son antique gloire, que les lointains poèmes du grand Homère. Dis-moi, les connaît-on, encore? Les as-tu jamais lus, tracés sur le papyrus soyeux; connais-tu le roi des hommes, Agamemnon, et Hélène, plus belle qu'Aphrodite, et le traître Paris?
— Et Ajax, et Hector, et Ulysse, et le vieux Nestor!... les ai-je assez piochés, bon Dieu, sur les bancs du collège!... s'écria René en riant. Oui, je les connais, moins que je ne le devrais sans doute, mais c'est à étudier le divin Homère que la jeunesse de ma nation passe la majeure partie de ses années de classe. Nous avons des savants qui le compulsent leur vie entière, et on formerait une bibliothèque des livres qui ont été écrits sur son poème.
— Sans doute vous n'en avez pas, vous autres, barbares, dit Atlantis avec simplicité.
— Nous en avons certainement, dit René un peu piqué, et, puisque vous voulez bien m'accepter pour maître de français, je vous les ferai connaître, belle Atlantis. Mais je vous l'avoue, nous n'avons pas de poète qui ait égalé Sophocle ou Euripide, pas plus qu'aucun de nos sculpteurs n'a surpassé le divin Phidias; et pourtant ce sont les premiers du monde.
— Et comment en êtes-vous arrivés à ce degré de prééminence? continua Atlantis avec intérêt. Êtes-vous nos héritiers directs? Est-ce par les Phocéens que vous avez appris nos secrets?...
— Ce serait un peu long à vous expliquer, dit René. Cependant, je vais l'essayer.»
Et, se mettant à la portée de ses auditeurs, le jeune officier fit appel à toutes ses connaissances ethnologiques, scientifiques, artistiques et historiques; et, après leur avoir bien expliqué le caractère gaulois, le caractère franc, le caractère breton, et la race romaine, il leur résuma à grands traits l'histoire du monde, depuis le moment où ils semblaient en avoir perdu la trace et qui datait à peu près de la fondation de Phocée, c'est-à-dire six cents ans environ avant notre ère 1. Ce fut long; curieux, attentifs, les deux solitaires ne voulaient laisser perdre un fil de la trame des événements, et leur professeur improvisé eût parlé toute la nuit qu'ils l'eussent écouté avec le même intérêt.
1. Suprématie d'Athènes, quatre cent cinquante ans avant J.-C., Euripide, Périclès, Phidias, Aristophane, etc.
Fatigué enfin de sa longue conférence, René les ayant conduits jusqu'à l'Europe de 189..., s'arrêta hors d'haleine, et un long silence plein de réflexions s'établit entre eux.
Chariclès fut le premier à sortir de sa rêverie. , «Tout ce que tu m'as appris me confond, jeune étranger! dit-il enfin. Que de merveilles! que d'événements, que de vicissitudes!... O mon pays, si petit par l'espace que tu tiens dans le monde, si grand par la majesté du génie, sois béni! Je mourrai sans avoir jamais pressé mes lèvres sur ton sol sacré; mais, avant de descendre dans Hades, je bénis les dieux de m'avoir amené cet étranger qui m'a révélé ta gloire, et ta grandeur!... A mon tour, je voudrais te dire l'histoire de ma race, te faire comprendre comment tu nous trouves ici, au fond des eaux sans limites... Mais la fatigue m'accable... Mes membres alourdis, ma langue inerte ne sauraient plus me servir. Que la blonde Atlantis prenne ma place et t'instruise, ô jeune étranger; sa voix harmonieuse te charmera pendant qu'elle bercera mes dernières heures en ce monde. Parle, enfant chérie, nous t'écoutons, vénérant en toi la triple majesté de la beauté, de l'innocence et du savoir! N'oublie rien de ce qui peut instruire ce jeune homme, et te modelant sur l'avis que tu lui donnas toi-même, laisse l'austère vérité au miroir éclatant présider au seuil de ta bouche! Parlé, et que Pallas dicte tes paroles.»
Atlantis s'inclina modestement devant son père, puis, sans se faire prier:
«Je t'obéis, noble Chariclès, dit-elle. Et toi, étranger, sois indulgent si mes lèvres encore enfantines défaillent parfois dans mon récit. Chariclès m'apprit le peu que je sais. A lui l'honneur, si mes paroles savent te plaire et t'intéresser.»
«Ce que je vais vous redire ici, étranger, et toi, mon père, est une tradition déjà bien antique. Elle remonte, parmi les ans passés, jusqu'à deux ou trois mille lustres.
«Je la tiens en partie des lèvres vénérables de Chariclès, qui lui-même la reçut de celles d'Antigoras, son noble père. A son tour, celui-là la reçut du sien, et ainsi dans la nuit des âges.
«Souvent aussi, dès que ma jeune tête commença à dépasser le genou de Chariclès, il me fit suivre du doigt, épeler sur le papyrus antique la tradition de nos aïeux.
«Au commencement, nos pères vivaient sur terre comme vous autres, et le fond des mers, inconnu aux yeux humains, n'était habité que par les monstres de l'abîme, les tritons et les nymphes marines.
«Notre pays était alors un vaste continent qui s'étendait au delà des colonnes d'Hercule, dans la direction de ces terres nouvellement découvertes, nous as-tu dit, et que vous nommez américaines.
«C'était une de ces colonies helléniques dont tu as entendu parler, jeune homme. Mais combien florissante! A quel degré de puissance étiez-vous parvenus, ô mes ancêtres, et dans les arts de la guerre et dans ceux de la paix! Tu parles de Phidias, de Scopas, de Praxitèle, J'ignore ce qu'ils firent. Mais, avant d'avoir vu les chefs-d'œuvre qui sortirent de leur ciseau, je ne saurais avouer qu'ils firent mieux que nos maîtres à nous, que ceux dont nous conservons pieusement le souvenir, et dont le pinceau agile de nos peintres décorateurs a retracé les œuvres maîtresses. Imbus des plus pures traditions de l'art égyptien, — car des savants, venus de l'antique terre d'Isis, avaient pris soin de former leur goût et de guider leur main, — ils créaient chaque jour de nouvelles merveilles. Dans leurs libres cités, s'élevaient des temples magnifiques, consacrés à des dieux qui furent les pères des vôtres.
«La vie s'y écoulait sereine et majestueuse. Cette liberté dont tu nous as parlé comme d'un bien pour lequel ruisselèrent des flots de sang, — et qui est le seul, mon père me l'apprit dès le berceau, pour lequel doive battre le cœur d'un être bien né, — nous la possédions sans conteste et sans lutte. Le plus humble parmi nous avait ses droits respectés de chacun, comme il respectait ceux des plus grands de sa nation.
«La terre, jeune et féconde, donnait en abondance tous ses fruits à ses heureux enfants. L'air était pur, léger, embaumé. C'est là, ô Chariclès, ce que nous avons souvent envié à ces heureux mortels: la lumière de Phébus, le grand ciel bleu au-dessus de leur tête, les bois profonds, les montagnes neigeuses perdant leur cime dans les nuages... Jamais ni toi ni moi ne connûmes ce délice d'aspirer l'air vivifiant du pays natal... Et pourtant, pouvons-nous nous plaindre?... Quelle merveille que notre existence ici!... Quelle preuve du prodigieux génie de nos ancêtres!...
«Tu vas en juger, étranger.
«Vers le milieu de la vingtième olympiade, sous le principat d'Aclépios, le bonheur des populations d'Atlantide fut soudain troublé par une terrible catastrophe. Un matin, Phébus parut, la face trouble, entouré de nuées fulgurantes. Puis, un nuage roussâtre le couvrit tout à coup; un vent impétueux s'éleva et, dans les profondeurs sombres du ciel, on entendit gronder la foudre. Chacun, tendant des mains suppliantes, implora les dieux; mais la mer, agitée d'un mouvement convulsif, se soulevait dans le port, comme si des monstres inconnus voulaient en sortir. Des bruits sinistres se déchaînèrent sur une montagne voisine. Depuis plusieurs jours, — phénomène effrayant, — son front entr'ouvert vomissait des flots de fumée noirâtre et empestée... Soudain une gerbe de flammes jaillit au dehors et s'élève jusqu'aux nuages... Elle retombe en pluie formidable, et, le long de ses flancs, ruissellent des torrents de lave incandescente, qui brûlent et recouvrent les habitations nichées sur ces pentes verdoyantes... En même temps d'horribles craquements se produisent dans le sol... sous les pas des malheureux fuyant cette mer de feu. La terre s'ouvre et se dérobe. Des milliers d'hommes disparaissent dans l'abîme creusé ainsi sous leurs pieds. De tous côtés, le sol se fend, les arbres déracinés s'abattent, les temples et les demeures s'écroulent avec fracas, —et du ciel pleuvent des flammes qui incendient les monuments respectés par le cataclysme... Les flots soulevés de l'Océan submergent la côte, l'envahissent et noient ceux qui voulaient fuir par cette voie!... Le fléau dura plusieurs soleils... Enfin les éléments calmèrent leur courroux; et, quand les humains épouvantés comptèrent leurs désastres, ils s'aperçurent que l'isthme qui unissait l'Atlantide au continent africain s'était rompu. Un large hiatus, une mer encore; agitée de houles convulsives avaient remplacé la digue naturelle. Les eaux enveloppaient désormais de toutes parts ce qui avait été jusque-là une énorme presqu'île.
«Les premiers jours s'écoulèrent. Les absents furent pleurés. Ceux qui avaient trouvé la mort dans le cataclysme, et dont les corps défigurés jonchaient le terrain, furent pieusement réunis. On construisit aux bords nouveaux de la mer un immense bûcher, et, au milieu des lamentations de tout un peuple, leurs restes furent consumés. Chaque famille y avait perdu un des siens. Quelques-unes avaient à jamais disparu. Et au lieu des monuments sublimes, œuvres des ancêtres, des monceaux de ruines noircies par les flammes s'amoncelaient de tous côtés.
«Mais le cœur des Atlantes était trop haut placé pour qu'ils se laissassent aller au découragement. Chacun, homme, femme ou enfant, travailla dans la mesure de ses forces. Au bout d'un temps relativement assez court, les cités d'Atlantide avaient retrouvé leur ancienne splendeur... Les habitants reprenaient courage. La douleur s'était calmée; l'oubli, cette plante qui fleurit naturellement dans le cœur humain, m'a dit mon père, s'implantait dans le leur, et bientôt le cataclysme épouvantable qui les avait séparés du monde — ce dont plusieurs, estimant peu désirable le voisinage des hordes barbares de l'Afrique, se réjouissaient volontiers après coup — bientôt, cet événement, dis-je, n'allait plus être qu'un souvenir.
«Mais la colère des dieux, pour un motif resté impénétrable, était éveillée contre les Atlantidés.
«Alors qu'ils avaient échappé au feu du ciel, à celui du volcan, au tremblement de la terre et à l'engloutissement dans les flots, un autre phénomène plus terrifiant se produisit.
«On s'aperçut tout à coup que le sol s'affaissait! Lentement, sûrement, d'un mouvement insensible mais incessant, notre île descendait. Hier, la falaise qui s était produite au moment du déchirement de l'isthme surplombait l'abîme de cent coudées. Aujourd'hui, elle semblait déjà moins hardie; et, dans l'espace de quelques lunes, elle dépassait à peine le niveau des eaux! Des prairies verdoyantes s'étendaient plus bas, caressées par les flots bleus de la mer traîtresse; submergées bientôt, leur sol inondé se dérobait. Sous les pas du promeneur imprudent. Là où il posait le pied, bouillonnait aussitôt un lac en miniature... On voulut douter d'abord, réagir, nier... Cependant l'évidence s'imposait, nos rivages disparaissaient peu à peu sous les flots. Par degrés insensibles, l'abaissement était continu. La plus affreuse mort devenait inévitable!...
«Une stupeur, d'abord, terrassa les malheureux Atlantes, quand la vérité fut connue. Des prières publiques furent ordonnées; les sacrifices fumèrent sur les autels. Mais l'invisible fléau n'en continua pas moins à ronger jour à jour la base même de leur patrie.
«Les savants alors se réunirent. Notre pays avait toujours été remarquable pour le génie sagace de ses enfants. Les plus habiles travaillèrent pendant deux lunes environ, à leurs calculs: ils prirent des observations, établirent des moyennes. Il demeura acquis qu'en dix ou douze ans, au minimum, le sol entier de l'Atlantide serait abîmé sous les eaux.
«Certes, la situation était effroyable, et les plus fiers courages pouvaient se laisser abattre par cette perspective,..
«Il n'en fut rien toutefois.
«A peine la nouvelle fut-elle connue, qu'il se forma deux partis dans le pays: les uns voulaient partir, émigrer en masse, aller chercher une patrie nouvelle en y transportant leur civilisation. C'est ce qu'ils firent, dans un exode mémorable, qui est resté le point pivotal de l'histoire d'Atlantide. Ces colons sont ceux qui voguèrent vers la mer intérieure par delà les colonnes d'Hercule. Une tradition conservée parmi nous veut que leurs descendants fussent les fondateurs de Phocée.
«D'autres, plus attachés à leur chère Atlantide, et c'étaient surtout des savants, des artistes, l'élite du pays, résolurent de s'y maintenir coûte que coûte, en luttant contre l'envahissement des eaux. Des digues furent construites, des terrassements, des barrières cyclopéennes opposés à l'Océan. Bien souvent, dans mes jeux d'enfant, j'ai contemplé de loin ces monstrueux blocs de pierre, à travers les murs de cristal de ma prison natale. Je te les montrerai, étranger. Aujourd'hui, recouverts d'algues marines qui leur font un ondoyant manteau, ils témoignent encore, par leur énormité, des travaux gigantesques de mes ancêtres...
«Lé progrès des eaux fut retardé, dans une certaine mesure, par la formidable muraille; mais il ne s'arrêta pas. Au lieu de dix années, on en gagnerait vingt, trente, peut-être... La disparition de la terre sacrée n'était qu'une question de temps.
«Parmi les savants les plus illustres du pays; brillait un sage, le pur, le noble Architas. Permets que je lui donne quelques éloges, étranger, il fut notre ancêtre. Chariclès et moi nous sentons couler dans nos veines le sang généreux qui faisait battre son noble cœur. Admiré de tous, il avait, dès sa jeunesse, marqué pour les sciences un goût surprenant. Ce que tu nous as conté d'Archimède m'a fait penser à ce qu'on m'a appris d'Architas, Les problèmes les plus ardus n'étaient qu'un jeu pour lui. Toujours plongé dans l'étude des forces cosmiques, il allait à travers la vie ainsi que dans un rêve, et les incidents les plus ordinaires lui étaient un prétexte à découvertes sublimes, ou aux plus hautes pensées. On ne lui parlait qu'avec respect— et, dans la république atlantique, il occupait à juste titre le rang le plus élevé. Il ne prisait les biens de la fortune, dont le sort l'avait abondamment doté, que parce que sa richesse lui permettait de consacrer à la science des sommes colossales. Simplement vêtu de laine blanche, il couchait sur la dure, se nourrissait de quelques épis de froment, de laitage, ou des fruits de la terre. Semblable au divin Pythagore, dont tu parlas ce soir, il aurait eu horreur de verser pour sa subsistance le sang des créatures innocentes. Nous, ses descendants, nous suivons cet exemple.
«Ce sage chérissait sa patrie d'un ardent amour. A l'idée de la quitter pour toujours, son génie se sentit remué et son orgueil se révolta. L'homme devait-il donc se laisser vaincre par les forces aveugles de la nature? Jamais! Il lutterait jusqu'au bout et sortirait vainqueur de cet étrange duel! Et alors, devant le peuple étonné, Architas exposa un plan d'une hardiesse inouïe.
«Fort de toutes les ressources de la science la plus raffinée, armé de ses immenses trésors, il avait conçu l'idée d'une Atlantide qui pourrait continuer à vivre sous les flots, et qui serait comme un défi à leur fureur.
«Ce plan, il le réalisa en construisant, à ses frais, une ville sous cloche, un colossal palais de cristal, pourvu de tous les organes nécessaires à la vie sociale, et où cultures, industries, chaleur, lumière, tout serait artificiel, tout serait le produit de l'effort humain.
«Ce palais, cette ville sous-marine, tu les vois de tes yeux, étranger. Tu respires à l'aise l'oxygène, produit de la science de mon grand ancêtre. Jamais, n'est-ce pas, tu n'eusses supposé que cette merveille était due au génie d'un simple mortel?...
«Cela est, pourtant; Architas, mon glorieux ancêtre, la conçut et l'exécuta, seul, pour ainsi dire. Il en régla les plus humbles détails, comme il en dessina le plan d'ensemble, et le peuple, étonné, ne fit que lui obéir.
«Tous se mirent à l'œuvre. Mais ceci ne veut pas dire que la population entière accepta de s'ensevelir sous les flots. A peine le projet divulgué, un édit ordonna que tous les citoyens d'Atlantide se voueraient au travail pour exécuter le plan d'Architas. Nul ne refusa, et les constructions marchèrent avec rapidité. Mais, chaque jour, une famille nouvelle déclarait qu'elle quitterait le pays avant l'effondrement final. Dès que les plus importants labeurs furent achevés, il y eut un second exode. Admire, étranger, la générosité de ceux qui manquèrent de courage pour plonger dans l'abîme... Ils ne partirent que lorsque leur aide fut devenue inutile. Mais leur noblesse d'âme ne les sauva point. Une tempête, qui se déchaîna pendant leur voyage, les engloutit sous ces flots qu'ils voulaient fuir. C'est ce qui explique, sans doute, que l'étonnante entreprise d'Architas soit demeurée un mystère pour les habitants du reste du globe, — ainsi que tu appelles notre planète, qu'on m'enseigna toujours à considérer comme un disque et non comme une sphère.
«Mais, sans doute, j'ignore bien des choses, et je me plierai docilement à tes leçons, jeune étranger, si tu veux prendre en pitié une enfant dont la vie s'est écoulée dans un milieu d'exception, et pour qui tout le monde extérieur est un mystère...
«Vingt familles, à peine, étaient restées groupées autour d'Architas. L'arche de cristal avait été dressée sur le point le plus élevé de la ville, la citadelle. De là, ceux qui restaient avaient vu décroître chaque jour leur territoire. Avec une lenteur insidieuse, la mer avait rongé les côtes. Les falaises avaient disparu; puis les maisons, les temples s'étaient abîmés sans retour dans les flots. Une sorte de pic, couronné par la cloche de cristal, avait fini par demeurer seul hors des ondes. Il disparut à son tour, et le suaire océanique s'étendit sur ce qui restait d'Atlantide. La coupole de verre commença de s'enfoncer sous les eaux. Ses habitants furent envahis par l'élément liquide; ils le virent monter lentement, lentement, contre les murs transparents de leur demeure. Bientôt il n'y eut plus autour d'eux que la glauque immensité des eaux. Là-haut, ainsi que du fond d'un puits, ils apercevaient, encore le dôme azuré des cieux. Le blond Phébus dardait sur eux ses derniers rayons; enfin, un soir, les eaux fatales se rejoignirent par-dessus le toit plus élevé.
«Tout fut fini, Atlantide avait à jamais disparu du monde des vivants.
«Architas soutenait chacun de son courage et de son exemple; la lumière électrique dont il avait le secret et qui, tu le vois, nous éclaire encore, vint remplacer, éclatante et pure, les rayons du dieu du jour. La ville nouvelle, brillamment éclairée, poursuivit sa descente dans l'abîme. Depuis des siècles, elle est arrêtée là, fixée ainsi qu'une perle au creux de l'huître colossale que forme le fond du vieil Océan; elle a bravé le temps, ignorée de tous, merveille inconnue, digne de l'admiration de l'univers.
«Les Atlantes s'habituèrent à leur vie nouvelle. Architas s'ingénia à suppléer par des cultures artificielles aux fruits de la terre abandonnée.
«Ils sont bien déchus de leur antique splendeur, ces champs fertiles, issus de la science humaine, cultivés, qu'ils sont maintenant, seulement par un vieillard et une enfant, dont les besoins sont peu de chose, et les forces débiles. — Mais tu as admiré, ainsi que ton hardi serviteur, la beauté de nos serres, de nos étranges céréales, de ce qui suffit jadis à nourrir de nombreuses familles.
«Architas transforma toutes les industries; comme en se jouant, il inventait chaque jour un perfectionnement nouveau. Tu as admiré le tissu de nos vêtements. Ne dirait-on pas la laine la plus fine de ces agneaux bondissants dont j'ai ouï parler? C'est un tissu de lin transformé par la culture sous-marine au point d'avoir le moelleux et le chatoiement de la soie. Architas disait que, les éléments de toutes choses étant dans le sol et dans l'air atmosphérique, il suffit au chimiste de le vouloir pour en extraire tout ce qui est nécessaire à la vie... Mais le miracle était précisément de se fabriquer un air artificiel pour l'appliquer au traitement du sol en des conditions tout extraordinaires. C'est ce miracle qu'Architas à réalisé le premier, et dont notre existence même porte le témoignage...
«Quant à moi, je suis la dernière de ma race, je puis dire que presque jamais je n'ai rien regretté des choses du dehors... Il a fallu ton arrivée ici, étranger; pour me faire songer au monde extérieur et me donner la pensée que je suis un être d'exception et une prisonnière de la mer, dans cette cage de verre...»
Atlantis s'était arrêtée de conter. Les yeux fixés sur un point vague de la tremblante perspective que faisaient les eaux, au delà des parois transparentes du jardin, elle semblait accablée par la vision qu'elle venait d'évoquer, par la grandeur et la mélancolie de ce passé trop pesant pour sa jeune tête, et dont elle allait peut-être se voir l'héritière unique, la solitaire épave.
Profondément ému, René lisait en quelque sorte sur sa physionomie naïve le fond de sa pensée. Combien il la trouvait touchante dans sa tristesse sans larmes, dans son abandon qu'elle-même n'analysait pas, dont elle ne pouvait mesurer la poignante étrangeté! Si noble, si belle, si absolument pure de tout contact grossier ou vulgaire, quels hommages n'aurait-elle pas reçus, quels empressements n'aurait-elle pas soulevés sur son passage, quels soins, quels dévouements, quelles affections ne l'auraient pas suivie, s'il n'avait plu au Destin capricieux, après l'avoir revêtue de beauté, formée pour ravir l'œil des vivants, de cacher cette perle rare au fond de l'Océan!...
Quelle étrange existence avait été la sienne! Jamais avant René elle n'avait vu un jeune visage. Toutes les paroles qu'elle avait entendues étaient solennelles et graves. Elle n'avait pas connu, le langage puéril, ce doux babillage de l'enfance; elle ignorait le délassement de parler pour ne rien dire... Bien plus, elle ignorait la plus innocente plaisanterie; toujours on lui avait tenu de doctes discours, et elle-même usait, en parlant, de ces amples périodes, de ces métaphores fleuries qui sur ses lèvres eussent paru bizarres, si tous ses actes n'eussent été touchés de grâce et de simplicité.
«Combien cette jeune vie aurait besoin de joie et de soleil! se disait-il. Que ne donnerais-je pas pour lui faire connaître ma mère si bonne, Hélène, si vive et si aimable! Patrice va accourir à mon appel, j'en suis sûr. Quand m'a-t-il fait défaut, le brave cœur?... Mais lui, c'est encore un homme, et je voudrais tant voir Atlantis au milieu de ses pareilles, combler cette lacune, la plus navrante de toutes, dans cette existence si cruellement sevrée d'affection, d'un amour de mère, de sœur, d'amie, de servante même, mais au moins d'une affection féminine!...»
Des paroles de sympathie, d'encouragement, d'espérance, se pressaient de son cœur à ses lèvres. Il aurait voulu lui dire que, près de tout perdre, elle avait trouvé un ami; que, si sa vie avait été sombre, il voulait la faire brillante. Mais le respect, la crainte de déplaire au vénérable Chariclès, peut-être celle de n'être pas compris d'Atlantis, lui fermaient la bouche. Car, avec sa haute culture grecque, la jeune fille était ignorante de tant de choses, si étrangère, on le conçoit, à tout un ordre de sentiments qui constitue l'âme moderne! Avant de l'étonner par des professions d'amitié prématurée, ne valait-il pas mieux, essayer de se bien comprendre réciproquement; de lui révéler, en lui faisant connaître sa personne morale, ce qu'était en abrégé ce monde de là-haut, dont une dure loi l'avait séparée?... Ne devait-il pas tâcher, surtout de dissiper le noir nuage de cette solennité de prêtresse qui pesait sur elle comme une chape de plomb; lui apprendre la gaieté de son âge, le rire qu'elle ignorait, et de la majestueuse isolée, faire sortir la jeune fille simple et douce qu'elle était au fond? Il serait temps, alors, d'aborder le chapitre de l'avenir, lui apprendre que, si elle n'avait pas eu de famille proprement dite, ni berceau, ni foyer, ni cercle d'amis, des perspectives plus riantes allaient s'offrir à elle...
Ainsi guidé par la plus délicate prudence, le jeune homme se défendit d'exprimer les vives pensées de son cœur. Par des questions adroites, il s'efforça seulement d'arracher Atlantis à l'oppression qui pesait sur elle. Des grandes lignes et des faits écrasants de l'histoire de sa race, il la ramenait par degrés à des détails plus familiers, plus riants. Il lui fit dire la vie nouvelle en ce mondé submergé: comment on avait substitué en presque toutes choses l'art à la nature; à quels perfectionnements la nécessité, mère d'invention, avait amené les exilés, ainsi qu'en témoignaient hautement la délicatesse, le fini, le point exquis des moindres objets qui leur servaient; comment la tradition avait été entretenue pieusement, dévotement, alors que les générations nouvelles avaient grandi, et que, jusqu'au dernier des anciens ayant disparu, il ne resta plus un seul habitant d'Atlantide qui eût respiré l'atmosphère commune ou perçu la lumière du jour; comment, quelques mois après sa naissance, une épidémie mystérieuse lui avait enlevé sa mère et balayé d'un seul coup parents, famille, nourrice et amis; comment enfin la race, si longtemps vigoureuse et forte, se trouvait aujourd'hui réduite à ces seuls représentants, Chariclès et Atlantis.
Mais, tout en l'amenant à raconter ces choses, René s'attachait à en écarter le côté sombre, à en faire ressortir l'aspect pittoresque ou heureux. Si quelque détail touchait en lui la corde humoristique, il s'empressait de le commenter plaisamment; et la jeune fille, qui n'avait jusqu'ici connu que le rire tonitruant des rudes guerriers d'Homère, laissait entendre un frais éclat de sa gaieté, aussi étonnée que ravie de pénétrer dans un domaine à elle inconnu, celui du sourire.
Il prenait prétexte de tout pour lui enseigner non seulement quelques mots de français, mais des notions élémentaires sur notre monde, ses institutions, ses usages, ses modes, ses grandeurs et ses ridicules, et il avait la joie de voir se fondre peu à peu la sévérité de ce visage, le langage prendre un tour plus simple et plus familier, un amusement d'enfant venir se peindre sur ces traits exquis, et même, nouveauté inouïe, une expression spirituelle étinceler par fois au fond de son œil bleu.
«On n'est pas pour rien l'arrière-petite-cousine d'Aristophane! se disait René, ravi de la vivacité de la jeune Grecque. Il aurait été trop fort aussi que, venant de pareille souche, ce trait propre de sa race, le don, consolateur entre tous, de saisir le côté amusant des choses, eût été refusé à une créature si parfaite. Chère Atlantis! que de capacités, que de talents sommeillent probablement en elle! Puissé-je donner à cette noble nature le champ qu'elle mérite pour se développer librement et harmonieusement. Ah! je ne puis trop me le répéter à moi-même: combien ma mère et ma cousine feraient de miracles ici! Avec sa merveilleuse intuition, sa souplesse tout athénienne, elle saisirait les choses avant qu'on les lui eût expliquées! Je me suis dit parfois qu'il serait dommage et presque impie de draper cette muse antique dans une toilette de la rue de la Paix, de remplacer sa sandale par une bottine et ses bandelettes par un chapeau enrubanné. Pur préjugé! Je suis sûr, je le comprends maintenant, qu'en une semaine, en quelques heures de séjour à Paris, elle aurait pénétré, compris le costume moderne. Il n'y a que la rusticité qui soit l'ennemie innée de la mode; et qui, mieux que les Grecs, a compris le culte du nouveau? Y a-t-il, en fait de vêtement, un beau absolu? Tout ne dépend-il pas de la grâce avec laquelle on le porte? Et qui pourrait lutter de grâce avec elle?... Il en sera de même de tout le reste. Elle comprendra sans efforts, elle s'assimilera tout ce qui est beau et bon; elle deviendra bien vite la plus accomplie des Françaises!...»
De longues heures passèrent, si intéressantes, si pleines d'impressions nouvelles, de révélations réciproques, d'excursions en pays inconnus, où chacun prenait tour à tour le rôle de guide, qu'il leur semblait impossible plus tard, en se remémorant ces journées, de croire qu'elles n'avaient eu que la mesure ordinaire. Et ils avaient raison, car les heures, comme les siècles, sont une mesure conventionnelle, et celles-là contenaient toute une époque de leur vie.
Cependant, durant le long récit de sa fille, Chariclès était peu à peu retombé dans son silence et son immobilité. Attentif d'abord, ses yeux n'avaient pas tardé à se clore, et bientôt sa respiration lente et profonde vint leur apprendre que son inquiétante somnolence l'avait repris. Atlantis, la pauvre enfant, n'en comprenait.pas la gravité; mais cette torpeur semblait de bien mauvais augure â l'expérience plus développée de René. Convaincu qu'il fallait essayer de réveiller le malade, le jeune homme s'efforça de lui faire avaler quelques gouttes de son élixir; ou bien il cherchait par des frictions, des fomentations, à ramener la chaleur dans ce corps qui allait en se refroidissant. Tous ses efforts furent vains. Si le vieillard donnait quelque signe de vie, c'était plutôt une faible marque d'impatience et le désir manifesté qu'on le laissât achever ses jours en paix... Par éclairs pourtant, il leur parut discerner quelque vestige d'attention sur ce visage de marbre; même une fois une légère contraction, comme une ride imperceptible imprimée par un souffle de vent sur une eau tranquille, passa sur son front. Écoutait-il?... Entendait-il?... Comprenait-il?...
Jamais René et la jeune Atlante n'avaient causé ensemble comme à cette heure. Ils s'étaient auparavant conté leur histoire; maintenant ils se contaient leur être. Dans la parole animée du jeune homme, dans l'ardent intérêt de sa fille, le vieillard avait-il senti passer, à travers les ondes de la mort, le souffle d'une vie dont il s'était volontairement exclu? Au seuil des ténèbres où il allait entrer, un amer regret de tout ce qu'il aurait pu connaître, de ce qu'il allait quitter pour toujours avait-il serré son vieux cœur?
Les deux enfants se penchèrent sur lui, épiant un nouveau signe de réveil ou de conscience, l'appelant affectueusement, le suppliant de dire par un signe s'il désirait quelque chose. Mais non, une immobilité complète. Ils s'étaient trompés sans doute et ils reprirent leur place près de la couche de Chariclès. L'émotion de l'espérance avait fait monter à la joue d'Atlantis une couleur plus vive que la délicate teinte rosée qui s'y voyait d'habitude. Elle était, à ce moment, d'une si incomparable beauté que René ne pouvait détacher les yeux de son visage, et, le regard candide de la jeune Grecque s'étant sans doute enquis de la cause de cette attention persistante:
«Je me demandais, dit-il presque involontairement, comment une pareille fleur de beauté avait pu s'épanouir sans que les rayons du soleil l'eussent jamais touchée.
«...Excusez-moi, ajouta-t-il précipitamment en voyant s'augmenter l'éclat qu'il louait, de pareilles observations sont impardonnables. Mais je vous jure qu'elles n'étaient point préméditées...»
La jeune fille n'avait l'art ni de recevoir ni d'écarter un compliment. Par une modestie innée elle avait rougi, mais il n'aurait pu lui venir en tête de s'offenser des paroles de René.
«Pourquoi, si vous me trouvez belle, ne le diriez-vous pas? répliqua-t-elle simplement. La beauté est un présent des dieux, mon père me l'a enseigné, et je les remercie de m'avoir faite belle à ses yeux et aux vôtres... D'ailleurs ne croyez pas que je n'aie jamais vu la lumière du blond Phébus...
— Que me dites-vous là! s'écria René. Quoi! la science de ce vieillard sublime serait allée si loin? Elle aurait su trouver un instrument capable de percer la noire et pesante masse des eaux et de faire arriver jusqu'à vous la lumière du jour? En vérité, ceci me confond!
—Non, dit Atlantis, ce n'est pas seulement à l'aidé d'instruments d'optique que j'ai pu voir le foyer glorieux qui vivifie le monde! Certes, la science de mon père, legs de la mystérieuse Egypte augmenté de ses profondes méditations, me paraît laisser bien loin ce que vous me dites des conquêtes modernes dans le domaine des sciences physiques, mais c'est de mes propres yeux que j'ai vu le soleil!...
— Est-il possible! Vous êtes venue dans notre monde!... Vous serez donc peut-être autorisée à y revenir!... Je crois rêver. De grâce, contez-moi cela. Ah! vous ne savez pas ce que cette révélation me donne de joie!...
— Dans votre monde! répéta Atlantis avec une inconsciente expression de mélancolie, non, — je n'y ai pas abordé... Je n'ai jamais quitté le royaume de Thétis, mon père ne l'eût pas souffert. Jamais même je n'aurais osé lui démander d'enfreindre pour moi la loi sévère sous laquelle nous vivions, en me permettant de monter à la surface de l'eau. Mon père est absolu comme les dieux; il sait ce qui est juste, et ce n'est pas à une faible jeune fille à discuter ses décrets. Mais, lorsque la curiosité à l'humeur inquiète, à l'œil toujours ouvert, a trouvé accès dans votre cœur, lorsqu'elle vous a ravi le sommeil, que peut-on contre elle?...
«Phébus venait d'accomplir pour la quinzième fois sa révolution autour de la terre depuis que j'étais au monde, et mon père, me jugeant digne d'entendre ses confidences, m'avait révélé l'histoire complète de notre peuple. Jusque-là j'avais ignoré que les Atlantes eussent jamais vécu en haut. Que dis-je! j'ignorais même qu'il y eût un mondé extérieur... Ah!... que n'eût-il gardé ce secret!... A dater de ce jour mon esprit connut l'inquiétude, l'agitation, le mécontentement. J'avais compris, j'étais prisonnière!... En vain Chariclès me vantait la grandeur de mes aïeux, m'apprenait à comprendre l'avantage qu'il y a à naître d'une race noble et opulente, en me montrant l'immense majorité de mes frères les hommes, courbés sous le joug des puissants, avilis et déprimés par un travail excessif, et ne parvenant même pas toujours, au prix d'un labeur de toutes les heures, à gagner pour leurs petits le morceau de pain nécessaire à la plus misérable existence. Chose étrange! ce parallèle orgueilleux me faisait envier le sort de ces déshérités. Mon père les appelait esclaves; ah! combien je l'étais davantage! N'avaient-ils pas le grand air pour pâture, la voûte céleste pour habitation, le soleil pour flambeau!... Ces pauvres femmes que mon père me dépeignait mendiant une aumône, traînant leurs hâillons par les chemins, souvent chargées d'un enfant qu'elles avaient à peine la force de soutenir dans leurs bras...
«Oh! que je leur aurais volontiers abandonné la richesse de mes vêtements, l'abondance, la délicatesse de notre table, les gloires de mon passé, la sécurité du présent! Que j'aurais volontiers embrassé leur misère pour respirer une bouffée d'air libre, pour réjouir mes yeux à la vue de mes semblables, pour entendre la voix des humains, le bruit tumultueux de la vie!...
«Tout cela, je le gardais secrètement dans mon cœur; mais l'œil de Chariclès est perçant, et mon front pâlissait tous les jours sous la pression de cette inexprimable nostalgie de l'air libre. Un jour mon père me dit:
«— Atlantis, le souci au front pâle, à la joue creuse, à l'œil hagard, est entré dans ton cœur.
«— Père, répondis-je, pardonnez à une faible fille qui n'a pas su lui en défendre l'accès. Oui, je le confesse, le noir souci s'est emparé de mon âme, il l'étreint de sa serre cruelle...
«— Et tu ne t'es pas confiée à ton père?
«— Le respect, la crainte de vous déplaire ferment ma bouche.
«—Parle, je t'y autorise.
«Je lui dis alors, moins librement qu'à vous peut-être, car je craignais qu'il ne vît un reproche dans cette inquiétude, de besoin de changement, le grand désir qui était né en mon cœur de voir cette terre des vivants, ma vraie patrie, d'échapper un instant à cette tombe qui m'écrasait... Chariclès ne dit pas grand'chose en réponse à ma confession; lorsqu'il parle, ce sont des oracles qui tombent de ses lèvres, et, s'il eût eu un mot pour blâmer mes aspirations, la condamnation aurait été sans appel. Mais il fut sans doute touché de ma détresse, quoique ni ses discours ni l'expression de son visage ne m'en eussent rien témoigné. Car bientôt, je le vis occupé des préparatifs d'un voyage. Mon père est aussi fin ouvrier qu'il est mécanicien puissant. L'exécution va chez lui de pair avec le plan. De ses nobles mains il construisit une chaloupe hermétiquement close, un bateau aérostat à vessie natatoire de gaz hydrogène, qui devait nous permettre de nous élever jusqu'à la surface de la mer. Ce navire était une merveille de légèreté et d'élégance...
— Ah! s'écria René, combien j'aimerais de voir ce chef-d'œuvre de Chariclès!...
— J'y pense, en effet, dit la jeune Grecque avec un sourire; il m'est inutile de vous vanter un prodige que vous avez accompli vous-même. En sens inverse, voilà tout... Hélas, vous ne la verrez pas, cette embarcation qui m'était si chère! Chariclès l'a détruite de ses propres mains.
— Ciel!... le noble artiste devint-il la proie d'un accès de démence passagère?...
— Non, reprit Atlantis en secouant la tête, jamais les sombres Furies n'enveloppèrent d'erreur et de ténèbres le clair entendement de Chariclès, ce fut un acte délibéré qu'il accomplit en faisant ainsi rentrer dans le néant l'œuvre de son génie. Voici ce qui se passa: tout était prêt pour l'ascension que j'appelais de mes vœux secrets. Tremblante d'impatience, j'attendais que mon père m'autorisât à mettre le pied dans le bateau qui devait nous emporter d'un élan jusqu'aux régions tant souhaitées. En ce moment il me prit par la main, et me parlant avec solennité:
«— Atlantis, me dit-il, le but auquel tu as aspiré avec une ardeur maladive va être atteint. Avant que tu voies ces espaces qui attirent ta curiosité, il est de mon devoir, il est dû à la tradition qui me guide de l'avertir de ceci... Notre excursion sera limitée à la plaine liquide; ni Chariclès ni Atlantis n'aborderont sur des continents habités par les barbares. En second lieu, nous éviterons de nous signaler à l'attention des navires qu'il pourra nous être donné de rencontrer. Enfin, et c'est le point sur lequel j'insiste, ces promenades seront très rares, courtes, et, si jamais je découvrais, Atlantis, que ton cœur y est attaché, que tu soupires après un autre milieu que celui où ont vécu tes pères, je n'hésiterais pas à briser l'instrument qui aurait aidé à te rendre infidèle à ton foyer!
«Je promis tout ce que voulait mon père. Je pensais qu'il ne dépendait que de moi de me plier à sa volonté, et j'étais d'ailleurs si heureuse de partir que c'est à peine, je crois, si je l'entendis. Le bateau quitte son port d'attache, d'un élan prodigieux, et se trouve en quelques secondes à la surface de la mer. Quel spectacle! Phébus, ayant presque fini sa course, allait plonger avec son char flamboyant au bord de l'étendue. Déjà une étoile brillait au ciel. Peu après, le soleil disparu, d'autres étoiles s'allumèrent; il soufflait une brise embaumée, divine... Dieux! quelles merveilles... Comment peut-on jouir tous les jours de tels biens et se dire malheureux? Mon père me nommait les constellations, m'apprenait à m'orienter; je l'entendais comme dans un rêve; il me semblait être au nombre des dieux... Mais bientôt une douleur aiguë vint me frapper au cœur; Chariclès disait: «Prépare-toi à redescendre...» Je fus sur le point de laisser échapper une prière, un mot de supplication; je m'arrêtai à temps. Pour la première fois, je dissimulai, avec une force que je ne me connaissais pas, je me commandai un visage riant et j'acceptai d'un air d'indifférence le signal du retour. Il me fallait à tout prix revoir ces cieux splendides, sentir le balancement des vagues, m'abreuver à cet air béni. Je sus attendre, sans trahir aucune hâte, que mon père décrétât une nouvelle excursion dans ce monde supérieur, mais j'étais dévorée d'impatience. Enfin, l'instant arriva, celle-ci dura plus longtemps; mon père, content de moi, me donnait cette récompense. Ainsi nous recommençâmes, à diverses reprises; je ne vivais plus que pour ces promenades. Une nuit, il n'y a pas bien longtemps, nous flottions, poussés par un zéphyr léger, lorsque apparut à quelque distance un navire de proportions élégantes. Peu à peu il se rapprochait; il me semblait distinguer une forme humaine sur le pont! Ah! jeune étranger, vous ne pouvez savoir quelles émotions traversèrent l'âme de la pauvre Atlantis!... Mon père était absorbé ou endormi, je ne sais... Il ne paraissait prêter aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Soudain le dieu de l'harmonie s'empara de moi; sans le vouloir, sans le savoir presque, je donne ma voix au sentiment qui m'oppresse, un chant s'échappe de mes lèvres. Mon père m'avait soigneusement élevée dans l'art de la musique, mais ceci n'était point appris. C'était l'expression douloureuse, irrésistible, spontanée, de l'aspiration de mon âme... Je me tus, consolée d'avoir donné une forme à mon angoisse; mais que vous dire de mon émoi, lorsque, à peu de distance, une voix harmonieuse s'éleva à son tour sur les eaux?... La mer m'apportait comme une réponse à mon appel. Les paroles, je ne pouvais les comprendre, mais j'ai retenu la mélodie. Jusqu'à mon dernier jour elle retentira dans ma mémoire...
— Atlantis! Atlantis!... s'écria René, qui, depuis un instant, pouvait à peine contenir son agitation, cette mélodie, j'en suis sûr, je la connais; laissez-moi vous la dire...»
Et, d'une voix que l'émotion n'empêchait nullement d'être pure et vibrante, il dit les premières phrases de l'hymne de Marcello:
Les cieux immenses racontent...
Atlantis, les yeux dilatés, semblait pétrifiée par la surprise. Mais bientôt deux larmes, les premières qu'il eût vues dans ses yeux, dirent sa douce joie.
«C'était vous!... c'était vous!... articula-t-elle enfin ... d'une voix entrecoupée.
— Oui, c'était moi, c'était vous! répétait René non moins émerveillé, non moins heureux. Ah! chère Atlantis, voilà un lien qui vaut bien dix ans. d'amitié. C'était pendant mes sondages autour de la mer Sargassey à bord de la Cinderella... Il était minuit, j'étais seul sur le pont quand j'entendis une voix divine monter dans l'air pur. Que de fois j'ai tenté, mais en vain, de transcrire ces stances incomparables!...
— Je ne saurais les redire moi-même, dit Atlantis. Tout ce que j'en sais, c'est qu'elles étaient sorties de mon cœur comme une prière, et aussi qu'elles me fermèrent à.jamais cette porte ouverte sur l'espace. Au son de cette voix inconnue. Chariclès était sorti soudain de sa rêverie.
«— Malheureuse!'s'écria-t-il, qu'as-tu fait?... Pareille aux Sirènes trompeuses, emploies-tu un don du ciel à enchanter ton propre père, à endormir sa vigilance?... As-tu oublié tes serments?... C'en est fait, Atlantis!... Dis adieu à la voûte étoilée, au flot mouvant, à l'air séducteur! jamais tu ne les reverras!...
«Les flancs du bateau se refermèrent sur nous et nous nous enfonçâmes dans la mer. Un fragment de votre mélodie résonnait encore à mon oreille ravie. Le lendemain, Chariclès avait détruit son chef-d'œuvre.
«... Aucune parole ne peut vous peindre ma douleur; j'avais perdu l'espérance...»
Émus, bouleversés par ce qu'ils venaient de découvrir, tout occupés d'assembler les moindres souvenirs de cette étonnante rencontre, d'en corroborer les détails par leur témoignage simultané, de s'émerveiller de ce prodige, de se redire mille et mille fois qu'il y avait là un fait unique, une indication précise du destin, les deux jeunes gens ne s'apercevaient pas que, depuis un temps assez long, Chariclès. avait rouvert les yeux.
«Attention!» articula soudain la voix du vieillard. Joyeux, rapides comme l'éclair, ils se trouvèrent en un instant auprès de sa couche. Quel nouveau miracle venait de s'accomplir? La voix du malade était restée distincte, son œil clair et ses traits assouplis; mais ce qui les frappa tous deux plus encore que ces signes si bienvenus d'un retour à la vie, ce fut l'expression nouvelle de sa physionomie.
Ils n'auraient pu ni l'un ni l'autre expliquer pourquoi; mais il leur semblait être devant un nouvel homme, à eux inconnu jusqu'à ce jour. Ils allaient bientôt comprendre ce qu'ils sentaient confusément; dans cet esprit voué sans retour aux apparences, au culte exclusif du passé, la révélation du présent venait de pénétrer; dans ce cœur inexorable, la pitié avait fait invasion.
«Mes enfants, dit-il, je veux vous parler. Voilà des heures que je vous écoute, que je vous entends, que je vous comprends. Plus d'une fois, j'ai voulu mêler ma voix à la vôtre; mais je n'ai pu, ma langue était enchaînée; il fallait que j'entendisse jusqu'au bout, que les écailles fussent arrachées. L'une après l'autre, de mes yeux, que mon cœur obstiné apprît cette leçon nouvelle apportée par ce jeune étranger: l'humanité, la pitié! Atlantis, il ne convient pas à un vieillard de s'humilier devant la jeunesse, encore moins à un père de s'incliner devant sa fille; mais, je ne veux pas aller retrouver les ombres de mes ancêtres sans confesser que j'ai été dur envers toi. Je croyais bien agir... Je suivais la tradition.
— Père, père vénéré, gémit la jeune fille en se jetant à genoux près du lit et en pressant sur ses lèvres la main amaigrie du vieillard. Oh! ne parlez pas ainsi! Pardonnez mon audace. Vous seul savez ce que vous devez dire; mais je ne puis supporter de vous entendre vous accuser à mon sujet, vous si noble et si grand... Non, je ne le puis pas! Vos paroles sont comme un glaive tranchant qui perce ma poitrine!... Malheureuse qui ai pu me plaindre, alors que toute ma destinée était réglée par la sagesse même! Mon père, oubliez les imprudentes paroles qu'un.pouvoir ennemi m'a sans doute dictées. Je prends à témoin les dieux protecteurs de notre famille, que mon respect, ma reconnaissance pour vous ne faibliront jamais.»
Des sanglots lui coupèrent la voix, l'empêchant de continuer.
«Calme-toi, ma fille, dit Chariclès, en passant la main tendrement sur sa tête blonde, La promptitude à s'accuser témoigne d'un cœur généreux. Si tu as des torts, ils sont bien légers, et je te les pardonne; mais il faut que je parle, et tu dois m'écouter!
«Je l'avais entendu dire, reprit-il rêveur, que de la bouche des enfants sort parfois la sagesse. C'est une vérité. Moi, vieillard versé dans les sciences, mûri par les méditations, éclairé par l'histoire et art de l'expérience, j'ai été instruit par vos jeunes lèvres; vous m'avez apporté un message, j'ai appris que la sagesse avait revêtu une forme nouvelle; j'ai salué une conquête plus belle que toutes celles du passé, cette vertu, ce sentiment que tu décris, jeune homme, par les mots sublimes de fraternité, de pitié, de solidarité humaine. Je croyais que ma Science, étant plus ancienne, sinon plus grande que toutes celles où vous ont amenés d'obscurs tâtonnements, il fallait me tenir dans mon altière réserve, refuser de frayer avec les barbares, — comme nos pères grecs ont les premiers appelé tout ce qui n'était pas eux — affirmer jusqu'au bout notre essence supérieure. Et j'ai dû m'incliner, reconnaître que le monde avait marché sans nous. J'avais cru qu'arrivé au plus haut point de perfection, il devait rester stationnaire, sous peine de descendre; tu m'as démontré mon orgueilleuse erreur. Non que tu aies jamais trouvé, pour vanter les grandes choses accomplies par ta race, des paroles d'arrogance ou d'exagération. La modestie règne sur tes lèvres, et la mesure dans ce sentiment auquel tu donnes un nom nouveau qui me plaît: le patriotisme. Bien loin, de vouloir m'éblouir par le tableau d'une civilisation acquise sans effort, tu m'as montré le pénible travail des siècles, les lentes conquêtes de l'hérédité, le progrès laborieux des idées morales. J'ai compris ce qui nous a manqué! Je me suis aperçu — à la dernière heure! — que, toute ma vie, j'avais serré dans mes bras un fantôme, un squelette desséché! A quoi bon une science qui ne sera pas divulguée? A quoi bon richesses, beauté, puissance, sans le concert humain?...
«Mais qu'était-ce qu'une erreur n'atteignant que moi-même, comparée au tort bien plus gravé de condamner ma fille à une destinée qui lui était pesante et cruelle? — Pas un mot, mes enfants, il faut que vous m'entendiez jusqu'au bout!
«Oui, reprit-il, j'ai été dur et sévère. Mais qui saura jamais la part de volonté ou d'inconscience qu'il faut distinguer en de pareilles erreurs? Je suivais comme un aveugle la tradition des Atlantes. Mes yeux sont enfin dessillés. Tu as apporté ici l'esprit de ton temps, jeune étranger. C'est un esprit bienfaisant. Le charme inexprimable qui émane de ton être ardent et généreux m'a vaincu. Depuis le jour où tu as su m'imposer ta présence, un sourd changement s'opérait en moi à mon insu; mais c'est surtout en vous entendant tous deux que la glace de mon cœur s'est fondue. Tu avais essayé, voyageur, de me faire saisir ces nuances caractéristiques de votre monde moderne: sympathie, altruisme, aménité prévenante, laisser aller sans familiarité, et surtout courtoisie chevaleresque, part juste et.généreuse faite à la femme dans l'harmonie familiale. Combien ton exemple était plus fort que toutes les démonstrations! J'écoutais mon. Atlantis, et je croyais entendre un être nouveau, moi qui lui ai donné la vie, qui seul l'ai élevée. C'est que jamais je ne lui avais parlé comme toi! Que de grâces, que de fleurs j'ai froissées, ou négligées sans le savoir, dans cette frêle plante! Jardinier malhabile, je voulais encore, après l'avoir pliée despotiquement à partager, durant ses jeunes années, mon exil volontaire, la vouer pour toujours à habiter cette serre chaude, où elle étouffe et se débat. Mon excuse, je le répète, c'est que j'étais aveugle. Maintenant, j'y vois, Atlantis, je te rends la liberté! Ceux de ta race ont pu errer par l'inflexibilité où l'obstination, jamais la magnanimité ne leur a fait défaut. Tu le reconnais, ma fille, si j'ai tardé, à te comprendre, du moins je suis prompt à te donner satisfaction; et, si jamais ton vieux père t'a semblé dur et cruel, sache que, sous le triple airain que l'orgueil, la tradition, l'habitude avaient mis autour de son cœur, brûlait la plus pure affection pour son unique enfant...
«Pars donc, Atlantis; quitte, sur les pas de ce généreux étranger, la maison de tes pères...»
Obéissante aux ordres de Chariclès, la jeune Grecque avait fait effort pour dominer l'émotion poignante que lui causaient ses paroles, pour n'interrompre ni par un signe ni par une exclamation un discours qui à tout moment lui perçait le cœur. Mais ici elle ne fut plus maîtresse de se contenir.
«Père, père! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée de sanglots, voulez-vous donc briser le cœur de votre fille! Moi, vous, quitter! Ah! si jamais j'ai osé souhaiter connaître la libre atmosphère des campagnes ou le bruit des cités populeuses, c'est à vos côtés que je voulais être; sans vous, j'aurais refusé ces joies. Dites que vous le savez, père, et surtout, surtout, ne m'ordonnez plus de vous abandonner!...
— Tu m'as mal compris, ma fille, dit le vieillard avec un sourire indulgent. Ce n'est pas toi qui dois partir, c'est moi dont les heures sont comptées.»
Et les sanglots d'Atlantis redoublant:
«Sachons; accepter l'inévitable, ma fille, reprit-il non sans une ombré de sévérité, et ne troublons pas par de vains gémissements une heure toujours auguste, la dernière!... celle où il nous est donné de jeter sur notre vie un regard rétrospectif, la seule qui nous reste pour nous recueillir et nous résumer...
— Mais ce n'est pas la dernière! s'écria d'une voix impétueuse René. Encore quelques heures, une seule peut-être, noble Chariclès, et j'espère voir arriver l'ami dont je vous ai parlé, un homme profondément versé dans l'art de guérir, et qui vous rappellera à la santé. Ah! laissez-nous l'espérer! laissez-nous croire que nos soins, notre amour, vous donneront le désir et la force de vivre. Je n'ai jamais connu mon père, Chariclès; accordez-moi le bonheur d'en retrouver un en vous; permettez aussi que je partage les inquiétudes, les espérances d'Atlantis, et épargnez-moi ces funestes pronostics de mort qui m'affligent comme elle...
— Inutile de se bercer d'illusions, dit le vieillard gardant une affectueuse fermeté. La mort m'a fait signe, il faut la suivre. Tout l'art de ton ami ne pourra que différer un peu la fin. Pendant qu'il en est temps et que les dieux m'ont laissé ma lucidité d'esprit, mieux vaut prendre, les mesures nécessaires pour réparer le passé et assurer l'avenir, plutôt que de perdre des moments précieux et s'abandonner à de vaines espérances!»
Chariclès s'arrêta comme épuisé d'avoir parlé si longtemps. Atlantis avait repris sa main, qu'elle mouillait de larmes silencieuses. René, debout auprès du lit, attendait respectueusement que le noble vieillard eût retrouvé quelque force et lui exprimât sa pensée. Il sentait bien qu'il allait prononcer des.paroles décisives. N'avait-il pas dit tout à l'heure à sa fille: «Pars, suis ce généreux étranger.» Et en quelle qualité pourrait-elle le suivre, sinon celle de fiancée? Évidemment il allait la lui confier, son unique enfant, la dernière fleur de cette tige altière, si intéressante déjà par son étrange destinée et qu'un prochain isolement rendait plus touchante. Ah! comme il se .sentait prêt à réconforter le pauvre mourant, à lui assurer que son testament serait pieusement observé, que le legs précieux tombait en mains sûres, que l'orpheline trouverait une famille, l'étrangère une patrie.
A vrai dire, les événements avaient été plus vite peut-être que s'il leur eût commandé. Lorsque René avait pénétré dans cette forteresse sous-marine, attiré par un invincible aimant, son mobile était sans aucun doute de se faire aimer de Chariclès et de sa fille, de se .faire accepter par eux, en définitive, d'en arriver pas à pas au dénouement où il courait à cette heure. Il avait calculé toutes les possibilités, toutes les difficultés de l'entreprise, et l'événement prouvait qu'il avait calculé juste.
... La seule chose qu'il n'eût pas prévue, c'est la rapidité vertigineuse avec laquelle les faits se précipitaient. Non qu'il n'eût hâte, on peut le penser, d'appeler Atlantis sa fiancée; mais il n'était pas seul en cause! René avait une mère, une mère justement chérie et vénérée; il savait quels plans d'avenir Mme Caoudal formait pour lui depuis longtemps, il n'ignorait pas que même si elle n'eût à cœur de le marier à Hélène, la chère dame aurait instinctivement protesté contre une bru d'origine si extraordinaire.
Certes, il comptait bien vaincre cette opposition présumée — mais il se réservait d'y mettre tous les égards, tous les ménagements possibles; de la préparer progressivement à connaître le père et la fille; de les lui présenter à son heure et, une fois Mme Caoudal et Hélène conquises (comme cela arriverait infailliblement!), de risquer sa pétition. Le tour qu'allaient prendre les choses, au contraire, semblait peu favorable: attendre la dernière heure du vieux Chariclès, lui fermer les yeux, et une fois les suprêmes devoirs accomplis, regagner avec Atlantis la terre ferme, présenter à Mme Caoudal l'intéressante étrangère... où pourrait-il la mener sinon dans les bras de sa mère? Ah! il la connaissait bièn! elle serait bonne, secourable, hospitalière à l'orpheline, mais l'accepter pour fille! Non, une pareille entrée en matière serait funeste à jamais à l'harmonie future. Ah! si Mme Caoudal pouvait l'avoir dans son milieu, causer avec le noble Chariclès, régler avec lui l'avenir de leurs deux enfants, suivre enfin la bonne vieille coutume française qui laisse aux parents la haute main en ces affaires, la plus grosse difficulté serait levée, il le sentait. Mais à quoi allait-il rêver? Et que servait d'évoquer l'impossible! Le seul parti à prendre était d'accepter les choses, comme elles se présentaient, et de tâcher de s'armer de courage, de patience, de persuasion contre les obstacles à venir.
«Que n'aurais-je pas donné il y a deux mois, pensait-il, pour une faible part des victoires aujourd'hui réalisées? A quel prix n'aurais-je pas acheté la situation telle qu'elle est, avec les épreuves, les luttes qui peut-être m'attendent? Aucun obstacle ne m'aurait arrêté. Hélas, ce qui me fait trembler, ce n'est pas d'avoir à peiner et à lutter! Mais, de quel courage s'armer quand c'est contre une mère chérie qu'il faut combattre, et comment soutenir d'un front intrépide des mépris qui frapperont d'abord ma noble Atlantis!»
Tandis que René tournait en son esprit ces soucis, qui venaient ainsi traverser sa grande joie, sans l'altérer d'ailleurs, ou modifier en rien ses résolutions, Chariclès avait retrouvé quelque force et se disposait à renouer le fil interrompu de son discours, à donner à René ses instructions dernières et à lui conférer enfin cette suprême preuve d'estime et de confiance, l'honneur d'épouser sa fille, la perle de l'Océan! Son beau visage était empreint d'une expression de généreuse grandeur, car il croyait, non sans raison, offrir à son jeune ami un don inestimable. On aurait bien surpris le pauvre vieillard si on avait pu lui faire entrevoir les préoccupations, qui, en ce moment même, agitaient l'âme de son fils d'élection. Lui, Chariclès, d'une si haute race, accueilli par n'importe quelle famille avec froideur ou déplaisir? Son alliance tout au plus acceptée, et non point sollicitée? Atlantis soufferte et non recherchée!...
Comment aurait-il soupçonné ces choses? René avait soulevé un coin du voile, il n'avait pu d'un coup lui révéler les préjugés, les petitesses, les méfiances, qui se cachent dans les cœurs des meilleurs. Le sujet au surplus était impossible à aborder.
«Jeune homme, fit Chariclès d'une voix solennelle, approche-toi.»
Il saisit sa main, et la joignant à celle d'Atlantis:
«Je te la donne, dit-il avec noblesse; elle est digne de toi. Je t'ai bien étudié. Tu es généreux et tu es fort, l'intelligence rayonné sur ton front, le courage brillé dans tes yeux, et ta bouche ne connaît pas le mensonge. Ton cœur est allé à ma fille; garde-le-lui fidèlement. Tu vas être sa seule famille; sois un père en même temps qu'un époux: elle te tendra au centuple ce que tu feras pour elle!
— Chariclès, dit René d'une voix ferme, je reçois, plein d'amour et de reconnaissance, le glorieux don que vous me faites. Puissent nos soins prolonger vos jours, noble vieillard, mais, quand l'heure sera venue de vous séparer de nous, partez en -paix! Votre fille sera servie et protégée comme il convient; je n'ajouterai pas d'autres protestations. Vous l'avez dit mieux que je ne saurais l'exprimer! Mon cœur est allé à elle; ma vie lui appartient; elle sera consacrée à la rendre heureuse. Puissé-je réussir!»
Muette et recueillie, la jeune fille écoutait sans y mêler sa voix ces discours dont elle était le seul objet. Son regard candide exprimait une joie profonde, une confiance absolue. Non plus que son père elle ne pouvait avoir notion des difficultés possibles; et la fière conscience de ce qu'elle valait aurait suffi à bannir toute inquiétude, le cas échéant. Mais elle était bien loin de songer à de pareilles choses. Ce n'est pas pour rien qu'on habite à mille mètres au fond de l'Océan. Il ne vaudrait guère la peine d'avoir été élevée dans une retraite pareille, si on devait apporter au seuil du mariage les soins mesquins, les préoccupations artificielles qui en sont trop uniformément le cortège. Dot, relations, «corbeille» et autres hors-d'œuvre qui y deviennent si souvent le plat principal, n'avaient, comme on peut croire, aucune place dans ses pensées; pas davantage la question de savoir si elle contractait une belle alliance, et René une médiocre. Plus tard, elle connaîtrait sans doute ces choses, et apprendrait à traiter, avec le sérieux qui convient les niaiseries et grimaces qui prennent une si large place dans les actes les plus importants de la vie. Pour le moment, elle les ignorait, et René pouvait avoir l'agréable certitude que l'intérêt qu'il inspirait à sa fiancée n'était balancé par aucune de ces misères. Aux yeux d'Atlantis, il n'y avait que trois êtres: son père, René, et elle-même, et le monde extérieur n'existait pas. Autant que le fit jamais jeune fiancée, elle pouvait donc écouter religieusement les paroles solennelles qui engageaient sa vie.
«Fille chérie, reprit Chariclès d'une voix encore nette, mais qui s'affaiblissait notablement, celui que j'appellerai désormais mon fils m'a appris que chez lui, si un père a gardé le privilège de disposer de sa fille en mariage, ce que son pouvoir avait gardé d'absolu parmi nous s'est tempéré de douceur; la jeune fille est admise à apporter son avis! Cet usage m'étonne; mais par égard pour ta future condition, il ne me répugne pas de m'y conformer. Dis, Atlantis, de quel cœur prends-tu l'époux que je te donne?
— Mon cœur est joyeux, n'hésita pas à répondre la jeune fille, et il vous bénit, mon père. J'ignore bien des choses, mais il en est une dont je suis certaine, c'est que j'aurais choisi entre tous celui à qui vous m'unissez. Je tiens à le dire, car, à votre insu, René, vous avez plus d'une fois laissé percer un doute. Avouez-le, ajouta-t-elle avec un éclair de malice, vous n'êtes pas sans craindre que mon choix soit l'effet du hasard, l'affection que je vous donne eût pu tout aussi bien aller à un autre, qui, au lieu de vous, serait venu frapper à notre porte. Détrompez-vous. Comme cette Miranda, dont vous me contiez l'histoire, je n'ai jamais vu personne, il est vrai; mais mon père n'est-il pas le plus beau, le plus parfait des hommes? et, si, auprès de lui, vous avez pu soutenir la comparaison, je sens bien que vous devez être supérieur . D'ailleurs, René, Il ne peut plus être question entre nous désormais du plus ou moins de valeur relative que nous avons. Qu'il y ait de par le monde des hommes ou des femmes qui vaillent mieux que nous, que nous importe? Nous sommes unis, cela suffit!
— Ma fille, dit Chariclès charmé, la sagesse et les grâces parlent par ta bouche. Mais est-ce exact, mon fils, cette enfant avait-elle pénétré tes pensées secrètes?
— Il est parfaitement exact, dit René, surpris et ravi à la fois, que des craintes semblables ont traversé mon esprit. Les perfections de votre fille et mon peu de mérite ne sont-ils pas mon excuse? Mais croyez-moi, Atlantis, après les paroles que vous venez de dire, j'ai fini de craindre. Moi aussi, Chariclès, je te bénis de m'avoir donné cette fiancée. Jamais homme n'en reçut une plus noble ni plus pure.
— Et moi je bénis les dieux de m'avoir réservé une fin si douce, dit le vieillard, et je les supplie de vous accorder des jours longs et heureux... Mais je m'oublie à contempler votre jeune joie, et je laisse couler mes forces sans avoir mis ordre, comme il sied, aux affaires matérielles. Hâtez-vous, mes enfants, d'écouter mes instructions dernières!»
Il se recueillit un instant; puis, d'une voix qui n'était plus qu'un souffle, il reprit;
«Je ne veux pas avoir d'autre tombe que ce lit où je repose, où mes ancêtres ont rendu l'esprit, et où va se fermer la liste glorieuse des habitants d'Atlantide...
«Mon fils René, je te prie d'accepter, au nom de ta femme, les joyaux que tu trouveras dans le coffré d'ivoire à la tête de mon lit. Ils constituent une dot digne de la fille des Atlantes, et pourront être emportés sans vous surcharger... Enfin, aussitôt que j'aurai cessé de vivre, vous partirez, je le veux ainsi...»
La voix de Chariclès s'était tellement affaiblie qu'à peine René et Atlantis pouvaient-ils l'entendre. Il eut comme une courte syncope, puis il reprit avec effort:
«Pour votre sortie, il me reste à vous indiquer...»
Mais ici, sa voix se perdit tout à fait, et son visage se figeant soudain, il tomba dans la plus parfaite immobilité.
Atlantis, penchée au-dessus de lui avec angoisse, cherchait d'une main tremblante la place du cœur. René avait approché une glace de ses lèvres pâles.
«Il n'a pas cessé de respirer! dit-il avec joie. Voyez cette légère buée! Espérez! espérons! J'attends tout du secours de mon ami...»
Atlantis et René, debout auprès de la couche de Chariclès, avaient dû se reconnaître impuissants à le tirer de son inquiétante stupeur. Du moins ils avaient cette consolation de savoir qu'il vivait, de croire que, dans cette sorte de syncope, il retrouverait des forces; et puis ils avaient tant a penser, à espérer, qu'ils ne pouvaient être tout à fait malheureux.
D'ailleurs Chariclès, en sa manière un peu hautaine de demi-dieu ennemi de ces témoignages démesurés de douleurs ou de joie, si funestes à l'harmonie et à la beauté, ne leur avait-il pas commandé le calme et le courage? N'avait-il pas fait entendre qu'il ne voulait que paix et sérénité autour de son lit funèbre? Ils veillaient donc, tantôt se relayant pour aller prendre nourriture ou repos, tantôt renouant cette causerie qui les unissait à tout instant davantage, tantôt retombant dans ces silences sans contrainte qui sont le privilège d'une entente parfaite.
On était parvenu au septième jour après le départ de Kermadec pour les régions supérieures. René avait compté les heures; en ce qui touchait Kermadec et Patrice, il n'y avait pas à douter: obéissance aveugle d'une part, dévouement absolu de l'autre; ils seraient là à l'instant prévu, si rien ne se mettait à la traverse! Mais cette possibilité entrait pour peu de chose dans les calculs du jeune marin. Il était avant tout optimiste, il possédait cette heureuse disposition qui, en croyant tous les miracles possibles, en active la réalisation. Le ton de parfaite certitude qui régnait dans son appel avait agi puissamment sur la résolution d'Etienne; il ne se doutait guère qu'il devait déterminer aussi celui d'Hélène et de sa mère.
Des heures se sont écoulées; le timbre se fait entendre!... Atlantis demeure auprès de son père. D'un pas rapide, René se dirige vers la porte d'eau; avec quelle joie il distingue, à travers l'épaisseur liquide que traverse un jet puissant de lumière électrique, sa Titania, son œuvre! Noire, trapue, compacte, sans aucune des lignes qui font la grâce du navire ordinaire; toute sa vertu et sa beauté intérieures. Mais combien précieuse par ce qu'elle apporte!
Le cœur battant, René fait jouer la crémaillère qui ouvre les écluses. La porte s'entre-bâille, l'eau pénèlre sans violence. Peu à peu la chambre inférieure s'emplit; la porte est grande ouverte; le torpilleur est entré, la porte extérieure se reforme. René met alors en action la pompe aspirante qui vide la chambre inférieure; il voit le niveau de l'eau baisser, baisser avec son lourd fardeau, baisser jusqu'à la dernière goutte. C'est fini, Titania est à sec sur le sable du bassin. D'une main impatiente, René en ouvre la porte, il court au navire, il en escalade le flanc, il se précipite vers l'escalier, la main tendue pour serrer la main de Patrice, celle de Kermadec...
Il tombe dans les bras de sa mère!....
Des exclamations, des pleurs de joie, des poignées de main, des questions sans réponse, un ravissement général: ce fut d'abord un tumulte à ne pas s'y reconnaître. Les yeux baignés de larmes, Mme Caoudal ne pouvait se lasser de contempler son fils, de l'embrasser. Dans une tempête de paroles incohérentes, elle répétait mille fois qu'elle avait cru ne plus le revoir, que la mer les lui avait tous pris, tous, la cruelle! Elle le grondait de sa témérité, le louait de son courage,: l'accablait de tous les doux noms puérils d'autrefois, oubliés depuis longtemps, ressuscités soudain, sous l'empire d'une émotion puissante.
«Tante Alice, disait Hélène, essayant de réagir contre l'attendrissement universel, si vous nous cédiez un peu votre René?... Nous ne serions pas fâchés, nous non plus, de l'embrasser, ou de lui dire un mot...
— Ah! remercie-la bien! fit Mme Caoudal en se dégageant des bras de son fils, si je suis ici, c'est à cette chère enfant que je le dois...»
Elle s'arrêta soudain, les yeux dilatés, comme frappée d'une vision surhumaine. Kermadec, qui faisait comme elle face à la porte, le béret à la main, se confondait en sourires et courbettes. Tous se retournèrent.
Un cri de surprise et d'admiration leur échappa involontairement.
Atlantis venait de paraître. Attirée par les voix joyeuses, elle s'était approchée; mais, parvenue au seuil de la chambre, l'étonnement la tenait clouée. Ce qu'elle voyait était si nouveau, si inattendu. Et ce n'était pas ce tumulte de voix, ce nombre de personnes, spectacle certes assez étrange pour la jeune recluse, qui l'avait ainsi frappée de stupeur. Dans ce groupe, qui à ses yeux prenait les proportions d'une foule, ce n'était ni Patrice, ni Kermadec, ni René lui-même, qui tenaient son regard attentif et rivé; ce qui la fascinait, c'était Hélène, avec son costume de voyage en drap gris, ses gants, sa beauté brune, toute sa silhouette de femme moderne. Mais ce qui l'attirait, la remuait jusqu'au fond de l'âme, c'était Mme Caoudal. Une mère! De beaux poèmes avaient parlé d'amour maternel à la pauvre orpheline. Chariclès, avec des paroles toujours nobles et relevées avait touché ce sujet; il n'avait pas celé à Atlantis qu'en lui prenant sa mère de si bonne heure, les dieux l'avaient sévèrement traitée. Toutefois, autant par prudence que par réserve naturelle, il n'avait jamais appuyé sur ce point. La jeune fille avait ignoré jusqu'à présent à quel point elle était déshéritée; elle en avait la révélation!
Elle comprenait à cette heure ce que René avait senti avant elle, combien sa solitude avait été triste! Elle savait pourquoi sa jeune tête se penchait parfois, vaguement inquiète, pourquoi mille puérilités qui montaient à ses lèvres s'arrêtaient figées avant d'avoir trouvé une expression, pourquoi les démonstrations de tendresse si sévèrement condamnées par Chariclès voulaient quand même se faire jour. Ah! ce n'était pas à lui que tout cela devait naturellement aller; c'était à sa mère, à la pâle morte ensevelie depuis si longtemps sous les roches du jardin. Voilà ce qui lui avait été ravi dès le berceau, voilà le bien donné à tous et que des divinités féroces lui avaient à elle seule refusé!
Penchée avidement, une main appuyée au montant de la porte, de l'autre comprimant les battements de son cœur, elle écoutait le torrent de paroles où se répandait la joie maternelle de Mme Caoudal, pénétrée d'une vénération, d'un respect religieux, prête à tomber à genoux, et sans se douter aucunement qu'elle était devenue elle-même l'objet de l'admiration général.
Sous ses blancs vêtements attachés sans recherche, et dont Phidias aurait aimé à reproduire en marbré les gracieux plis, avec sa pure beauté de camée, elle semblait une immortelle. Et en même temps, sur ses traits impeccables, on lisait une si naïve envie; ils racontaient si ingénument sa détresse, son désir d'être au banquet ouvert sous ses yeux, que tous se sentirent remués et conquis. Mais Hélène fut la plus prompte à deviner, la plus rapide à l'exécution, déployant une grâce différente de celle de la jeune Grecque mais non inférieure, elle alla vers elle d'un pas vif et lui prenait doucement la main.
«Atlantis, lui dit-elle, je vous reconnais; René m'a tant parlé de vous... Il y a longtemps que je vous aime.»
Deux larmes pareilles à la rosée sur des violettes mouillèrent les longs cils d'Atlantis.
«Moi aussi, je vous connais et je vous aime, Hélène.».
Puis d'un ton mêlé de respect et de tendresse craintive:
«... C'est là sa mère?»
Sa voix, ses regards, disaient clairement: Puisse-t-elle m'aimer aussi!» René ne voulait, n'osait dire un mot. Il attendait, le cœur oppressé d'espoir et de crainte, connaissant les trésors de bonté, que renfermait le cœur de Mme Caoudal, mais au fait aussi de ses préjugés; heureux au delà de toute expression de la saute soudaine qui changeait la face des choses; appréhendant néanmoins que quelque accroc, quelque malentendu vînt tout gâter.
Il n'avait pas compté en vain sur l'âme généreuse de sa mère. Elle aussi avait fixé un œil de sympathie sur la jeune Grecque, et, sous l'imposante perfection de sa beauté, elle avait vu l'âme d'enfant solitaire qui demandait un appui, qui avait soif de tendresse.
Elle lui tendit les bras.
«Mon enfant, dit-elle, venez m'embrasser.»
Étouffant un cri, la jeune fille courut à elle, et, tombant à genoux, elle voulait prendre sa main, la baiser; mais Mme Caoudal, la relevant, la pressa tendrement dans ses bras, et toutes deux mêlèrent des larmes dont elles n'auraient pu dire la source mystérieuse.
Hélène et Patrice échangèrent avec René un rapide regard d'attendrissement. Du coup, tous deux étaient devenus, complices; quelque chose leur disait d'ailleurs confusément qu'un des nœuds de leur propre destinée venait d'être tranché.
Mais, à la suite de ces mouvements d'émotion intense, une sorte d'embarras était tombé sur les esprits. Le docteur Patrice vint à propos offrir une diversion en demandant qu'on le présentât à Mlle Atlantis, et qu'elle voulût bien le conduire sans tarder auprès de son malade.
En vain, Atlantis, désireuse de remplir les devoirs de l'hospitalité, voulait qu'il s'accordât d'abord un peu de repos. Il déclara qu'il était venu expressément pour voir le seigneur Chariclès et le traiter de son mieux, non pour prendre ses aises. Comme, au fond, la jeune fille ne demandait pas autre chose, elle se mit en devoir de le précéder auprès du lit de son père, après avoir chargé Kermadec d'installer ces dames dans une petite salle de repos et de leur servir une collation. D'un signe Mme Caoudal avait autorisé son fils à suivre le docteur, et, avec un regard de reconnaissance, René s'était empressé de lui obéir.
«Tu comprends, expliqua Mme Caoudal, qui déjà trouvait qu'elle avait été bien vite en besogne, tandis qu'elle s'installait en compagnie d'Hélène sur les coussins d'un large divan. Tu comprends, ma fille, que, s'il ne convient pas que nous nous introduisions chez le malade avant que le docteur l'ait permis, d'autre part, les convenances exigent que René...
— Oh! tante Alice, les convenances! s'écria Hélène avec un léger rire. Il me semble que nous les avons traitées assez cavalièrement en nous présentant dans cette demeure où personne ne nous invitait.
— Ah! mon Dieu, c'est très vrai! s'écria Mme Caoudal, consternée de la découverte. Mais, dis-moi, Hélène, crois-tu que Mlle Atlantis considère notre venue comme impertinente?
— Elle? dit Hélène vivement, ce front divin loger une pensée mesquine?... Ah! ne voyez-vous pas qu'elle n'a qu'une envie, la chère créature, c'est de nous offrir tout son palais avec tout son cœur!... Ma tante, qu'elle est adorable et que je l'aime!...
— Hélène! tu vas trop vite! dit Mme Caoudal avec une raideur voulue.
— Bah! vous l'aimez déjà, tante Alice. Nous l'aimons tous. On ne peut faire autrement, n'est-ce pas, Kermadec? ajouta-t-elle en s'adressant au brave garçon comme il poussait devant elles une table chargée de fruits qui paraissaient cueillis dans le jardin des fées.
— Bien sûr, mademoiselle Hélène, répondit Kermadec se figeant soudain dans l'attitude réglementaire d'un gabier parlant à ses supérieurs.
— Avoue, Kermadec, qu'elle m'a supplantée dans tes affections?
— Pour ça, non, mademoiselle; sauf votre permission, personne ne passera jamais avant la mère et la sœur de mon officier. Mais à part, ça, il n'y a pas à dire, la demoiselle de la mer est bien ce qu'il faut.
— Hélène! dit Mme Caoudal aussitôt que Kermadec se fut retiré, à quoi songes-tu de parler si familièrement à ce matelot?:
— Ah! tante Alice! Kermadec n'est pas un matelot, c'est un ami. Et puis, je suis si heureuse!... On est bien ici!... Voyez comme tout est splendide et brillant, et paisible autour de nous. C'est le royaume de beauté, c'est l'Arcadie, c'est le pays idéal! Il n'y a ici rien de laid ou de méchant; plus de rang social, plus de maîtres ou de valets. Nous sommes des naufragés sur un roc isolé.; tous les mensonges philistins ont disparu, et la seule supériorité désormais entre nous sera celle de la bonté.
— Que veux-tu dire, ma fille? demanda Mme Caoudal inquiète et émue.
— Ah! vous le savez bien, tante chérie, mais je parlerai sans réserve! Plus heureuse qu'Atlantis; j'ai une mère, moi, et une vraie. Jamais je n'ai dû garder sur le cœur un secret, un poids quelconque; quelque futiles que fussent mes joies ou mes chagrins, je pouvais hardiment vous les dire: pour vous, ils étaient toujours intéressants... Je n'avais jamais senti comme tout à l'heure ce que je vous dois. C'est en voyant le regard de déshéritée qu'attachait sur vous cette royale fille que je l'ai compris. La pauvre enfant! avec toute sa pompe et sa beauté, elle est plus indigente que le dernier des petits bohémiens, battu et rudoyé du mâtin jusqu'au soir, mais du moins embrassé et chéri par sa mère. Ne vous semble-t-il pas que nous, si comblés d'affections, nous avons une dette à lui payer; que c'est à nous de la réconforter, de la consoler, de l'aimer, de lui rendre la part de bonheur à laquelle elle a tant de droits et qui lui a été injustement refusée?
— Peux-tu douter, mon enfant, dit Mme Caoudal attendrie, mais secrètement embarrassée, peux-tu craindre un instant que je ne sois prête à seconder ton élan généreux. Tout cela est bien surprenant, bien étrange, bien précipité; mais enfin, tu l'as vu, j'ai embrassé cette jeune fille...
— Oui, oui, vous avez été comme toujours exquise de tendresse spontanée. Mais ne vois-je pas bien que ce que vous estimez votre meilleur jugement vous reproche déjà ce mouvement béni? Allez, écoutez votre cher cœur; lui seul a raison. N'attendez pas qu'on vous supplie, qu'on vous arrache un consentement; mettez vous-même dans la main de René la main de cette fiancée...
— Hélène, mon enfant! que me dis-tu? s'écria Mme Caoudal bouleversée. Sais-tu bien que ce serait détruire mon espoir le plus cher? Et c'est toi, toi, ma fille choisie...»
Des larmes s'échappèrent de ses yeux.
«Votre fille, je la suis, dit Hélène en l'entourant de ses bras, je ne saurais l'être davantage, eussiez-vous cent Renés à me faire épouser. Mais, renoncez, bonne tante, à un projet qui ne ferait le bonheur de personne. Disons les choses comme elles sont: René ne veut pas de moi, et, pardonnez mon impertinence, je ne veux pas de lui! Voilà déjà, avouez-le, un pauvre commencement. Ajoutez à cela que tous deux nous avons... Je veux dire que René a fixé ailleurs son choix, irrévocablement... Voudriez-vous, pour un projet chimérique, faire son malheur?
— Son malheur! Dieu m'en garde!... Mon fils chéri!... Tout ce que je souhaite, c'est de le voir heureux.
— Donnez-lui donc le consentement qu'il souhaite, ou plutôt, non, pas de consentement; courez au-devant de lui, dites-lui qu'Atlantis est votre fille...
— Atlantis ma bru!... Une néréide, une ondine, une sirène, Une femme habillée comme la Polymnie... gémit la pauvre Mme Caoudal.
— Je lui prêterai une de mes robes, répliqua tranquillement Hélène.
— Que diront nos amis, que pensera notre entourage?
— Que jamais fille plus belle, plus noble, plus intéressante, n'entra chez les Caoudal; que vous avez trouvé ici une bru digne de vous. Qu'est-ce qui vous arrête, en sommé? C'est qu'Atlantis est étrangère, je ne veux pas dire étrange, le mot siérait mal à ce pur et paisible visage. Mais qu'elle soit noble de cœur et de traditions, vous n'en doutez pas plus que moi. Et ne pensez-vous pas, chère tante, que si son père, à elle, a accepté René pour fils, il a dû faire contre son inclination un effort autrement violent que celui qui vous est demandé, et tout me dit qu'il l'a fait. Ne vous laissez pas dépasser en générosité, tante Alice, allez à eux, ils en sont dignes; et René vous en saura gré!...» .
Hélène poursuivait son plaidoyer, le visage animé d'une généreuse ardeur; elle ne s'était pas aperçue qu'au détour de l'allée, le docteur Patrice venait de paraître et s'était arrêté pour l'admirer.
«Eh bien, Etienne, quelles nouvelles? dit Mme Caoudal qui le découvrit la première.
— Rien de décisif jusqu'ici, mais je ne suis pas sans espoir — relatif, s'entend, — car, de prolonger longtemps la vie du malade, il n'y a pas à y songer. J'ai fait déjà quelques applications d'électricité que je renouvellerai. Pour le moment, notre belle hôtesse exige que je vienne me rafraîchir et me reposer auprès de vous.
«La vérité, ajoutait-il, tandis que les deux dames s'empressaient de lui faire place et de le servir, c'est que je n'ai besoin ni de repos ni de nourriture. Jamais je ne me suis senti si frais et si dispos. Quel lieu enchanté, quel séjour délicieux! C'est le propre jardin d'Armide.
— Le malade a-t-il repris ses sens? demanda Mme Caoudal.
— Pas encore, mais cela ne peut tarder.
— Pensez-vous qu'il ne serait pas indiscret de pénétrer dans sa chambre? J'aurais à cœur de me trouver là à son réveil, pour excuser notre venue et lui offrir nos civilités, dit la bonne dame de son ton de cérémonie, et aussi, ajouta-t-elle doucement, je voudrais assister cette pauvre enfant dans sa triste épreuve quoique nous n'ayons, hélas! d'autre consolation à lui offrir que notre sympathie.
— Soyez sûre qu'elle en sera reconnaissante, s'écria Patrice plein de chaleur, et qu'elle ne pourrait être mieux placée. J'ai vu bien des lits de mort, mais jamais rien qui ressemble à cela. Songez que la couche étroite où expire ce vieillard contient tout l'univers pour cette jeune fille, tout ce qu'elle a connu jusqu'ici. Son attitude est admirable. Que de dignité simple et contenue dans sa douleur, et pourtant quoi de plus navrant que l'abandon où elle va rester!...
— Allons, auprès d'elle, dit Mme Caoudal vivement. Puisque vous nous y autorisez, je me reprocherais de tarder un moment de plus.»
Ils se levèrent tous trois, et, quittant la salle de repos, le docteur les précéda vers l'appartement du malade.
Atlantis et René avaient repris la place si longtemps occupée par eux au chevet de Chariclès. Le vieillard, étendu sur le lit de pourpre, gardait son immobilité de statue, mais son aspect n'avait rien de pénible. Depuis quelques instants, une légère teinte de vie était venue animer le marbre délicat de ses traits; il était si parfaitement beau ainsi, que les deux visiteuses s'arrêtèrent pénétrées de respect, comme au seuil d'un sanctuaire. Déjà René et Atlantis venaient à elles, les engageaient à s'asseoir; mais Patrice, habitué par profession à lire dans les cœurs, et toujours ingénieux à faire le bien, comprit que la mère et le fils brûlaient d'avoir un entretien à fond; que, d'autre part, nulle ne verserait le baume d'une main plus délicate dans le cœur d'Atlantis que sa chère Hélène.
«Avec votre permission, dit-il sans ambages, je désirerais qu'on me laissât pour une heure où deux en tête à tête avec mon malade. Voici un petit salon (désignant une pièce voisine) où tu peux installer ta mère confortablement, mon cher Caoudal, et rester à portée de m'aider, si besoin est. Quant à vous, mesdemoiselles, je me permets, en ma qualité de docteur, de vous ordonner un tour de promenade. Je n'ai aucun besoin de vous pour le moment, mais vôtre concours pourra plus tard être nécessaire. Il est donc de votre devoir de prendre des forces, et un peu de distraction est ce qui conviendra le mieux. Je suis sûr que Mlle Atlantis se fera un plaisir de promener sa visiteuse à travers ces admirables jardins...
— Voulez-vous? dit Hélène montrant un sourire irrésistible.
— Ah! oui, je veux!» dit Atlantis, dont le regard d'une inexprimable douceur s'arrêta sur les yeux bruns d'Hélène.
Les deux jeunes filles s'éloignèrent. Pendant quelques minutes, elles ne se dirent rien, occupées qu'elles étaient chacune de leurs pensées. Au détour d'une allée, Atlantis parla la première:
«Hélène, dit-elle, je voudrais vous dire ce que j'éprouve, et je ne sais pas l'exprimer... Comment, vous ayant connue, René peut-il m'avoir choisie?
— Je suis la sœur de René, dit Hélène simplement, la vôtre par conséquent.
— Ma sœur!... Vous voulez être ma sœur! Oh! c'est trop de joie en un seul jour!
— Chère Atlantis, dit Hélène l'entourant de son bras, ne voyez-vous pas que c'est moi qui suis favorisée?»
Engagée sur ce ton, la causerie continua. Bien des confidences furent échangées, et lorsque, au bout de deux heures, René vint inviter les deux jeunes filles, de la part du docteur, à revenir auprès du malade, elles étaient amies à jamais.
Patrice les convoquait pour assister au réveil imminent de Chariclès.
Assemblés autour du lit, ils attendaient tous en silence le changement qui s'annonçait depuis quelques minutes par des signes précurseurs. Soudain un phénomène inouï se manifesta.
Le timbre d'appel de la porte d'eau venait de se faire entendre... Deux fois de suite la sonnerie fut réitérée...
Qui pouvait venir frapper à ces profondeurs?
«Faut-il aller ouvrir, mon officier? dit enfin Kermadec.
— Ouvrir... ouvrir... Tu en parles bien à ton aise!.... Qui diable peut nous arriver ici?... Ces gens mériteraient qu'on les laissât se morfondre jusqu'au jugement dernier, pour leur apprendre à venir déranger de la sorte un malade...»
Un troisième carillon, pressant, énergique, lui coupa la parole.
«Les gaillards semblent impatients, fit observer Patrice en souriant. Qu'en dit notre charmante hôtesse? Faut-il tolérer que ces intrus supplémentaires envahissent sa demeure?
— Notre solitude est terminée pour toujours, répondit Atlantis avec une dignité douce. Chariclès, j'en suis sûre, permettrait à ces nouveaux venus de pénétrer chez lui. Tenant sa place, je prends sur moi d'en donner l'autorisation. Va, jeune et agile serviteur, poursuivit-elle en s'adressant à Kermadec, va saluer de la part de Chariclès les voyageurs égarés; offre-leur l'eau lustrale, le pain et le sel, et conduis-les en ces lieux, lorsque tu les auras débarrassés de la poussière du voyage...
—La poussière, c'est une façon de parler, pensa Kermadec en se mettant en devoir d'obéir; m'est avis qu'ils doivent plutôt être couverts de coquillages,et de varech; mais enfin, allons voir...»
Il sortit, gardant son dandinement faraud de matelot, et quelques minutes s'écoulèrent. Puis on entendit retentir des exclamations de surprise, et soudain Kermadec rouvrit la porte toute grande, et, s'effaçant sur le seuil, annonça à haute voix, la figure épanouie dans un large sourire:
«Son Altesse M, le prince de Monte-Cristo, et M. le capitaine Sacripanti, qui désirent présenter leurs devoirs à ces dames et à ces messieurs!...»
René et Patrice eurent un vif mouvement de contrariété. Un froncement de sourcils assombrit le front de Mme Caoudal, qui ramena son châle sur ses épaules, comme pour mettre une barrière entre elle et ces fâcheux. Hélène ne put retenir un sourire malin. Quant à la fille de Chariclès, elle attendit placidement l'entrée des deux visiteurs.
Ils ne se firent pas attendre. Le prince, portant beau à sa coutume, le nez au vent, l'oreille rouge, le chapeau sous le bras, s'avança en vainqueur et salua les dames. Derrière lui Sacripanti, plus pommadé, mieux pourvu que jamais de chaînes de montre, de bagues et d'épingles de cravate, esquissait des révérences qui visaient à être obséquieuses et qui n'étaient que grotesques.
«M. le capitaine Sacripanti a bien voulu m'accompagner en qualité d'interprète, dit le prince, d'un geste majestueux. Toutes les langues anciennes et modernes lui étant également familières, j'ai pensé que ses services me seraient inappréciables pour communiquer mes idées à l'intéressante famille qui a fixé ici sa résidence». Et, à propos, mon cher Caoudal, contentez, de grâce, l'envie qui me dévore, présentez-moi à ce noble vieillard et à son adorable fille, — car je présume que mademoiselle est bien la fille de monsieur?...
— En effet, dit René d'assez méchante humeur; mais veuillez remarquer que notre hôte, Chariclès, n'est en état, pour le moment» d'accueillir aucune présentation. Expliquez-nous plutôt d'où vous sortez, et comment vous voici en ces lieux; car, sur ma parole, je n'y comprends rien!...
—C'est comme qui dirait un endroit qui devient un peu banal, dit sans façon Kermadec, usant de son franc parler.
—Hein?... quoi?... banal?... fit le prince en s'installant à l'aise dans une chaise d'ivoire qui craqua sous son poids; sache, mon brave, que n'importe quel lieu où se trouve le prince de Monte-Cristo ne saurait être qualifié de banal!... Mais pour répondre à votre question, mon bon Caoudal, je le ferai à la mode irlandaise, par une autre question: N'avais-je pas vu mademoiselle?... Mes faibles yeux n'avaient-ils pas entrevu ce miracle de grâce et de beauté, lors de notre mémorable descente dans le scaphandre de la Cinderella?
—Sans doute! dit René impatienté.
— Eh bien!... ai-je besoin de donner une autre explication?... Pour qui connaît Monte-Cristo, la chose ne va-t-elle point toute seule?... Voir cette merveilleuse beauté et être décidé à la revoir ne pouvait faire qu'un pour moi!...»
Et il promena autour de lui un regard empreint ds la plus vive satisfaction.
«Te voilà supplantée, ma pauvre Hélène, dit à demi-voix Mme Caoudal, et, certes, tu ne t'en plaindras pas, je crois!...
— Cela ne nous explique toujours pas comment vous êtes descendu ici, reprit René très froid.
— Ah!... ah!... mon cher Caoudal!... avec votre habituelle justesse d'esprit vous mettez le doigt sur la plaie... Le scaphandre étant — vous le savez mieux que personne — absolument hors de service, j'ai pensé d'abord à en fabriquer un autre pour redescendre ici seul, puisque vous m'aviez inopinément quitté... Et puis, ma foi, je me suis dit que le plus simple serait encore de m'informer de vos mouvements et de me modeler sur vous... Mon honorable ami, le capitaine Sacripanti, a bien voulu, en raison de certaines compensations pécuniaires, se charger de ce soin...
— Vous m'avez espionné, en d'autres termes!... dit vivement René.
— Oh!... espionner est un mot trop fort, mon cher ami!... Vous ne vous cachiez pas, que je sache... Sacripanti ayant appris que vous faisiez construire un bateau sous-marin, visible au public, je n'ai pas eu de peine à présumer le but que vous vous proposiez... Et comme mes coffres princiers ne sont pas encore à sec, j'ai tout bonnement commandé un bateau semblable au vôtre, chez vos constructeurs mêmes, le mien a été terminé peu de jours après la Titania. J'ai pris la mer en compagnie de mon excellent ami... et me voici!... Je ne m'attendais guère, ajouta galamment le prince, à trouver en ce royaume sous-marin si nombreuse et si charmante compagnie...
— Pas plus, certes, qu'on ne s'attendait à vous y voir, dit brusquement René. Mais, Patrice, je ne me trompe pas!... notre vénérable hôte paraît donner quelques signes d'animation!... Ne serait-il pas à propos de recommencer nos tentatives?...
— Pour lesquelles je me mets, est-il besoin de le dire, à votre entière disposition, appuya Monte-Cristo d'un air noble. Les lois de l'hospitalité sont sacrées; je ne croirai pas déroger en prodiguant mes soins à ce vieillard vénérable, d'ailleurs— si j'en juge d'après les apparences — parfaitement bien né...»
René se détourna d'un mouvement d'impatience, et le docteur et lui, secondés par Kermadec, reprirent les applications d'électricité que la venue du prince avait interrompues. Pendant qu'ils prodiguaient leurs efforts auprès du vieillard, Monte-Cristo et tante Alice, oubliant les escarmouches qui avaient jadis signalé leurs relations, redevinrent pour le moment les meilleurs amis du monde.
Hélène et Atlantis causaient à l'écart, s'amusant des erreurs que commettait la jeune Grecque dans la langue française, si sommairement enseignée par René au cours des longues causeries qu'ils avaient eues au chevet du malade.
Seul, Sacripanti restait inoccupé; mais, sans paraître se soucier de l'abandon où chacun le laissait, il allait et venait à travers la vaste salle, furetant, regardant dans tous les coins, et semblait trouver fort à son goût les merveilles qu'il y découvrait.
Enfin, au bout d'une heure environ d'applications électriques, Chariclès, toujours, étendu sur sa couche de pourpre, poussa un profond soupir; il ouvrit les yeux, ses bras s'agitèrent, il fit un mouvement pour se soulever. René le soutint par les épaules; le vieillard promena autour de lui un long regard.
A l'aspect de tous ces visages inconnus, il parut frappé d'une profonde stupeur:
«Où suis-je! murmura-t-il. Serais-je déjà au pays des ombres?... Quels sont ces étrangers auprès de ma couche... ou rêvé-je encore?...
— Je suis là, mon cher hôte, dit René en lui pressant affectueusement la main.
—Atlantis!...» ajouta-t-il en élevant la voix.
Atlantis accourut, légère comme une ombre, au chevet de son père, et, lui entourant le cou de ses bras charmants, . elle le couvrit de baisers et de larmes joyeuses.
Le vieillard la pressait faiblement sur son cœur.
«Chère, chère enfant, poursuivait-il, je te revois, chère Atlantis!... Mais, dis-moi, qui sont ces étrangers?... d'où sortent-ils?.. Existent-ils en réalité, ou ne sont-ils que des fantômes créés par mon cerveau malade?... Quand je m'endormis, je te laissai seule auprès de ma couche avec notre jeune ami, et maintenant je crois vous voir si nombreux... Quelle est cette noble femme, au front majestueux adouci par ses cheveux blancs? Elle ressemble à la mère d'Hector, et ses vêtements noirs font ressortir la blancheur de son visage... Quelle est cette nymphe charmante, qu'on croirait ta sœur, enfant, et qui me rappelle l'image que nous a laissée Homère de la douce Briséis?...
— Elle porte un nom qui ne te paraîtra pas étrange, père; elle se nomme Hélène, dit Atlantis en souriant. Elle est sœur de René.
— Une Hélène innocente et pure, dit le vieillard avec bonté. Approche, jeune fille; laisse mon regard affaibli contempler la jeunesse et la beauté rayonnante sur ton front!... Sans doute cet homme au visage grave, au regard fier, sera bientôt ton époux? Le ciel bénisse votre union! Il paraît le frère de René...»
Cette question inattendue fit monter le rouge à la joue d'Hélène et à celle du docteur, mais, sans y entendre malice, Chariclès reprit:
«... Et cet homme d'âge déjà mûr, à l'air infatué, est-il aussi de votre race?... Ton père peut-être, ô René?...»
Et le vieillard déguisait mal l'impression peu favorable que lui produisait Monte-Cristo.
Celui-ci attendait depuis trop.longtemps l'occasion de se produire. Il comprit ce que demandait Chariclès à la direction de son regard:
«En effet, Caoudal, vous tardez bien à me présenter, dit-il d'un ton de reproche. Expliquez, je vous prie, à ce vénérable prince qu'il peut traiter avec moi d'égal à égal... que ma race, sans me flatter, peut rivaliser d'antiquité avec la sienne et... qu'enfin... Monte-Cristo est d'assez bonne maison!...»
Il se rengorgea d'un geste de fierté. René, en peu de mots, mit Chariclès au courant de tout ce qui s'était passé pendant son long sommeil. Le vieillard, ranimé par quelques gouttes d'un vin généreux que le docteur lui fit boire, écouta avec le plus vif intérêt tous ces détails; il crut se rappeler vaguement, et comme à travers un songe, le bruit assourdi du timbre à la porté d'eau. Il remercia Patrice d'un ton de noble simplicité de la peine qu'il s'était donnée pour lui, adressa à Mme Caoudal, sur le courage don't elle avait fait preuve en descendant avec sa fille, des éloges qui l'auraient rendue toute confuse, si elle y avait compris un traître mot. Avec le sens du beau dont un Grec ne pouvait manquer, il n'eut garde d'oublier les louanges à la beauté maternelle et douce de la pauvre dame; il reconnut avec plaisir Kermadec, dont la figure ouverte et la leste tournure avaient toujours eu son approbation. Seuls, Monte-Cristo et son acolyte semblèrent lui déplaire, et, s'étant inquiété de savoir si on n'avait négligé envers eux aucun rite hospitalier, il ne s'occupa plus de leurs encombrantes personnes.
Mais un tel état de choses ne faisait pas l'affaire du bouillant Monte-Cristo. Après une conférence agitée avec le.capitaine Sacripanti, dans un coin de la salle, ils reparurent tous deux près de la couche du malade, Monte-Cristo doucement ému, Sacripanti de plus en plus pareil à un valet de place maltais.
«Prince Chariclès, bredouilla le Levantin en mauvais grec, je viens, au nom du prince de Monte-Cristo, dont on vous a appris la généalogie, vous adresser une réquête.
— Parle! dit Chariclès en fronçant involontairement le sourcil.
— Le prince de Monte-Cristo est resté célibataire, ce qui ne pourra manquer de vous surprendre, étant donné son âge et la place qu'il occupe dans le monde, commença pompeusement Sacripanti, pendant que Mme Caoudal se faisait expliquer à mesure ses paroles par René.
«... Pourquoi, continua l'interprète, mon noble ami est-il arrivé à ce milieu du chemin de la vie dont, parle le poète, — que dis-je?... pourquoi l'a-t-il même dépassé déjà?... pourquoi sa race antique a-t-elle risqué jusqu'à ce jour de s'éteindre, faute de rejetons, alors que le premier soin d'un homme de famille illustre semblait devoir être d'assurer la continuité de sa maison... Pourquoi, en un mot, le noble, Monte-Cristo n'est-il pas encore marié?
— Ce n'est toujours, pas faute d'avoir demandé la main de chaque jeune fille qu'il rencontrait, nous en savons quelque chose,» murmura à part soi Mme Caoudal énervée.
Sacripanti, ayant posé son problème, s'arrêta un instant et roulant autour de lui des yeux en boules de loto. Chariclès attendait d'un air de résignation courtoise la suite du discours, tandis que le prince hochait la tête en signe de complaisance.
«La raison, je vais vous la dire! cria soudain Sacripanti. C'est que l'illustre prince, le grand seigneur, le très noble et très puissant souverain de l'île de Monte-Cristo n'avait jamais, jusqu'à ce jour, trouvé chaussure à son pied... je veux dire une fille d'assez bonne maison pour s'allier à la sienne!
— Oh! oh!... fit Mme Caoudal, pendant qu'Hélène la tirait doucement par la manche pour la supplier de se taire.
— Cette fille, il l'a trouvée!.... reprit Sacripanti en désignant d'un geste théâtral Atlantis qui l'écoutait, gracieusement appuyée à l'épaule d'Hélène, dans une attitude inconsciente qui rappelait celle des cariatides de l'Érechtéion. La voici, noble prince! Elle est ta fille, et seule digne, par sa naissance, de devenir la mère des fils de Monte-Cristo!... J'ai l'honneur, moi indigne, de te demander sa main pour lui!...»
Et Sacripanti balaya le sol de sa casquette, dans un salut mirifique, tandis que Monte-Cristo, rouge comme une tomate et les yeux hors de la tête, s'avançait déjà vers Atlantis étonnée, pour appliquer sur son front le baiser des fiançailles.»
«Arrête!... cria Chariclès, devinant son intention. Calme tes transports, comte Monte-Cristo!... Certes, ma fille est honorée de ta recherche, et tous deux nous t'en remercions; mais son jeune cœur s'est déjà donné. Déjà, moi, son père, j'ai mis sa main dans.celle de ce jeune homme, qui, premier des humains, descendit à cette demeure et vint y chercher ma fille. Elle ne peut devenir ta femme, car elle a promis d'être celle de René!
— Ah! ah!... fit à demi-voix Mme Caoudal, emportée par le désir de remettre l'infortuné Monte-Cristo à sa place, voilà qui va vous gêner un peu, mon pauvre monsieur!... A-t-on jamais vu!... Une jeune fille qu'il vient de voir pour la première fois il y a vingt minutes!... et quand, il n'y a pas un mois, il était tout feu, tout flamme pour... des personnes qui ne sont pas bien loin d'ici... Je vous demande un peu si cela a le sens commun!...
— Ma fille et son jeune ami ont obtenu mon consentement à leur union, continua Chariclès. Il ne leur reste plus maintenant qu'à solliciter celui de cette mère admirable qui ne craignit pas, pour revoir son fils, de braver les terreurs de l'abîme. Pouvons-nous douter qu'elle l'accorde?... Que reprocherait-on à mon Atlantis? N'a-t-elle pas reçu des dieux en abondance les dons les plus divins?... jeunesse, beauté, innocence, la lumière la plus pure de l'esprit, la douceur la plus parfaite du cœur... O Atlantis, enfant bien-aimée, tu fus le modèle des filles... Ton vieux père mourra sans regret, puisqu'il te confiera à cette nouvelle famille, si digne de te recevoir... Approchez, noble femme! que nos mains à tous deux se joignent à celles de nos enfants. Chariclès, vous donnant sa fille, fermera en paix ses yeux pour l'éternel sommeil!...»
Il prit avec majesté la main de sa fille. René, Hélène, Patrice entouraient Mme Caoudal d'un air suppliant. Atlantis, un peu effarouchée, fixait sur elle un regard irrésistible; un dernier coup d'œil sur le visage gonflé de dépit de MonteCristo acheva de vaincre tante Alice. D'un geste de tête résolu, elle s'avança jusqu'auprès de Chariclès, et, saisissant la main de René, elle la joignit à celle d'Atlantis.
Après quoi elle fondit en larmes; mais Atlantis lui jeta les bras au cou et l'embrassa d'une façon si filiale, si respectueuse et si naïve que ses dernières résistances s'évanouirent.
«Allons!... dit la pauvre mère en lui rendant ses baisers, puisqu'il le faut, renonçons à mon rêve!... C'est absurde, on n'a jamais vu un mariage pareil; mais il n'y a pas à dire, elle est charmante!... Et quand nous lui aurons mis une de tes robes, Hélène (vous êtes à peu près de la même taille), on ne trouvera pas une jeune fille à Lorient qui lui aille à la cheville, comme on dit... Ce brave homme de père m'a tout l'air d'avoir raison; au fond, ce doit être la meilleure petite fille du monde, et, une fois qu'il l'aura tirée d'ici, instruite et civilisée...
— Civilisée!... interrompit René indigné. Mais, ma mère, regardez-la!... c'est une déesse... une princesse d'Homère!... Civilisée!...
— Enfin, je m'entends, dit Mme Caoudal un peu piquée. Je te l'accorde, moi, ton Atlantis, tu n'as rien à me reprocher... Accorde-moi à ton tour qu'elle a des façons un peu bien étranges, et qu'elle ferait un singulier effet à la préfecture maritime...»
René allait répondre avec trop de vivacité, mais Patrice vint mettre les belligérants d'accord par quelques paroles raisonnables, et, Mme Caoudal ayant entrepris, sur son conseil, d'examiner les progrès d'Atlantis en français, elles s'installèrent à coté l'une de l'autre sur une pile de coussins.
La docilité aussi bien que l'intelligence de son élevé ne tardèrent pas à ravir d'aise Mme Caoudal et à lui suggérer l'espérance de rendre en peu de temps sa future belle-fille tout à fait «présentable».
Monte-Cristo, grandement offusqué de son échec, s'était retiré à l'écart. Quant à Sacripanti, il avait disparu depuis quelques instants, ainsi que Kermadec, lorsque la porte s'ouvrit en coup de vent, et l'interprète, échevelé, hagard, parut sur le seuil,
«Grand Dieu!... le feu est à la maison!... s'écria Mme Caoudal en sautant sur ses pieds, oubliant le lieu où elle se trouvait.
— Qu'y a-t-il?... Que se passe-t-il?...» cria-t-on de toutes parts.
Pendant, quelques instants, le capitaine Sacripanti resta hors d'état de parler. Roulant des yeux terrifiés, portant tantôt la main à sa tête et ayant l'air de s'arracher les cheveux, tantôt désignant du doigt la direction d'où il venait, il présentait une image, grotesque autant qu'alarmante, de la plus abjecte terreur.
«Mais, enfin, qu'est-ce qu'il y a?... cria René en courant à lui et en le secouant d'importance. Il est devenu fou, je crois!... Parlez donc, imbécile!...
— Là!... là!... fit enfin le capitaine d'une voix étranglée. La porte... il est ouverte!...
— Quelle porte?...
—On ne pourra plous la refermer!... Nous sommes prisonniers!... Ahimé! continua le capitaine, misero di mè!... que j'ai vécou pour voir ce jour!... qu'on m'a rovinée ma carrière 1!...
1. Le capitaine Sacripanti traduit librement le verbe italien rovinare, ruiner.
— Prisonniers parce qu'une porte est ouverte?... voilà qui paraît bien singulier!... dit Mme Caoudal étonnée.
— Que diable nous chante-t-il là? s'écria Patrice. Prince, votre capitaine semble avoir complètement perdu la tramontane. Comprenez-vous un mot à ce qu'il dit?...
— Ma foi, pas grand'chose, dit le prince assez inquiet; mais à coup sûr il paraît hors de lui!...»
Enfin, à force de questions, on parvint à démêler l'a cause de l'effroi du Levantin. En furetant de côté et d'autre il était allé se promener vers la porte d'eau; là il avait rencontré Kermadec, pestant et jurant de son mieux. Le brave garçon avait bien quelque raison de manifester sa colère! En quittant leur bateau, le prince et Sacripanti l'avaient laissé côte à côte avec celui de René, qui était placé tout juste en dedans de l'entrée, dans la chambre inférieure. Par une fâcheuse malchance, le lourd bateau d'acier s'était couché sur le flanc le long du premier, de manière à peser sur la porte, si bien qu'au moment où elle s'était ouverte, il avait barré le passage. Impossible, étant donné le poids de la machine, de le déplacer, de refermer la porte; impossible par tant de remplir d'eau la chambre, et, par conséquent, de remettre les bateaux à flot!...»
Ainsi que l'avait fort bien dit Sacripanti, cette porte ouverte menaçait de les retenir prisonniers jusqu'à la consommation des siècles!»
On juge de la terreur générale quand tout le monde eut compris la situation. Chacun, sauf Chariclès et sa fille, qui considéraient non sans quelque surprise cette violente agitation, se précipita vers le petit havre pour juger de l'état des choses.
Rien n'était plus vrai que la nouvelle, et, à moins d'un miracle qui vînt dégager la porte, on ne pouvait imaginer par quel moyen on sortirait de cette impasse!... Une stupeur les immobilisa tous au premier abord; mais bientôt chacun revint à son naturel. Tandis que le prince s'abandonnait à un désespoir quasi aussi bruyant que celui de son capitaine, et qu'ils échangeaient d'amers reproches sur la stupidité dont ils avaient fait preuve en laissant leur bateau en si gênante posture, Mme Caoudal avait pris sa nièce dans ses bras comme pour la protéger de toute sa faible force. Hélène s'efforçait de cacher la crainte qui lui glaçait le cœur, et Patrice, René et Kermadec, sans se laisser abattre, discutaient déjà avec ardeur des moyens à mettre en œuvre pour renflouer le malencontreux bateau...
Les gémissements lamentables de Sacripanti avaient fini par éveiller la curiosité d'Atlantis. Elle parut. En peu de mots on la mit au courant du désastre.
Bien loin de partager l'agitation générale, la fille de Chariclès accepta l'événement sans perdre de sa sérénité.
«Qu'importe, après tout? dit-elle. Puisque René maintenant a tous les siens auprès de lui, que peut-il craindre ou désirer davantage? Ne sommes-nous point parfaitement heureux et tranquilles en ce séjour? N'y sommes-nous pas-ensemble?... Quant à moi, j'y consens, restons-y toujours... Nous continuerons l'histoire des Atlantides, voilà tout... Chariclès vous enseignera les secrets de son art pour cultiver le sol et vivre à l'aise sous mille mètres d'eau. Phébus, m'a-t-on dit, a fait dix-sept fois le tour de la terre depuis que je suis au monde. Pendant presque tout ce long espace de temps, j'ai vécu indifférente aux choses du dehors... à vrai dire, la curiosité a fini par s'éveiller en moi, un ardent désir de connaître mes semblables est venu troubler ma tranquillité... Mais maintenant ce désir est satisfait! Je vous vois, je vous chéris déjà comme étant de ma famille. Vivons ici, puisque le sort nous y condamne... et croyez-en mon expérience, on n'y est pas malheureux!...
— Bonté divine!... s'écria Mme Caoudal quand elle comprit le sens du discours de la jeune fille, cette enfant a perdu l'esprit; me voyez-vous changée en sirène et terminant mes jours dans ce gouffre!...Voyez-vous Hélène condamnée à cette geôle!... Non, non, il faut en sortir, fût-ce à la nage... Pour mon compte, je ne pardonnerai jamais à ce malheureux prince d'être venu nous mettre — c'est bien le cas de le dire — des bâtons dans les roues, et nous empêcher de sortir du trou où nous avons eu la sottise de nous fourrer... Cette situation est horrible. Il y a de quoi en perdre la raison!...
— Chère tante, dit Hélène, désolée de l'état d'esprit où elle voyait sa mère adoptive, il y a une consolation dans notre malheur, comme le dit très justement Atlantis; c'est que nous sommes ensemble. Rappelez-vous votre désespoir quand nous ignorions le sort de René!... Quelle différence dans la situation présente! s'il fallait rester des années ici...
— Grand merci! s'écria vivement Mme Caoudal. Comme tu y vas!... Des années! si tu crois que j'en ai autant que cela à perdre!... Et c'est singulier; depuis que je nous sais prisonniers, il me semble que l'air me manque. Positivement on étouffe ici... Ne trouvez-vous pas?
— Simple illusion, je vous l'assure, chère madame, dit Patrice. L'air est des plus respirables. Il est même d'une pureté extraordinaire. A vrai dire, avec une pareille pression sur notre voûte, nous ne risquons guère de le voir se rarefier. Et les appareils à oxygène, que j'étudiais tout à l'heure, sont d'une merveilleuse perfection...
—Tenez, mon cher Patrice, interrompit tante Alice comme poussée à bout, ne venez pas me parler d'appareils à oxygène, ni de toute l'odieuse fantasmagorie où nous vivons... Car vous me faites bouillir... De l'oxygène! quand je pense au bon air pur qu'on respire tout simplement dans mon jardin!... Ah! mon pauvre jardin!... Et ma maison! elle doit être en bon état!... Je suis moralement certaine que Jeannette profite de mon absence pour laisser s'accumuler la poussière dans tous les coins... Hier, elle aurait dû, selon l'habitude, «faire à fond» le grand salon!... Ah! je suis bien sûre qu'elle n'y a pas même touché... ou qu'elle l'a fait pour la forme, sans seulement déplacer les meubles... Ces servantes sont toutes pareilles: la meilleure ne vaut rien!
— Pourtant, Jeannette vaut son pesant d'or, je vous l'ai souvent entendu dire, tante Alice, reprit Hélène, heureuse de voir les soucis de la ménagère remplacer pour un instant l'effrayante réalité.
— Eh! sans doute! quand je suis là à la surveiller! Mais je te demande un peu ce qu'elle doit faire quand je la quitte pour courir la prétentaine à des cent mille mètres sous l'eau!... Heureusement on ne sait pas où je suis, car, ma parole, j'en aurais honte, s'il fallait l'avouer à aucune de mes connaissances! Pense un peu à ce que dirait Mme Duthil ou Mme Calvert!...
— Il est certain que cela leur ferait un drôle d'effet, s'écria Hélène dans un frais éclat de rire. Mme Calvert a pour principe bien arrêté: «A beau mentir qui vient de loin.» Je le lui ai entendu dire cent fois. Si nous lui contions nos aventures, elle aurait quelque raison de douter, il faut en convenir...»
— Aussi nous n'aurons garde d'en souffler mot, si jamais nous avons le bonheur de sortir de ce puits... Mon Dieu, chaque minute qui s'écoule me paraît un siècle!... René, Etienne, quel est votre avis? En sortirons-nous, oui ou non? Dites-le-moi franchement, j'aime mieux savoir à quoi m'en tenir!»
René venait de reparaître suivi de Kermadec; tous deux, dès le premier moment étaient allés visiter la chambre à eau inférieure, restée vide et ouverte.
«Ma chère mère, dit René, je vous crois assez courageuse en effet, pour préférer la vérité à un mensonge rassurant. Eh bien, oui, on parviendra peut-être à sortir d'ici; tout dépend de la possibilité de redresser le bateau qui nous barre le passage. Vous ne vous rendez pas probablement compte, ni les uns ni les autres, du poids formidable de ce bateau d'acier, ainsi couché sur bâbord. Nous sommes cinq hommes vigoureux (si je dis cinq, c'est que nous ne pouvons pas compter sur Chariclès, qui est mourant); vous êtes trois femmes qui, à la rigueur, représentent la force d'un homme ordinaire. Eh bien, avec ces forces seules, il est matériellement impossible que nous arrivions à mouvoir l'obstacle d'un centimètre...
— Eh bien, alors? C'est fini, nous voilà enterrés vifs? interrompit vivement Mme Caoudal.
— Non, car s'il est impossible, avec l'unique force de nos bras, d'arriver à relever le bateau, nous ne pouvons manquer d'y parvenir grâce aux moyens mécaniques puissants qui sont à notre disposition dans cette merveilleuse installation sous-marine. Bien nous en prend d'être tombés chez des gens doués intellectuellement comme les Atlantes!...
—Fort bien! dit Mme Caoudal. Mettons-nous donc à l'œuvre sans retard... Et dans combien de temps sortirons-nous?... J'avoue que chaque minute me paraît un siècle...
— Hélas, chère maman, dit René attristé, armez-vous de courage... Quel chagrin j'ai de penser que c'est pour me chercher que vous êtes descendue dans ce tombeau!...
— Comment! dit Mme Caoudal en pâlissant, ce sera long?»
— Très long»
— Huit jours?... , quinze jours?...
— Peut-être des mois, sinon des années, ma pauvre mère... Pensez donc à ce qu'il faudra de temps et d'efforts pour arriver soit à établir les machines nécessaires, soit à construire une nouvelle chambre à eau autour de celle-ci... Nous aurons tout à faire... Et l'espoir seul de réussir soutiendra nos labeurs.»
— Des mois, sinon des années!... répétait Mme Caoudal atterrée... Allons, c'est dit, je ne reverrai jamais la France!...: Je vous demande pardon à tous d'être si peu courageuse, mais j'avoue que cette perspective me glace le sang dans les veines... Des années!...
— Oh! tante Alice, courage! s'écria Hélène en la serrant entre ses bras. Peut-être réussiront-ils plus tôt... Et puis, enfin, nous sommes ensemble... Cela, rien ne saurait nous l'ôter...
— Rien, que la mort qui ne peut tarder au fond de cette tombe, murmura Mme Caoudal! Te rappelles-tu, Hélène, ajouta-t-elle les lèvres tremblantes, la terreur que j'ai toujours éprouvée à l'idée d'être enterrée vivante?... Oui, depuis ma première enfance, voilà mon cauchemar... je rêve cela, ou que je suis étouffée... Me voilà bien maintenant!...
— Je vous en supplie, ma mère, s'écria René désolé, ne vous abandonnez pas à ces idées lugubres, espérons!... Ne nous laissons pas abattre!... et travaillons avec ardeur! Là est tout le salut pour nous!...»
Mais, en vain René et Patrice s'efforcèrent de ranimer le courage de la pauvre Mme Caoudal; elle semblait plus que démoralisée, anéantie, et la résolution que témoignait Hélène n'avait aucune influence sur elle. Monte-Cristo était d'ailleurs dans un état aussi lamentable. Accablé, affalé sur son siège, les bras pendants, l'œil atone, il ne rappelait plus le fringant cavalier qu'on avait connu jusque-là. Quant à Sacripanti, accroupi contre le fatal bateau, il s'épuisait en efforts impuissants pour le remettre sur sa quille à coups d'épaule. Il semblait avoir complètement perdu la tête.
Tout à coup Atlantis, dont les grands yeux d'aigue-marine avaient suivi sur le visage de ses compagnons les émotions les plus fugitives, s'éloigna d'un pas léger et alla retrouver Chariclès. Elle reparut bientôt sur le seuil de la chambre à eau et, élevant sa voix claire:
«René!... Hélène!... dit-elle, accourez tous rejoindre mon père... je lui ai dit votre douleur et il vous appelle tous auprès de lui...»
Heureux de cette diversion, René s'empressa de conduire sa mère devant la couche de Chariclès. Il lui fallut la soutenir, tant le désastre avait abattu ses forces. Tous se réunirent au pied du lit de pourpre, entourèrent le siège qu'Atlantis y avait avancé pour Mme Caoudal.
Le vieux Chariclès, soulevé sur ses coussins brodés, accueillit ses hôtes avec un franc sourire. Le calme souverain de son front, le regard imposant de ses yeux creux leur causèrent à tous une vive impression.
«Vous voilà mieux, mon père, dit involontairement René. En vérité, on dirait que vous allez revenir à la santé!
— Ne t'y trompe pas, mon enfant, répondit Chariclès avec sérénité. Mes moments sont comptés; la lampe va s'éteindre, faute d'huile. Cette lueur de vie sera la dernière. Mais, avant de mourir, je veux vous confier un important secret. Atlantis, verse dans ma coupe le cordial des aïeux... J'ai beaucoup à parler, et mes forces pourraient me trahir.»
Atlantis s'élança pour obéir, et après avoir trempé ses lèvres dans la coupe, le vieillard reprit la parole.
«Mon secret, dit-il, j'avais toujours pensé à mourir en l'emportant dans la tombe, le confiant seulement à ma fille, qui, à son tour, plus tard, l'aurait confié à son fils, ainsi que cela s'est pratiqué dans la famille depuis des siècles. Mais, devant le désespoir de ces hôtes amenés ici par le hasard et qui vont me remplacer auprès de mon enfant orpheline, je n'hésite plus. Comme l'a pensé René, il faudrait des années pour remettre à flot le bateau sous-marin, en admettant qu'on y réussît jamais. Heureusement il est un autre moyen de sortir du domaine d'Amphitrite!
«Ce moyen, le voici:
«L'un de mes ancêtres, le sage Oulyssos, avait vécu tous ses jours au fond de l'Atlantide. Jamais il n'aurait souhaité jouir de la vie extérieure, convaincu, d'après ses lectures, que le bonheur n'existait pas sur la terre, et que les seuls Atlantides, séparés du monde, en détenaient la formule. Mais, quand il atteignit ses vingt ans, son père le maria à la belle Eucharis. Cette jeune fille avait dès l'enfance été courbée sous le poids d'une étrange mélancolie. Sujette à des accès de sommeil cataleptique, elle en sortait toujours comme à regret, plus triste, et levant vers la voûte de cristal de la prison commune un regard plus chargé de nostalgie. Quand elle fut mariée à Oulyssos, elle finit, pressée de questions, par lui avouer le motif de sa tristesse. Elle se mourait du désir de connaître la terre, de respirer l'air pur, de recevoir les vivifiants rayons du soleil. Dans ses crises de sommeil, elle se croyait transportée là-haut. Elle vivait en simple mortelle, courant dans les bois, jouant au soleil, cueillant les fruits et les fleurs de la grande mère commune. Ces visions étaient les seuls instants de bonheur qu'elle eût jamais goûtés depuis qu'elle avait appris l'existence du monde extérieur. Chaque jour, disait-elle, les murs qui l'entouraient pesaient plus lourdement sur ses épaules. Il lui semblait être accablée sous le poids d'une cape de plomb... Si Oulyssos ne voulait la voir mourir sous ses yeux, il fallait qu'il trouvât un moyen de percer ces ténèbres glauques, de la conduire vers le ciel, vers les étoiles, vers la lumière et vers la liberté!...
«On ne connaissait pas encore de moyens de monter à la surface. Vivement touché du désespoir de sa jeune femme, Oulyssos, ingénieur des plus habiles, entreprit de creuser un tunnel qui aboutît à une terre peu éloignée pour contenter son désir, et lui faire respirer l'air des vivants. Hélas! avant que la vingtième partie n'en fût construite, la triste Eucharis, dévorée de nostalgie, s'endormait pour jamais, sans avoir pu contempler un moment le ciel, objet de tous ses rêves!... Oulyssos la pleura amèrement. Mais, alors même que, obéissant son père, il eut formé de nouveaux liens avec la charmante Lalagé, il garda le souvenir de la pauvre exilée. Ne voulant pas qu'une autre fille de sa race pérît comme elle de la douleur de n'avoir pas vu la terre, il continua son tunnel sous-marin; après des années de labeur, il conduisit à bien son entreprise. Le tunnel existé encore. Il mène, au bout d'un parcours de trente stades environ, à une des Açores, une petite île nommée Santa-Maria, m'a-t-on dit. Par cette voie, vous pourrez, tous sortir d'ici quand-vous voudrez»
On peut imaginer la joie de Mme Caoudal, sans parler des autres, à l'énonce de cette rassurante nouvelle. Chacun comprit, au poids énorme, dont son cœur se trouva soudain soulagé, avec quel plaisir il avait accepté la perspective de rester un temps indéfini au fond de l'eau. Si l'on eût écouté Sacripanti, on serait parti sur l'heure, sans attendre un instant. Mme Caoudal elle-même, malgré son impatience, n'eût pas voulu abandonner le bon vieillard dans l'état où il se trouvait... Elle se contenta de demander, les yeux brillants de joie, qu'on lui indiquât l'entrée du bienheureux tunnel.
«Elle n'est pas bien éloignée, dit Chariclès toujours calme et souriant; c'est derrière la muraille de cette grotte même qu'elle se trouve, sous un massif de fleurs... Vous y entrerez, et vous n'aurez qu'à marcher droit devant vous, après avoir allumé l'étincelle électrique. Le sol est recouvert du sable le plus fin, les murs tapissés de pariétaires charmantes. Vous parcourrez sans fatigue les trente stades du chemin patiemment creusé par mon aïeul; au bout de la route, vous trouverez une porte de cristal, fermée d'une serrure d'or, et masquée par un rocher au fond d'une grotte... Cette grotte est sur le rivage même de Santa-Maria... Ma fille, ajouta Chariclès, donne-moi la cassette de santal qui est placée dans mon coffre: la clé y est enfermée.
Atlantis s'empressa d'ouvrir le grand coffre d'ivoire qui se trouvait au chevet du lit de Chariclès. Elle en sortit une cassette en bois de santal, du plus curieux travail, qu'elle apporta à son père. Le vieillard ouvrit la cassette, il en prit d'abord la clé, et, après avoir fermé les yeux un instant et murmuré quelques paroles qui semblaient une sorte d'invocation, il la remit à sa fille, à qui, dit-il, elle appartenait de droit, comme héritière directe d'Oulyssos. Atlantis la reçut avec respect et l'attacha incontinent à l'a chaîne d'or fin qui entourait son cou et se perdait sous les plis neigeux de sa tunique. Chariclès, continuant ses recherches dans la cassette, en tira ensuite un rouleau de papyrus chargé de caractères antiques, qu'il offrit à René.
«C'est, dit-il, l'histoire complète de la terre d'Atlantide, depuis les temps les plus reculés. Étudie-la avec respect, mon fils; tu trouveras dans ces pages de nouveaux motifs de vénérer la race d'où est issue ta fiancée.
«... Et maintenant, ajouta Chariclès, pensons à des choses moins hautes. Voici un objet qui, sous son petit volume, représente, me dit mon père quand il me le légua, une somme fabuleuse. Ce sera la dot de ma fille. J'ai ouï dire que ces perles, ces verrues de l'huître perlière, ont chez vous une grande valeur. Me trompé-je?»
En disant ces mots, Chariclès dénouait un petit sac de peau, au parfum étrange et pénétrant, et faisait rouler sur ses genoux une poignée de perles merveilleuses. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les grosseurs, depuis celle d'un pois jusqu'à celle d'une amande. Leur doux éclat, leur blancheur laiteuse, leur orient incomparable, firent pousser un cri d'admiration général. Seule, Atlantis regardait avec indifférence ces joyaux sans pareils, tandis que Mme Caoudal et Hélène déclaraient n'avoir jamais rien vu de si splendide; Chariclès, tout heureux de leur admiration, se fit alors donner par Atlantis une seconde cassette qui se trouvait dans le coffre d'ivoire, et offrit à ses hôtes, avec une majestueuse, bonne grâce, toute une collection de bijoux antiques. Sans avoir la valeur étourdissante des perles d'Atlantis, les joyaux étaient précieux aussi, et par la matière seule, et par l'étrangeté de la mise en œuvre.
A Mme Caoudal il présenta une chaîne d'une finesse inouïe. Malgré sa longueur, elle aurait presque tenu dans un dé à coudre, si elle n'eût porté à de courts intervalles, en guise, de coulants, de superbes perles noires. Cette chaîne était formée de ce même métal inconnu que la bague offerte par Atlantis à René, lors de leur première entrevue, et qui n'avait jamais quitté son doigt depuis ce jour... Chariclès pria en outre Mme Caoudal d'accepter, pour retenir son voile sur ses cheveux, dit-il, de longues épingles d'or d'une exécution à la fois barbare et exquise, deux agrafes de ceinture, et plusieurs de celles qui servent à fixer le peplum sur l'épaule, ainsi qu'il l'expliqua à la bonne dame, tout effarouchée à l'idée de se voir en tragédienne.
Puis, tournant vers Hélène un sourire bienveillant, le vieillard se plut à fermer lui-même autour de ses minces poignets deux lourds bracelets d'or; à entourer son cou svelte d'un collier d'opales, et à placer, enfin, sur ses beaux cheveux, des bandelettes blanches brodées de perles fines, qui donnèrent soudain à son mutin visage quelque chose de la gravité aussi bien que de la beauté antique.»
Atlantis, rieuse, jeta vivement sur les épaules d'Hélène une longue tunique de laine blanche semblable à celle qu'elle portait, et battit des mains en la voyant ainsi transformée en Grecque, et si charmante... Il eût été difficile de voir deux sœurs plus aimables, en effet, que l'ondine et la jeune terrienne en ce moment.
Patrice et René récurent chacun une bague. Kermadec, une coupe formée d'une énorme coquille de nacre montée en platine et posant sur un pied de corail rose.
En outre, Chariclès pria ses hôtes d'accepter un ballot de merveilleux tapis.
«Le jeune gars, dit-il en désignant Kermadec, se fera un jeu de les transporter là-haut sur ses robustes épaules.»
Retirant alors de l'inépuisable coffre d'ivoire un second sac de peau, beaucoup plus grand et plus lourd que le premier, Chariclès se tourna vers Patrice et le pria, d'un air de noble simplicité, d'en vouloir bien accepter le contenu, à titre d'honoraires pour ses soins. Patrice voulut s'en défendre; mais le vieillard mit à insister une bonté paternelle.
Quel ne fut pas le battement de cœur du jeune docteur qui était pourtant le désintéressement fait homme, lorsque Chariclès délia le sac et en versa le contenu sur le bord de sa couche! C'était une collection de monnaies grecques et phéniciennes, qui devaient être, grâce à leur antiquité, d'une valeur considérable... Patrice ne put s'empêcher de jeter un regard éperdu vers Hélène!... Voilà donc cette fortune qui lui manquait et qui était le seul obstacle que sa fierté maintînt encore entre elle et lui! Chariclès avait suivi d'un regard fin le reflet des émotions sur le visage expressif de Patrice.
«Accepte sans scrupules cette offrande de ton malade, jeune disciple d'Esculape, dit-il en souriant. Ce sera toujours un commencement pour entrer en ménage.
— Mais votre fille... René?... balbutia Patrice.
— Ma fille est pourvue au delà de ses besoins, répliqua Chariclès; ne le serait-elle pas, doutes-tu qu'elle aussi ne voulût reconnaître les soins que tu as donnés à son vieux père? Va, elle n'est point ingrate. Jamais, d'ailleurs, elle ne connut l'usage de ce métal, dont vous autres, là-haut, faites tant de cas. Si je te l'offre, c'est que chez vous de tels objets acquièrent de l'importance. Accepte, jeune homme, et laisse Chariclès remercier les dieux, s'il peut, avant de mourir, t'être utile à quelque chose...»
Ainsi pressé, Patrice ne put moins faire que d'accepter avec reconnaissance. Mme Caoudal, déjà ravie de la dot royale attribuée à Atlantis, ne put dissimuler la satisfaction qu'elle éprouva à voir Patrice également bien loti...
En vérité, cette grotte avait du bon, et l'excellente femme commençait à comprendre, enfin, ce goût des voyages qui l'avait tant tourmentée chez son fils.
Fière de la libéralité de son père, et heureuse de l'approbation qu'elle lisait dans tous les yeux, Atlantis avait suivi, d'un regard complaisant et charmé, la distribution des présents somptueux; mais son tact délicat lui dit qu'il restait encore quelque chose à faire.
«Et les autres? dit-elle. Ils sont aussi nos hôtes, père. Ne leur laisserez-vous aucun souvenir?
— Où sont-ils? dit Chariclès? qu'on me les amène. Si je les ai négligés, c'est que rien ne les rappelait à ma vue. Je te loue, ma fille, continua le vieillard en attachant sur Atlantis un regard de tendre fierté, je te loue de cette pensée. Tu débutes à peine dans la vie sociale et déjà tu sais montrer une aimable prévoyance; tu cherches à épargner à tes frères des froissements possibles; tu songes même à prévenir leurs souhaits... Va, tu peux hardiment affronter la famille humaine; tu n'y seras pas déplacée. Et vous qui l'accueillez à votre foyer, recevez-la avec confiance; elle vous fera honneur.»
Sur ces entrefaites, Kermadec étant allé chercher le prince et son acolyte, qu'il avait trouvés, l'un inscrivant rapidement sur un carnet des notes et des croquis, l'autre furetant vaguement çà et là, Chariclès s'adressa à eux avec courtoisie:
«Je viens de prendre congé de tous mes hôtes, dit-il à Monte-Cristo; chacun a reçu de moi un témoignage d'affection ou d'estime. Je veux aussi vous laisser un souvenir. Acceptez cet anneau; la matière et le travail en sont le moindre mérite. Ce qui en fait le prix, c'est l'histoire qui s'y rattache. Il y a plus de vingt-quatre siècles qu'on le garde dans notre maison comme une preuve de l'inexorable fatalité du sort.
«Polycrate, prince arrogant et cruel, avait vu, malgré ses forfaits, un succès inouï favoriser toutes ses entreprises. Craignant qu'une telle prospérité lui fût fatale, que les dieux, jaloux du bonheur des mortels, ne lui fissent expier chèrement sa fortune, il résolut de leur offrir un sacrifice propitiatoire, et ayant choisi cet anneau comme un présent digne de Neptune, il le jeta à la mer en suppliant le dieu puissant d'avoir son hommage pour agréable. A quelques jours de là, ayant ouvert un turbot que son cuisinier venait de placer devant lui, le prince trouva son anneau dans le ventre du poisson! Il sut ainsi que le dieu avait refusé son offrande. Peu de temps après, il périt, en effet, massacré au milieu d'une émeute de son peuple révolté.
«Un des nôtres épousa une femme de sa race, qui lui apporta dans son écrin l'anneau du tyran. Accepte-le, prince de Monte-Cristo, et si jamais les fumées du succès obscurcissaient ton cœur ou ton entendement, rappelle-toi l'histoire de Polycrate.»
Peu soucieux de la péroraison, le prince reçut son anneau avec une joie mal déguisée.
«Ah! ah! voici un document,» murmurait-il. Dévoré du désir d'étonner les masses, à son retour, par le récit des choses merveilleuses qu'il avait vues, il était déjà tourmenté de la crainte de trouver des sceptiques, ce fléau des Gascons; mais voici une preuve, ou il fallait renoncer à rien prouver!:
Cependant, Chariclès venait de remettre à Sacripanti quelque autre joyau précieux qui avait fait passer dans les yeux convergents du personnage, connaisseur en pierres fines, un éclair de triomphe et de plaisir.
«Sacripanti, mon ami, se disait-il, te voilà enfin hors d'affaire! O voyage béni! O chance inespérée!... C'en est fait, je renonce au métier d'interprète... , je me mets en boutique... Cette plaque d'émeraudes vaut cinquante mille francs comme un sou. A peine arrivé à Paris, j'achète un fonds de marchandises d'Orient, je loue aux alentours du Palais-Royal, je m'établis Turc!... Mon rêve!... O chance inespérée, ô vieillard surprenant!... mais comment peut-on ainsi dissiper son bien, voilà ce qui me passe!...»
Jubilant, saluant jusqu'à terre, le capitaine sortit à reculons. Monte-Cristo le suivit bientôt, et, après un dernier regard de regret, Mme Caoudal et sa nièce se retirèrent, ainsi que Patrice, dans la chambre voisine, craignant que leur présence fatiguât le mourant, et voulant, en tous cas, le laisser libre pour ses adieux suprêmes à sa fille.
Pendant un assez long intervalle, Chariclès ne dit rien. Il ne dormait pas; son œil vif et profond témoignait de l'éveil de toutes ses facultés. Il méditait profondément, et, respectueux de son silence, Atlantis et René se gardaient de le rompre par un signe ou par un mouvement.
«Je crois, dit-il enfin, n'avoir rien oublié... Mes instructions touchant le tunnel ont été bien comprises?
— Parfaitement, dit René.
— Vous partirez une heure après ma mort, qui ne peut tarder?
— Nous vous obéirons.
— Père, dit Atlantis d'une voix suppliante, souffrez que votre fille vous adresse une prière...
— Parle, ma fille.
— Pourquoi vouloir attendre? Pourquoi ne pas venir avec nous? Ne vaudrait-il pas mieux que nous vous emportions?... Peut-être l'air de la terre vous donnerait-il la vie!...
— Non, ma fille, dit Chariclès, mon voyage est accompli et doit se terminer ici. Je veux y dormir mon dernier sommeil, y être enseveli sous les eaux de cette mer protectrice où j'ai vécu une vie simple et calme... Je ne blâme pas ta prière, mais je ne saurais y souscrire. Ma volonté est que, une heure après ma mort,— une heure, pas davantage, — vous partiez par la route que je vous ai révélée. A mi-chemin, vous trouverez une salle de halte où vous prendrez un repas léger avant de vous remettre en route. Une fois à la porte de cristal, vous l'ouvrirez aisément, et tout aussitôt, vous m'entendez bien, tout aussitôt, vous sortirez au jour, sans attendre ce qui se produira dans le tunnel...»
Comme il disait ces mots, un sourire énigmatique passa sur les traits émaciés du vieillard; ils reprirent presque aussitôt leur noble sérénité coutumière.
«Tout est dit! ajouta-t-il. Je ne parlerai plus. Atlantis, va visiter encore une fois la demeure où tu t'es éveillée à la vie, qui a abrité ton enfance et vu se développer les grâces de ta jeunesse. Va dans ce jardin où chaque jour nous nous sommes promenés ensemble; emmène ta nouvelle sœur, sœur elle-même des Grâces, cueillir les fleurs dont ta main pieuse aimera à orner ma couche funèbre. De nouveau, je te bénis, je vous bénis toutes deux. Laissez-moi maintenant en communion avec moi-même. Je ne parlerai plus...»
Stricte observatrice des ordres paternels, Atlantis, ayant déposé un baiser sur le front du vieillard, se disposa à passer au jardin, après avoir communiqué à Hélène la triste et gracieuse mission qui lui était donnée; et Hélène, tout heureuse d'avoir été nommée dans un moment si solennel, se mit en devoir de l'aider de son mieux à choisir la moisson fleurie. René, Patrice, Mme Caoudal et Kermadec faisaient leurs préparatifs, non sans veiller à ce-que le mourant eût toujours quelqu'un à portée de l'entendre, mais en respectant la solitude dont il lui plaisait d'envelopper sa dernière heure.
Avant de se rendre au jardin, les deux jeunes filles, voulant suivre l'ordre indiqué par Chariclès, commencèrent par dire adieu successivement aux divers appartements du palais. Et ce pieux pèlerinage fut un enchantement pour Hélène.
«Quoi, se disait-elle, tandis que la jeune Grecque la faisait passer de sa propre chambre, exquis écrin digne de cette perle, tout de nacre et de draperies diaphanes, aux autres pièces de la somptueuse demeure, salles de travail, salles de repos, salles à manger, salles de pur ornement; puis, de là aux régions de service, salles de cuisine, offices variés, bains, ateliers divers, etc. Quoi! se répétait Hélène éblouie, nous parlons de civiliser ces raffinés, nous croyons avoir quelque chose à leur enseigner?... Mais c'est nous qui avons tout à apprendre d'eux! En vérité, c'est elle qui pourra trouver rudimentaires nos arrangements intérieurs. Heureusement que tante Alice est une maîtresse femme, que le bon ordre et la propreté règnent en souverains chez nous, et que nous pouvons sans rougir montrer nos offices et nos ustensiles... Sans cela je serais humiliée, positivement, à l'idée du tour du propriétaire... Du reste, me voilà bien avec mes préoccupations de rivalité bourgeoise. Est-ce qu'Atlantis, ce poème vivant, va s'amuser à dénigrer ce qu'elle trouvera sous notre toit?... Chère enfant, elle ne verra, j'en suis sûre, que le beau côté des choses, et tous ses jugements seront indulgents et adorables comme elle!...»
Arrivée à ce point de ses réflexions, Mlle Rieux sauta au cou de sa compagne qui, certes, n'avait pas la moindre idée du motif de ces tendresses soudaines, mais qui les accepta sans en chercher la raison, et ne se fit pas scrupule de les rendre avec usure.
Les jeunes filles étaient parvenues sous un péristyle de marbre rose, qu'Hélène ignorait encore et qui ouvrait sur le jardin particulier d'Atlantis. Mlle Rieux s'arrêta émerveillée. Cela dépassait toutes les gloires, toutes les splendeurs déjà vues. Retrait embaumé qui avait appartenu à sa mère, et avant elle à son aïeule, à toute une série d'Atlantides, cet enclos privilégié était vraiment un jardin enchanté. Dès l'entrée, et faisant face au portique, une large avenue de rosiers géants s'ouvrait et déroulait au loin l'infinie variété de ses fleurs. Sur les pelouses, des corbeilles de roses. Les allées latérales menaient, à des massifs de roses; plates-bandes, parterres, grottes, bosquets, sièges rustiques, voûtes ombreuses, tout était planté, enveloppe, submergé de roses. Mais point de bariolage violent. Du rose à peine ébauché à la pourpre la plus éclatante, et du sombre velours incarnat au blanc pur de la rose mousseuse, l'œil était conduit par degrés insensibles. Aucune combinaison bizarre ou criarde n'affligeait le regard, et si parfois, rarement, par contraste habile, au pied d'un buisson flambant d'églantines rouges, la rose-thé courbait son front pâle, on sentait, sous cet arrangement capricieux, la main d'un artiste ou d'un poète.
«Asseyons-nous ici, dit Atlantis. C'était le jardin, de ma mère. Bien souvent, m'a rapporté Chariclès, elle y venait méditer mélancolique, et comme frappée du pressentiment de sa fin prochaine...
—Vous l'avez perdue toute jeune? demanda Hélène timidement.
— Je ne l'ai jamais connue.
— Moi non plus, dit Hélène, dont les yeux se mouillèrent, je n'ai jamais connu ma mère... et moins heureuse que vous, Atlantis, j'ai perdu mon père quand j'étais encore au berceau. Mais tante Alice a su me rendre tout ce que j'avais perdu. Elle sera aussi votre mère. Elle est si bonne!
— Oui, dit la jeune Grecque, je me sens puissamment attirée vers elle. Mais ne nous attardons pas. Cueillons les fleurs du jardin qui doivent orner la couche funèbre de mon père; c'est lui qui l'a ainsi ordonné.»
Longtemps elles parcoururent massifs et bosquets, cherchant les plus belles roses; coupant avec des ciseaux d'or celles qui paraissaient dignes d'être choisies, n'emportant rien qui ne fût exquis et sans défaut.
Bientôt les brassées de fleurs furent trop pesantes à leurs bras délicats; il fallut aller les déposer sur un banc de mousse, et enfin, leur moisson terminée, appeler René et Etienne pour l'emporter. .
«Il était temps, dit le docteur tout bas à Hélène. Je viens de m'approcher de Chariclès. Il s'éteint peu à peu. On ne saurait voir une fin plus paisible et plus auguste, mais elle ne peut tarder.
— Courage, chère, Atlantis, disait René, à sa fiancée. Une cruelle séparation vous attend, mais rappelez-vous que je partage chacune de vos peines, que je voudrais pouvoir les prendre toutes...
— J'aurai du courage, je vous le promets, répondit la jeune fille avec sa simple droiture. Vous l'avez vu, René, dans ces suprêmes heures, si pleines pour moi d'émotions poignantes, deux ou trois fois j'ai faibli, je me suis répandue en pleurs, en gémissements. La chose a déplu à mon père; il m'en a doucement réprimandée. Je saurai mieux lui obéir; je ne troublerai pas l'heure solennelle par les éclats de ma douleur...»
On était parvenu auprès du lit du mourant. Les fleurs avaient été placées sur une table basse. Sans perdre de temps, Atlantis commença à les disposer autour de lui d'une main légère, Hélène les lui passait à mesure. De temps en temps, elle s'arrêtait pour donner un regard d'amour à ce beau visage de demi-dieu au repos; ce visage, le seul qu'elle eût connu pendant si longtemps et qu'elle allait perdre pour toujours. Alors une larme se détachait de ses yeux et allait se placer comme une goutte de rosée au cœur de quelque rose; mais pas une contraction ne déformait ses traits, aucun sanglot ne soulevait sa poitrine. La beauté, la paix, l'harmonie étaient seules admises aux funérailles de Chariclès.
Bientôt les apprêts funèbres furent terminés. Lorsqu'il ne resta plus une fleur à déposer sur la couche, Hélène se retira un peu en arrière auprès de la bonne Mme Caoudal, qui, la figure dans son mouchoir, fondait discrètement en larmes. René s'était rapproché d'Atlantis, debout à la droite de Chariclès; le docteur avait pris la main du mourant et cherchait les dernières pulsations de la vie qui s'éteignait...
Soudain Chariclès ouvrit les yeux; son regard trouva celui de sa fille attaché avec intensité sur son visage; il eut un sourire paisible, puis ses paupières retombèrent.
«Tout est fini!» dit le docteur d'une voix oppressée.
Quelques minutes s'écoulèrent dans un silence religieux; chacun était en proie à la mystérieuse horreur qui suit le passage de la terrible visiteuse... Atlantis fut la première à secouer cette torpeur. Dégageant sa main de celle de René, qui lui disait sa pitié par une fraternelle étreinte, elle quitta le bord de la couche, et, détachant du mur une harpe d'or, elle vint se placer en face du lit mortuaire.
Pendant un instant, elle demeura ainsi la tête penchée, rassemblant sans doute ses idées, dans une attitude d'une grâce inexprimable. Puis ses doigts délicats commencèrent à errer sur les cordes, en tirèrent des accords incertains; enfin elle releva le front, et sa voix pure se mêla à la phrase musicale maintenant définie et formée.
En paroles simples et graves, elle dit les grandeurs de sa maison, les gloires, les hauts faits de cette antique lignée; elle dit la longue prospérité des Atlantides, ensuite le fléau s'abattant sur eux, sa mère moissonnée dans sa fleur, son berceau déserté, le vieillard et l'enfant restés seuls de cette race illustre, Puis elle dit l'histoire de Chariclès, son savoir, ses vertus, sa puissance. Enfin, sa mort auguste et noble comme sa vie.
«Voilà donc qu'il les avait quittés!... Son esprit errait déjà sur les bords mystérieux du royaume des ombres. Dêjà, sans doute, ses ancêtres l'avaient reconnu et salué, avaient accueilli parmi eux le dernier rejeton de l'honneur de leur race... Pour elle, fleur détachée de cet arbre antique, une autre destinée lui était échue. Désormais elle connaîtrait d'autres rites; d'autres lois seraient les siennes, elle aurait une autre patrie... Mais elle les embrasserait avec joie, car c'était pour suivre son époux, et son père l'avait ordonné...»
Tout cela avait été chanté sur un ton de douce mélopée, véritable mélodie infinie, et qui, loin d'être la musique de l'avenir, est proprement celle du passé.
Atlantis tira un accord final de sa lyre, et, l'ayant laissée retomber, elle se tut. Les derniers devoirs étaient remplis. Chariclès avait été obéi de point en point. L'heure était venue de s'éloigner. S'entendant d'un coup d'œil, Etienne et René résolurent, de brusquer le départ.
Perdu dans sa contemplation, la jeune Grecque semblait ne rien voir de ce qui se passait autour d'elle. René prit doucement sa lyre d'or, la suspendit au mur, et, menant la jeune fille près de la couche de Chariclès, il lui permit de baiser encore sa main pâle. Après quoi, il saisit avec autorité le bras de sa fiancée, et, le passant sous le sien, se dirigea avec elle vers le chemin de sortie. Elle obéit sans résistance.
Exactement une heure après que le vénérable Chariclès eut rendu le dernier soupir, les voyageurs s'engageaient dans le tunnel.
Le sol du tunnel où les voyageurs s'engagèrent était, comme le leur avait dit Chariclès, recouvert d'un sable doré, fin et aussi doux que le velours sous les pieds. Les parois, relativement élevées, étaient tapissées de pariétaires, que volontiers Hélène se fût attardée à admirer. Mais Patrice et René, vaguement inquiets tant qu'on ne serait pas sorti du gouffre, ne permettaient pas qu'on perdît une minute. Selon les instructions du vieillard on avait, avant d'entrer dans le tunnel, fait jouer la lumière électrique, qui éclairait brillamment le souterrain à perte de vue...
La route s'accomplit tout d'abord en silence. Chacun, demeurait sous l'influence des scènes funèbres qui venaient de se dérouler. L'image imposante du vieillard couché pour l'éternité sur son lit de pourpre solitaire restait imprimée dans leurs yeux et semblait encore les accompagner. Atlantis marchait, muette, de son pas léger, de jeune déesse, son front charmant voilé d'un nuage de tristesse, ses grands yeux profonds, ne regardant rien autour d'elle, semblaient fixés sur une vision intérieure. Sans doute se ranimaient dans l'esprit de la jeune Grecque les jours de sa vie passée, à jamais close. Elle revoyait ce père, dont l'austère tendresse avait veillé sur ses pas, et qu'elle venait de quitter à jamais. Au seuil de cette vie nouvelle et si étrange, la pauvre recluse se recueillait, et disait un adieu éternel à tout ce qu'elle avait connu et aimé jusque-là. Son cœur innocent formait le vœu ardent de gagner l'affection de sa nouvelle famille, de devenir en réalité la sœur d'Hélène et la fille de Mme Caoudal. Hélène, respectant sa douleur silencieuse, marchait à côté d'elle; les bras enlacés, les deux jeunes filles se comprenaient sans qu'un mot fût prononcé et, lorsque les larmes lentement amassées sous les paupières d'Atlantis, débordaient et obscurcissaient sa vue, Hélène, par une tendre pression du bras, lui faisait sentir que, si elle avait perdu un père, elle avait trouvé une sœur... Atlantis, alors, tournait vers elle son pur regard aimant, et chaque instant de communication muette rendait plus vive l'affection que, par le privilège heureux de leur âge, elles avaient conçu à première vue l'une pour l'autre.
Mme Caoudal les suivait, entre Patrice et René, et derrière eux venait majestueusement Monte-Cristo, escorté de Sacripanti. Kermadec fermait la marche, en sifflotant tout bas un vieil air breton et en pensant qu'il en aurait long à conter à ses «pays» quand il se retrouverait sur le pont d'un navire.
On marcha ainsi, sans s'arrêter, et presque en silence, pendant deux heures environ; Patrice jugeait qu'on avait parcouru la moitié du chemin. Ce qui confirma cette pensé, c'est que la voûte, s'élevànt brusquement, forma soudain comme une sorte de rotonde, dans laquelle des quartiers de roches tapissés de mousse et rangés autour d'une table de pierre semblaient indiquer un lieu de halte.
Mme Caoudal, malgré son ardent désir de se retrouver au grand soleil, commençait à donner des signes de lassitude. On décida qu'on pouvait en toute conscience consacrer quelques instants au repos, et qu'on se remettrait plus gaillardement en route après avoir repris des forcés.
En un clin d'œil Kermadec eut étendu, sur les sièges de pierre le plus moelleux de ses tapis et engage les dames à bien vouloir s'y asseoir.
Mme Caoudal ne se fit pas prier pour accepter; on la vit même, chose rare, appuyer son dos fatigué contre le roc. — Car Mme Càoudàl, élevée par une mère rigide, avait l'habitude de se tenir droite comme un I sur son siège et déplorait souvent la mollesse et le laisser aller modernes. Rien, pensait-elle, n'est de plus mauvais ton qu'un jeune homme ou une jeune fille se carrant dans un fauteuil. Elle avait en horreur les meubles capitonnés, — trop confortables, à son avis, — et elle disait souvent, en redressant sa taille mince, que si sa mère et sa grand'mère, toutes deux mortes à plus de quatre-vingts ans, avaient jusqu'à la fin «gardé leur taille», c'était grâce à leurs bonnes habitudes de tenue. A vrai dire, l'inconsciente majesté des attitudes d'Atlantis l'avait, dès le premier moment prévenue en sa faveur, et il est certain qu'une Océanide qui aurait mal porté son col sur des épaules voûtées, ou qui aurait reçu sa visiteuse avec trop de sans-gêne, aurait eu fort peu de chance de trouver grâce à ses yeux!...
«On n'est vraiment pas mal ici, dit Mme Caoudal ne cachant pas sa satisfaction, mais j'avoue que je commence à sentir un certain appétit» Et même, je goûterais, je crois, chose que je ne fais jamais pourtant, car on ne devrait sous aucun prétexte manger entre ses repas.
— Minute, madame, cria allègrement Kermadec. Vous pensez bien que ce n'est pas le fils de mon père qui s'est embarqué sans biscuits!... L'office était bien garnie là-bas, et voilà, on en a profité!»
En disant ces mots, Kermadec se débarrassait lestement de la musette de toile passée en bandoulière sur lui, et qui, prodigieusement gonflée, offrait des bosses hétéroclites de tous côtés. Il en tira l'une après l'autre trois bouteilles de vin antique, l'un couleur de miel, l'autre couleur de rose, le dernier couleur d'encre, des petits pains dorés, d'une forme étrange, des confitures sèches, des fruits embaumés, et plusieurs tablettes d'une substance inconnue ressemblant au cacao, et que les Atlantides, paraît-il, avaient découverte longtemps avant les Espagnols.
«Ma foi! fit le brave garçon; j'ai pris le meilleur que j'ai trouvé.
— Et le meilleur est excellent, dit Mme Caoudal en savourant un fruit exquis ressemblant à la pêche. Vraiment on accepterait volontiers d'être végétarien, si on avait toujours à manger des choses comme celles-ci...
— Ma foi, madame, sauf vot'respeet, j'aimerais mieux un simple bifteck, dit Kermadec. Mais ceci se laisse manger tout de même.
— Allons, allons, tu préfères ça à«l'endaubage», dit René, connaissant l'horreur qu'inspire aux matelots de la flotte le bœuf de conserve, qui forme le fond de leur menu quotidien.
— L'endaubage, pouah! N'en faut pas! cria Kermadec avec dégoût. Ah! bien oui, je préfère ceci!»
Et, pour appuyer son dire, il engouffra un petit pain tout entier, abondamment recouvert de plusieurs couches de confitures.
Pressée par Hélène, Atlantis, quoique, d'habitude, elle ne bût que de l'eau, trempa ses lèvres dans un gobelet de vin et égrena délicatement un magnifique raisin aux énormes grains veloutés, d'un noir bleu; mais sobre comme un petit oiseau, elle eut vite fini sa collation, Hélène aussi eut bientôt fait, et, la voyant inoccupée, Patrice se leva et, se dirigeant vers le fond de la rotonde:
«Hélène, dit ce madré docteur, venez donc voir cette curieuse plante...»
Hélène s'approcha docilement.
Mme Caoudal et René s'occupaient d'Atlantis, qu'ils cherchaient à distraire de ses douloureuses impressions. Monte-Cristo, Sacripanti et Kermadec «faisaient un sort», selon l'expression du matelot, aux trois bouteilles qui se vidaient rapidement; personne ne prenait garde à eux.
«Voilà donc René fiancé! commença Patrice dès qu'ils furent éloignés. Qu'il est heureux!...
— Vous êtes jaloux? fit Mlle Rieux non sans malice. Pauvre Etienne!... Est-ce que vous aviez déjà des vues sur Atlantis, comme notre cher prince?
—Sur Atlantis!... Le croyez-vous, Hélène?
— Est-ce que je sais, moi!... fit la jeune fille en riant pour dissimuler une pointe d'embarras. Ces plantes sont en effet bien curieuses. Ne pourrions-nous pas en emporter quelques échantillons là-haut?
— Peu importent les plantes, Hélène, dit Patrice en lui prenant soudain les deux mains et en les serrant dans les
siennes. Ce n'est pas pour cela que je vous ai appelée ici.
— Eh! grand Dieu! pourquoi donc!...
— Pour vous adresser une question d'où dépendra le bonheur de toute ma vie!... A savoir s'il me vaut mieux de rester enseveli ici que de remonter à l'air des vivants, si je dois y végéter sans vous!... Pour vous demander, Hélène, si vous me portez assez d'affection pour devenir ma femme!...
Hélène leva sur son ami son pur regard, sérieux maintenant et embelli par cette expression loyale et grave.
«Oui, Patrice, répondit-elle simplement je serai votre femme quand vous voudrez...»
Et, comme Patrice, vivement ému, les yeux humides, pressait de ses lèvres les deux mains de la jeune fille...
«Je ne vous ferai qu'un reproche, continua-t-elle en souriant, c'est d'avoir attendu Chariclès pour me parler... Oh! que c'est mal!... que c'est mal!... Croyez-vous vraiment que j'eusse besoin de sa collection de monnaies antiques afin de vous accepter avec joie?
— Vous, certes, non! s'écria le jeune docteur très ému. Pourtant, jamais je ne me serais décidé, Hélène, si ce cher vieillard n'avait aplani l'obstacle... Pardonnez-moi, mais, avant d'avoir au moins l'aisance, je n'aurais pu me résoudre à me présenter...
— Savez-vous que ce n'est pas flatteur, cela? dit la maligne jeune fille. Je suis donc bien laide ou bien désagréable, qu'il faille supposer que c'est ma misérable fortune qui m'attire les hommages?
— Méchante!... Ah! si j'avais pu vous ruiner tout d'un coup!... Vous réduire à la mendicité!... faire de vous une chère petite mendiante!...
— Merci!... Quels souhaits affectueux!... s'écria Hélène en riant de tout son cœur, Alors, si vous aviez été riche, et moi pauvre, vous ne m'auriez pas méprisée?
— Ne dites pas un mot pareil, même en riant!
— Pourquoi donc, alors, me supposer des sentiments plus vils que les vôtres!... s'écria Hélène triomphante. Non, non, il faut que je vous gronde!... Il y a trop longtemps aussi que je ronge mon frein en silence!... Si vous saviez le nombre de fois que j'ai failli vous le dire!... Je voyais bien que... que je ne vous étais pas absolument odieuse... et, à causé de ce maudit argent, il fallait, vous voir me fuir, c'est exact, me fuir!... Non, les conventions mondaines sont parfois par trop stupides!
— Écoutez, Hélène, interrompit vivement Patrice, pas si stupides après tout!... Que moi, un homme dans la force de l'âge, cent fois mieux armé, cent fois plus instruit que vous, pauvre petite fille...
— Encore merci, monsieur! reprit Hélène rieuse en esquissant une petite révérence.
— Oui, je m'entends,..et vous m'entendez aussi!... Que moi, dis-je, j'acceptasse une place d'invité dans votre maison, — car il n'y a pas à dire, vous n'auriez pas pu vivre dans l'abondance et moi dans la pauvreté, n'est-ce pas?... Eh bien, non, ce n'était pas admissible, et vous ne l'auriez pas admis plus que moi!...
— Il est certain que je vous approuve entièrement tel que vous êtes, confessa Hélène avec un regard très doux. Mais... enfin, vous m'avez fait enrager très souvent.»
On entendit tout à coup s'élever la voix de Mme Caoudal:
«Bon Dieu, René, où est donc ta cousine? disait-elle.
«Pas bien loin, mère; Patrice prend soin d'elle, répondit René d'un air ingénu.
— Au fait, s'écria Patrice, j'ai agi fort inconsidérément! Allons de ce pas prier votre chère tante de m'accepter pour neveu.» et il prit la main d'Hélène qu'il passa fièrement sous son bras.
«Croyez-vous, continua-t-il à demi-voix, que sans Chariclès, je me fusse offert d'un cœur aussi léger? Je sais qu'à votre avis ces choses n'ont aucune importance! Mais, quand ce ne serait que pour cette bonne et excellente femme, j'ai le cœur plein d'actions de grâces à l'intention de ce brave patriarche, — d'actions de grâces qui ne finiront jamais!...»
Rien qu'à voir Hélène s'avancer au bras de Patrice, à lire l'expression de leurs physionomies, Mme Caoudal comprit de quoi il s'agissait. Et, en somme, puisqu'il avait fallu renoncer au rêve caressé si longtemps d'unir son fils à sa fille adoptive, quel meilleur mari souhaiter à Hélène, surtout pourvu comme Patrice était désormais?...
En quelques mots rapides, tout fut convenu, et c'est de la meilleure grâce du monde et en étouffant le plus petit de tous les soupirs que Mme Caoudal embrassa les fiancés. Cependant, tandis que ces intéressantes affaires se réglaient entre eux, une sorte de dispute s'élevait entre les trois buveurs, le noble prince, Sacripanti et Kermadec. Le vin aidant, le prince avait senti se dissiper ses soucis matrimoniaux; Sacripanti, la terreur qui avait failli lui faire perdre la raison. Tous deux avaient émis l'idée lumineuse de revenir prendre possession des trésors accumulés dans la grotte, maintenant qu'on connaissait un chemin si commode.: A quoi Kermadec, frappant violemment de son poing sur la table, avait opposé son veto le plus absolu.
«En voilà un imbécile! s'écria Monte-Cristo revenu de sa première surprise. Qu'est-ce que cela peut te faire? Tu n'as qu'à revenir avec nous, si tu veux, ta fortune sera faite.
— Non, monsieur le prince, sauf vot' respect; vous n'y reviendrez point! répétait Kermadec avec l'entêtement de sa race.
— Et pourquoi, s'il te plaît, maître sot?
— Parce qu'on ne doit point y revenir sans la permission de mon officier, et qu'il ne la donnera pas!
— Je voudrais bien savoir quel droit il a sur la grotte?
— Il a le droit qu'il l'a découverte et qu'il épouse l'héritière du vieux monsieur.
— Et s'il veut y revenir lui-même?
— M. René ne voudra point y revenir, vu que le défunt a quasiment usé son dernier souffle à dire qu'il voulait dormir tranquille dans sa grotte jusqu'au jour du jugement. Et les volontés des morts, faut pas badiner avec, mon bon monsieur, prince ou non prince!...».
Monte-Cristo suffoquait de colère; puis, haussant les épaules d'un mouvement rageur:
«Et qui m'empêchera d'y revenir, si cela me plaît? s'écria-t-il, les yeux hors de la tête.
— Moi, Yvon Kermadec, de mon nom! répondit résolument le jeune matelot. Vous n'êtes point mon officier, monsieur le prince, et je ne regarderai pas à vous casser la tête, plutôt que de vous laisser rentrer là-haut sans l'assentiment de M. René!»
En vain le prince et Sacripanti, estomaqués de ces prétentions inattendues, élevèrent la voix et accablèrent d'injures le Breton. Il était ancré à son idée, et rien ne l'on pouvait faire démordre. La querelle menaçait de s'envenimer, quand René donna l'ordre de se remettre en marche.
Cela créa une diversion. On reprit le chemin de la terre. Kermadec, emboîtant le pas derrière Monte-Cristo, semblait le garder à vue pour l'empêcher de mettre à exécution son dessein sacrilège. Le prince eut beau s'insurger contre cet ordre de marche, Kermadec ne voulut rien entendre, et le voyage continua au milieu du bruit étouffé de leurs discussions.
Enfin, après une heure et demie de marche environ, on atteignit la porte de cristal.
Depuis quelques minutes on la voyait de loin au bout du chemin souterrain. Magnifiquement éclairée par la lumière électrique, elle semblait vraiment une porte féerique donnant accès à un mondé nouveau.
Atlantis, tout émue, s'était arrêtée, joignant les mains, à la vue de cette barrière étincelante, qui l'avait si longtemps séparée de la liberté tant rêvée.
Puis elle s'était élancée, légère comme Diane, et, la première, elle avait atteint la porte de cristal. Debout, sa clef d'or à la main, son visage tourné vers ses compagnons, elle semblait, en ses blanches draperies, quelque jeune sœur de ces Victoires aptères créées par le ciseau de ses grands ancêtrés grecs.
Lorsque tous furent arrivés auprès d'elle, la jeune fille regarda une dernière fois vers la route libératrice, joignant ses deux mains d'un geste inspiré de prêtresse. Le front pâle, les yeux profonds, elle éleva sa voix cristalline, qui résonna et se perdit au loin sous la voûte.
«Chariclès!... Atlantide!... Adieu!... répéta-t-elle par trois fois.
Elle attendit que l'écho de sa voix se fût perdu au loin, puis, se tournant d'un geste résolu, elle plaça la clef d'or dans la serrure, fit jouer le pène, ouvrit la porte toute grande.
Aussitôt un bruit formidable éclata dans les entrailles de la terre, au loin, derrière les voyageurs...»
Un instant ils demeurèrent interdits, ne comprenant pas...
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'avec un bruit de cataracte, ils virent déboucher en mugissant sous le tunnel d'énormes vagues, qui vinrent mourir à leurs pieds en les couvrant d'écume.
Ils n'eurent que le temps de s'élancer hors de la grotte; la mer, semblant les y poursuivre, jaillit derrière eux noyant à jamais la route souterraine... On comprit alors ce qu'avait fait Chariclès.
Déterminé à ensevelir à jamais Atlantide avec lui, il avait mis en action un mécanisme qui fonctionnait à volonté lorsqu'on ouvrait la porte secrète.
Pour toujours, maintenant, il reposait en paix sur sa couche funéraire. La mer, si longtemps tenue en respect par la seule volonté humaine, avait repris son empire. Les eaux avaient détruit le berceau d'Atlantis, et les algues marines allaient recouvrir à jamais les trésors fabuleux amoncelés par les ancêtres.
Sous l'impression de la catastrophe, les voyageurs étaient restés immobiles, frappés d'épouvante au seuil de la grotte, écoutant se briser entre les parois de granit les vagues furieuses.
Longtemps ils restèrent ainsi. Kermadec fut le premier à se reprendre.
«Tout de même, monsieur le prince, vous n'y rentrerez point, cria-t-il d'un ton de triomphe.
Monte-Cristo eut un haut-le-corps de colère à se voir bafoué par le matelot et oublia comme par miracle la terreur sacrée qui venait de passer sur lui, comme un souffle du monde inconnu. Hélène, entourant de ses bras la taille d'Atlantis, qui semblait changée en statue de marbre, l'entraîna hors de la grotte, et tous marchant sur leurs pas, se trouvèrent bientôt en plein air auprès d'elles.
Une petite plage de sable blanc, descendant en pente douce vers la mer, étincelait aux derniers rayons du soleil.
En arrière s'élevaient les sombres rochers qui avaient caché si longtemps la porte secrète formant en face de la mer comme le fronton d'un temple mystérieux. A droite et à gauche les roches s'abaissaient doucement, laissant le regard se poser sur des plaines riantes. Un promontoire, s'avançant hardiment au milieu des vagues, portait des arbres centenaires dont les branches, chargées de lianes grimpantes, trempaient dans l'eau transparente. Des milliers d'oiseaux, gazouillant à pleine gorge, saluaient de leur chant vespéral le coucher du soleil.
Toute cette scène respirait le calme, le bonheur et la paix.
Atlantis, soutenue par Hélène et sortant enfin de sa stupeur, posa sa main au-dessus de ses yeux. Elle promena autour d'elle un long regard.
«Enfin... enfin... murmura-t-elle, te voilà donc, soleil!... O terre, désormais je suis ta fille... La mer traîtresse ne me reprendra plus!»
Elle se laissa tomber à genoux avec cette majesté inconsciente de toutes ses attitudes et pressa pieusement ses lèvres sur le sol.
Mme Caoudal eût peut-être été choquée de cette action! Mais tout était si naturel, en même temps si noble, chez la jeune Grecque, qu'elle ne songea pas même à la-blâmer? D'ailleurs Kermadec vint distraire son attention.
«La demoiselle étrangère a raison, fit à part soi le brave garçon, et nous pouvons bien la baiser, notre vieille maman la terre, car nous avons bien failli ne pas la revoir!»
Et se jetant à genoux, lui aussi, il ôta son bonnet et donna dévotement un grand baiser à la grève:
«Allons, en marche, ordonna enfin Patrice, secouant la rêverie qui les avait tous envahis. Cherchons un gîte qui nous abrite jusqu'à ce que nous trouvions un moyen de sortir de ce pays pour rentrer chez nous.»
Les voyageurs abandonnant les rochers, s'engagèrent alors dans les prairies qui avoisinaient la mer. Ils ne tardèrent pas à découvrir les toitures basses d'un pauvre village de pêcheurs s'élevant non loin de la grève. Patrice et René s'avancèrent en éclaireurs, puis revinrent bientôt chercher le gros de la troupe afin de la conduire dans la plus belle maison du pays, que son maître avait mise à la disposition des étrangers.
On peut juger de la surprise d'Atlantis en voyant pour la première fois, — elle qui avait vécu jusqu'à ce jour comme une princesse des contes de fées, — les merveilles de la civilisation représentée par l'humble cabane d'un pêcheur des Açôres! lorsqu'il lui fallut se servir, au lieu de l'or et de la nacre, qu'elle avait toujours vu employer aux plus vils usages, de quelques rudes et primitives poteries allant à peine sur le feu!... Mais, dans sa joie de voir des êtres humains, des enfants, des jeunes filles, des vieillards, et même, ô joie, une vache et un gros chien de garde, elle oublia tout le reste!... Les pêcheurs acceptèrent facilement le récit des voyageurs qui leur dirent en toute vérité avoir perdu en mer leur bateau sous-marin. A leur tour ils expliquèrent qu'un paquebot américain passerait dans une huitaine de jours. Les «naufragés» pourraient en profiter pour rentrer dans leur pays.
Ces huit jours s'écoulèrent bien vite. Le premier soin, de Mme Caoudal fut de confectionner, d'une grossière serge noire du pays, un costume «civilisé» pour Atlantis. Et, vraiment, lorsqu'elle parut, souriante et un peu gênée dans ses nouveaux atours, avec sa longue jupe unie, sa veste aux manches bouffantes, sur sa tête un grand chapeau de paille tressé par Hélène, ses petits pieds chaussés des souliers du dimanche d'une jeune fille du pays, il n'y eut qu'un cri d'admiration, tant elle était charmante.
Mme Caoudal souriait, fière de son œuvre. Quant à Hélène, elle plia en soupirant les beaux vêtements antiques de son amie.
«Je les emporterai, dit-elle, et toujours je les garderai. Oui, elle est délicieuse là dedans; mais, enfin, ce n'est plus qu'une beauté comme une autre, tandis qu'auparavant c'était une déesse!
— Bah!... bah! disait allègrement Mme Caoudal, elle est beaucoup mieux ainsi; d'abord elle aurait eu froid, bras et pieds nus telle qu'elle était... Et puis, la vois-tu s'embarquant dans cet attirail sur le paquebot américain?... Les déesses, c'est très joli sous l'eau, mais, pour ma part, j'aime mieux la voir en jeune fille «comme il faut».
Les voyageurs rentrèrent en France.
Deux mois, ne s'étaient pas écoulés qu'un double mariage fut célébré à Paris, afin d'écarter les curiosités indiscrètes de la province. Mme Caoudal, tout à fait réconciliée avec le nouvel état de choses, raffolait d'Atlantis presque autant que d'Hélène.
Au bout de six mois la jeune Grecque parlait le français aussi bien qu'une Parisienne. Elle s'habillait avec un goût exquis, et le seul reproche que pouvait lui faire sa belle-mère était que sa trop grande beauté ameutait les gens dans la rue. René ne s'en plaignait pas; chaque jour il découvrait dans le cœur et l'esprit de sa jeune Océanide des perfections nouvelles... Quant à Patrice et Hélène, leur opinion l'un sur l'autre était arrêtée depuis trop longtemps pour qu'ils eussent rien à y changer; chacun trouvait l'autre parfait... Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Le seul nuage dans ce ciel riant fut l'attitude de Monte-Cristo. René l'avait très sérieusement prié de ne rien révéler de leur fantastique voyage, ne tenant pas à donner en pâture à la curiosité des badauds l'histoire de sa femme et son origine sous-océanique. Mais le prince n'entendit pas de cette oreille. Bien qu'il consentît, par pure courtoisie, à ne donner aucun détail précis sur Chariclès et sur sa fille, il n'en persista pas moins dans le projet qu'il avait, dès le premier instant conçu, de présenter à l'Académie des sciences un mémoire de sa façon. C'est ce qu'il fit après d'assez longs labeurs. Malheureusement, la faconde et l'imagination de l'auteur se mettant de la partie, il produisit un récit qui enchérissait à ce point sur des faits suffisamment extraordinaires en eux-mêmes que personne ne voulut en croire un mot.
En vain le prince se démena, tempêta, prit à partie chacun de ses savants confrères; le sentiment inné qu'il avait des convenances l'empêchant d'invoquer le témoignage de ses compagnons, il eut beau faire et beau dire, il passa et passera toujours pour un émule de Tartarin.
Sacripanti, qui seul l'eût secondé dans ses assertions, mais dont le témoignage, à vrai dire, aurait eu une valeur médiocre, avait disparu d'une façon qui serait restée inexplicable si René n'avait constaté, peu après, l'absence d'une des plus magnifiques perles d'Atlantis. Monte-Cristo, furieux, voulait poursuivre le voleur. Mais, d'un commun accord, on décida de le laisser tranquille, et on perdit complètement sa trace. .
René Caoudal, à peine rentré de sa dernière croisière, adressa sa démission au ministre de la marine, se réservant, bien entendu, de reprendre le service actif si jamais son pays avait besoin de lui.
Atlantis se trouvait parfaitement heureuse au sein de sa nouvelle famille, et, dans son cœur aimant, sa mère, son mari, son frère Patrice et sa sœur Hélène avaient pris (sans le faire oublier) la place laissée vide par le vieillard auguste qu'on avait enseveli là-bas... Mais, avant longtemps, René remarqua un nuage de mélancolie sur ce front charmant. Souvent il entendit Atlantis soupirer en regardant la mer. Par moments elle semblait atteinte d'une mystérieuse nostalgie.
Prompte à s'alarmer, la tendresse de René perça facilement le secret de cette tristesse. La pauvre enfant regrettait son océan, le silence enchanté du fond des mers, les merveilles au milieu desquelles elle avait grandi.
Alors, sans rien dire, René vendit quelques-unes des perles données par le vénérable Chariclès, puis il mit tous ses soins et toute sa science à faire construire pour Atlantis, au fond du golfe Juan, une délicieuse villa sous-marine desservie par une chaloupe submersible.
Quelle joie pour la jeune Océanide le jour où son mari, sous prétexte de promenade en mer, l'amena tout à coup au seuil de sa nouvelle demeure, image modeste du féerique pays natal!
Du coup Atlantis n'eut plus rien à désirer.
Elle et son mari passent dans leur retraite un bon tiers de leur vie; Hélène et Patrice les accompagnent parfois en leur villégiature.
Au sein de cette solitude enchantée, oublieux des humains, des petites laideurs ambiantes, servis seulement par le fidèle Kermadec, qui a fini son temps dans la flotte et s'est voué pour la vie à son officier, ils mènent une existence digne d'envie.
Quant à Mme Caoudal, elle a refusé de jamais redescendre sous l'eau. Elle a bien trop peur, allègue-t-elle, que Monte-Cristo ne tombe par hasard chez ses enfants et ne vienne de nouveau les faire prisonniers avec leurs hôtes, et pour tout de bon, cette fois!
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